La Galanterie sous la sauvegarde des lois/06

Chez tous les marchands de nouveautés (p. 120-156).

FAITS HISTORIQUES.


Quelle variété infinie dans les scènes mobiles, dans le tableau mouvant que j’avais chaque soirée et une grande partie de la nuit, devant moi !… C’est ici que les faits historiques se pressent en foule dans mon souvenir. Commençons par un trait fort original, et éveillons l’avide curiosité de nos lecteurs.

Un soir (il pouvait être onze heures et demie), j’avais assisté à un thé charmant que madame L*** avait donné en mon honneur à son sérail de la bonne compagnie, composé en grande partie des neuf muses dont j’ai esquissé les portraits et les caractères ; j’y avais joui de tout ce que les arts ont de plus délicieux, sous le rapport des talens d’agrémens et sous celui du bon ton : cette soirée ne laissait absolument rien à désirer ; plusieurs officiers et personnages de haute distinction y avaient assisté ; on s’était tacitement uni ; chaque couple aussitôt formé par les convenances, sous les auspices d’un simple premier coup d’œil et également du caprice, avait disparu pour mettre le comble à leurs plaisirs, et nos Muses ayant un Apollon de leur choix, allaient consacrer le reste de la nuit à manier la lyre de leur demi-dieu : quant à moi, chaste comme Joseph, je croyais ma journée close et me préparais à me retirer dans mon appartement lorsque madame L*** me dit d’un ton enjoué : Ce n’est pas tout ; je vous ai ménagé la plus piquante des comédies : venez, venez… — Célina, la plus manégée de mes femmes, a trouvé au théâtre des Variétés un contre-amiral qui naturellement ne rêve que mers et vaisseaux. Amené au boudoir bleu-céleste qui appartient à Sophie, comme vous vous en rappellerez facilement, il nous sera facile de tout voir au moyen de cette glace sans teint légèrement masquée par une tenture de taffetas. Allons, madame, je suis à vos ordres… « Célina, moins cruelle que sa vertueuse patrone le fut avec son héros, était déjà telle que Cypris sortit sur une conque du fond des eaux et demandait plaisamment à son marin s’il voulait du calme ou de la tempête… »

Notre Jean Bart préféra le danger, Oui, de la tempête !… s’écria-t-il, sans trop comprendre ce qu’on lui proposait. Aussitôt Célina, après l’avoir engagé à monter sur sa jolie frégate, bonne voilière et louvoyant parfaitement sur son grand mât, lui fit bientôt éprouver le roulis et les bourrasques les plus brusques… ; bref, nous le vîmes démâté, cherchant au milieu de cette bizarre tempête un nouveau port contre son naufrage ; il aborde enfin ; mais dans la confusion, les saccades et les tourmentes d’un tel ouragan, il se trompe de rade et entre au port voisin ; Célina de se récrier : Que voulez-vous, madame ?… répondit le contre-amiral ; dans un pareil danger, le pilote aborde où il peut.

Nous nous bornâmes, madame L*** et moi, à cette folie et remîmes au jour suivant le plaisir d’une nouvelle découverte.



J’ai une commande fort avantageuse, me dit le lendemain à dîner madame L*** ; un riche négociant me demande une jolie bourgeoise de la rue Saint-Honoré ; il me l’a désignée, elle est vraiment charmante ; le plus plaisant de l’histoire, c’est qu’il se figure que c’est une vertu presque invincible, tandis qu’elle fait fréquemment des passes et des parties chez moi. Il a donc payé en conséquence, pour que je puisse parvenir à séduire cette prétendue Lucrèce qui d’ailleurs se donne à un taux fort raisonnable. Comment se fait-il, demandai-je à madame L***, qu’une bonne bourgeoise, bien établie, se prostitue par un vil intérêt ?… Les maris, me disent-elles toutes, répartit madame L***, ne satisfont pas à leur toilette ; on ne veut pas être mises à faire peur… ; voilà leur grande apologie : au surplus, continua madame L***, l’affront qu’on ignore est-il un affront ?… Mais laissons toute discussion morale, c’est dans une heure que je dois réunir par les liens du plaisir nos deux inconnus. Vous ne voulez pas négliger une si belle occasion, me dit-elle, de voir comment se comporte la bonne bourgeoisie en matière de galanterie ?… Non, sans doute, répondis-je, la postérité et mon ouvrage en ce moment y perdraient trop ; hé bien, donnez-moi la main, je vais vous conduire : nous avançâmes à petits pas ; tenez-vous là, me dit-elle, en me cachant dans une garde-robe sous quantité de jupes de linon et de taffetas ; ne bougez pas ; personne ne vous soupçonnera ici… J’attendis une grande demi-heure ; puis entendant un bruit léger ; voilà mon monde, pensai-je : attention. Madame de G***, en effet, entra ; je la reconnus aussitôt et ne pouvais revenir de mon étonnement, elle qui jouissait même d’une réputation de prude ; l’affaire va à merveille, lui dit madame L*** qui l’avait introduite, ayant un petit bougeoir à la main : Pour dieu ! dit notre héroïne bourgeoise, n’allez pas me commettre avec un homme dangereux ; j’en réponds corps pour corps, reprit madame L*** en la rassurant ; c’est un homme aussi aimable que généreux ; et voici, lui dit-elle, des arrhes de son amour pour vous, mettant alors sur un guéridon une certaine quantité de pièces d’or… En ce moment on entendit la marche de quelqu’un ; c’est lui, répliqua madame L***, je vous laisse : je vais souffler la lumière, répartit notre coquette, je ne pourrais à présent avoir le courage de supporter les regards d’un étranger qui va de suite… : comme il vous plaira, lui dit madame L***, et elle sortit. Au même moment commença un autre dialogue bien plus intéressant encore ; ma proximité de l’alcove me permit de tout entendre. — Hé bien, belle dame, où êtes-vous ? je marche à tâtons, je vous cherche partout, je brûle de me jeter à vos pieds, disait une voix d’homme très-animée ; quel enfantillage d’avoir soufflé la lumière !… Voilà de ces réserves charmantes, il est vrai ; mais quand on est si jolie, pourquoi se dérober aux regards d’un amant ivre en ce moment de son bonheur ?…

Notre héros alors avait joint la beauté invisible, et ce Colin-Maillard transporté, voulant de suite mettre à profit l’obscurité que notre belle avait répandue partout en éteignant les bougies, l’entraînait mollement vers le pied de l’alcôve… — Délicat dans sa passion, il voulut épargner à la pudeur de sa conquête d’être vaincue à la clarté des lumières, et partageant à cet égard sa pruderie enfantine, il combla son bonheur et le recombla encore enivré de sa bonne fortune. Les baisers les plus ardens, l’enthousiasme le plus extravagant sur la finesse de la carnation de son amie signalaient chacun de ses transports ; à chaque moment, à chaque étreinte, il s’extasiait sur la fermeté de ses appas, la suavité de ses formes, sur son haleine embaumée ; c’était à ses yeux une Vénus qu’il pressait dans ses bras : combien je serais heureux, s’écriait-il souvent d’une voix basse, entrecoupée de soupirs et de baisers, si ma femme avait la centième partie de ces perfections !… Notre bourgeoise naturellement un peu timide, parlait fort peu ou plutôt ne faisait que balbutier les monosyllabes de l’amour vaincu

L’homme est insatiable dans ses désirs… ; un sens est-il satisfait, vingt autres passions viennent nous assiéger de leurs aiguillons secrets et nouveaux ; plaise à Dieu, pour la félicité des deux amans qui jouissaient l’un et l’autre dans l’ombre de la plus douce erreur, qu’ils n’en fussent jamais sortis !… Mais notre négociant, impatient de voir aux lumières l’objet charmant qu’il ne connaissait encore que par le sens du toucher, sonne ; une domestique apporte une bougie ; aussitôt il s’en empare et court vers l’alcove pour y admirer le charmant minois qui lui a prodigué tant de délices… Il croit d’ailleurs la connaître déjà ; il l’a fait séduire par madame L***. C’est en vain que notre belle minaudière cherche à cacher son visage dans ses mains ; il les baise, il s’en empare… Mais, ô curiosité funeste !!… il reconnaît bientôt les traits de sa propre femme, il ne peut plus en douter ; Ses illusions s’évanouissent comme un songe malfaisant… C’est elle ! c’est elle !… Il n’a donc joui que d’une prostituée, et ce n’est que par un simple concours d’heureux hasards que son épouse criminelle n’était pas dans les bras d’un autre, au lieu de livrer aux siens sa possession vénale…

Madame de G***, évanouie, aurait succombé aux effets inattendus d’un si cruel contre-temps, si madame L***, accourue au bruit des exclamations de l’infortuné mari qui ne pouvait revenir de son indignation, ne s’était opposée à ses emportemens ;… car, armé d’une canne à épée, il voulait en percer son adultère moitié : c’est en vain que madame L*** lui faisait sentir avec force et éloquence qu’ils avaient joui dans les bras l’un de l’autre des plus douces illusions, que mille maris voudraient être chaque nuit trompés de même ; notre délicat et scrupuleux négociant opposait à ce sophisme séducteur, qu’il ne devait cette fois qu’au hasard la conservation de son honneur, et qu’il avait trop lieu de présumer que la vie passée de sa coupable femme ne justifiait que trop ses ressentimens ; lui-même avouait qu’il avait beaucoup de reproches à se faire, mais s’autorisant à cet égard des droits reconnus de notre sexe, il palliait en lui une faiblesse qu’il trouvait impardonnable dans une épouse.

Madame L*** parvint cependant à le calmer, même à le réconcilier avec sa chère moitié, en lui représentant qu’il ne pourrait que s’attirer de nouveaux chagrins en ébruitant un événement unique par la bizarrerie de ses circonstances ; le public malin ne tarderait pas à s’en emparer, ajouta-t-elle, et il centuplerait lui-même sa douleur par le scandale que son indiscrétion causerait.

Madame L*** rejeta donc tout l’odieux de cette rencontre si douloureuse sur la méprise d’un de ses agens en second ordre, qui porta le caducée chez madame G*** au lieu de se rendre chez sa voisine désignée par madame L*** ; la quantité de femmes honnêtes qui font une passe était cause de toute cette algarade ; elle termina par leur renouveler ses vives instances, et cela pour leur propre réputation, de renfermer entre eux trois ce fatal secret.

On se rendit à de si pressantes raisons ; et nos deux époux, comme mortellement affligés de s’être carossés si délicieusement, chose qu’ils n’avaient certainement pas faite depuis bien long-temps, retournèrent au logis, emportant au fond de l’âme mille regrets cuisans de s’être découverts l’un à l’autre, l’époux pour un libertin, elle pour une femme perdue, qui avait brisé pour toujours le seul nœud solide en mariage, celui d’une estime mutuelle.



Je vais souvent chez Brunet, y rire aux farces de Potier, dis-je à madame L*** en sortant de ma cachette ; mais jamais je n’y ai vu parade plus singulière, plus originale, que celle dont vous venez de me rendre témoin. Tous les jours, me dit-elle, ma maison devient le théâtre de quelque bouffonnerie. À demain, ajouta t-elle ; il se fait tard : préparez votre manuscrit à recueillir la relation de quelque nouvel effet d’optique de ma lanterne magique. Je suivis son conseil, et le lendemain, de bonne heure, c’est-à-dire sur les onze heures, midi, je me préparai à recevoir les dépositions de ses femmes, qu’elle appelait ses panoramistes, c’est-à-dire de celles qui arpentent de bas en haut tous les panoramas, principalement celui du boulevard Montmartre.

Hé bien, parle, dit madame L*** à Fifi-Niniche, s’adressant à une jeune et assez jolie fille de dix-sept à dix-huit ans ; qu’as-tu fait de bon hier ?… Madame, répondit respectueusement Fifi-Niniche, j’ai fait deux alliés Englisch : c’était, comme vous le savez, la revue de l’armée russe ; je les ai donc priés de m’y mener dans leur calèche qui se trouvait à deux pas du panorama sur le boulevard ; ils firent quelques difficultés, et je vis bien, poursuivit-elle, que ma toilette de grisette les contrariait et qu’ils ne voulaient pas s’afficher, suivant l’expression de l’un d’eux qui parlait très-bon français ; à cela je leur répondis aussitôt, que dans un petit quart d’heure je pouvais être à eux sous l’habit d’un autre personnage ; que j’aurais, s’ils le voulaient, une femme de chambre avec une jolie enfant près de moi, et que sous cette apparence je passerais aux yeux du public, à la revue, pour leur hôtesse à laquelle ils auraient voulu faire la galanterie d’une promenade dans leur calèche. Émerveillés tous deux de ma singulière proposition, ils eurent l’air de se demander, par leur silence, si pareille métamorphose était bien possible, et si Paris ne contenait dans les femmes galantes que des caméléons, que des Protées, prêtes à chaque instant à prendre, à l’appas de l’or, toutes les formes que le caprice ou les circonstances exigeaient. Je les en assurais de nouveau, continua Fifi-Niniche, et sur leur parole d’honneur qu’ils m’attendraient au café des Variétés, je vins de suite au numéro 113, dans un cabriolet. J’envoyai chercher chez nos loueuses d’usage une jolie enfant habillée richement, moitié à l’anglaise et moitié à la française. Pendant ce temps, je me mis à peu près comme une riche parvenue du jour, en recommandant à Adèle de venir avec moi en femme de chambre de bonne maison ; et tous trois sous cet accoutrement nous nous acheminâmes, dans un noble remise sans numéro, vers le rendez-vous. Le changement opéré en moi parut si grand à nos deux nobles insulaires, qu’ils me saluèrent d’abord avec des témoignages réitérés de respect et de la plus haute considération. Ce ne fut qu’au son de ma voix qu’ils sortirent de leur comique erreur. Nous voilà emportés aussitôt dans un équipage on ne peut plus brillant, vers la ligne des troupes, recevant sur toute la route des coups de chapeau, des baise-mains de la part d’une quantité de personnages d’une grande distinction de toutes les nations, et même de beaucoup de miladys empressées de prodiguer mille caresses à ma jolie enfant. Vous pouvez bien penser, madame, observa Fifi-Niniche, que possédant tout mon sang froid je soutins à la fois mon rôle et la réputation de la maison. Mes michés n’en revenaient pas, et longtemps conservèrent sur leur physionomie ébahie cet air d’étonnement et de surprise que leur causait un déguisement si parfait. Nous dînâmes chez Véry. La D***, de la rue des Colonnes, me prêta pour 80 fr. son appartement : là une femme de chambre, la mienne, au niveau de sa maîtresse, y jouit des droits d’une parfaite égalité dans les bras de son milord ; moi-même, ajouta-t-elle, artisan et ordonnateur de la partie, reçus du mien des preuves de tendresse bien sensibles, puisqu’il me fit présent d’un rouleau de trente guinées ; plus, une bonbonnière très-belle, enrichie de perles fines, pour ma petite fille, qu’il tint sur ses genoux presque tout le temps du dîner, et à qui il donna souvent le fouet à nu en manières de caresses.

Nous nous séparâmes donc hier soir a une heure du matin, après avoir été voir la Pie voleuse en loge grillée, ou rôtie, suivant l’expression de nos Anglais, et avoir pris des glaces chez Tortoni. Nos deux partenaires, continua Fifi-Niniche en terminant son récit, n’ont pas manqué de noter avec un crayon sur leurs tablettes, comme M. C***, qui m’écoute, le fait maintenant sur les siennes, leur aventure, qu’ils disent unique ; mais à leur air d’admiration, Fifi-Niniche les avait de nouveau assurés que s’ils voulaient, le jour suivant, voir en elles des Anglaises nouvellement débarquées du Havre, ou bien des demoiselles de bons bourgeois endimanchées, il ne tenait qu’a eux. Le vestiaire de madame L***, et surtout leur art souple et docile, renfermait toutes les classes de la société.

Je ne pus m’empêcher, pendant tout le temps que dura cette bouffonne narration, de rire souvent aux éclats, des ruses de nos coquines, et d’admirer à la fois la souplesse de leur talent, qui savait se plier à toutes les formes. Chaque calèche, chaque voiture élégante que je verrai le jour d’une revue, me dis-je aussitôt, me fera naître des soupçons ; une Fifi-Niniche est là-dessous, m’écrierai-je. Nous congédiâmes notre fine rouée, en payant un tribut d’éloges à tant d’esprit et à un manège aussi habile. Madame L*** la récompensa largement, en lui recommandant de ne pas manquer de faire ce soir-là même une jeune héritière au boulevard de Coblentz. Je me fis expliquer ce que pouvait être que de singer une jeune héritière ; madame L*** m’interrompit : « Rien de plus facile ; une maman de quarante à quarante-cinq ans, encore belle et offrant de beaux restes, a quitté sa province, ses châteaux que les troupes alliées occupent, que les corps francs inquiètent ; elle vient donc se réfugier avec sa fille à son hôtel rue du Mont-Blanc, chaussée d’Antin, en attendant que les affaires s’arrangent ; un général russe assis près d’elle, au boulevard de Coblentz, s’amourache de sa fille, lui lance des œillades significatives ; on y répond, quoique timidement : je suis avertie aussitôt par un exprès ; j’envoie, continua madame L***, le remise de la maison ; ces dames se disposent à quitter leurs chaises, après avoir noué une conversation de pure bienséance et de voisinage avec notre général russe ; celui-ci, désespéré d’être obligé de quitter si brusquement une conquête commencée sous de si favorables auspices, présente la main ; mais au même moment le cocher qui a mes instructions, dit tout haut « que certaine partie de sa voiture est cassée et qu’il serait dangereux d’y monter… » Quelle bonne fortune pour notre général, qui avec ardeur, avec joie de cet heureux contre-temps, offre la sienne ! Il témoigne en route le désir que nos dames veulent bien consentir à connaître son hôtel qu’il a loué à l’année rue des Trois Frères. On se rend enfin, malgré les convenances un peu blessées. Le reste de la comédie est facile à deviner, M. C***. Comment, avec votre sagacité, vous n’y êtes pas encore ?… Nos deux aimables fourbes femelles se séparent sans affectation dans les appartenions du général russe dont elles admirent les tableaux ; il les destine, leur dit-il, pour orner son palais de Moscou, ville presque entièrement restaurée par l’effet des ordres du grand Alexandre ; cependant il serait au comble du bonheur de pouvoir faire accepter à la belle Laure (c’est ainsi que s’est nommée la jeune première) un tableau qui représente une Diane. Notre mère noble, comme je l’ai déjà dit, est absente par adresse. Quelle félicité ! ajoute notre héros moscovite en s’adressant à Laure, se servant alors d’une galanterie et d’une expression mythologiques, si vous, charmante Diane, vous consentiez qu’un jour je devinsse votre heureux Endymion !… — Ici notre nouvelle Diane rougit ou du moins on le feignit. On a l’air de redouter la venue d’une mère courroucée qui, comme vous pouvez bien le penser, plutôt commode surveillante, qu’Argus des faiblesses de sa fille, se tient judicieusement éloignée d’elle. Le général devient entreprenant ; il ose assurer son bonheur, en chargeant secrètement un valet de chambre intelligent de fermer certaine porte et de faire sentinelle. On approche, toujours admirant la galerie des tableaux, en couvrant une main, une bouche docile, de baisers enflammés, d’un boudoir dangereux à la vertu, favorable aux chutes, aux heureuses brusqueries… — Un canapé est là… — L’amour, les sens l’emportent ; et notre Diane et notre Endymion s’ensevelissent dans une nuit de délices au sein du plus voluptueux impromptu pour notre général russe. On se rajuste bientôt ; on prend un maintien ; on cherche à effacer les traces encore brûlantes du plaisir, sous les airs de l’hypocrisie, sous une tenue générale. Oh ! ma mère ! ma mère ! dit souvent Laure d’une voix basse, entrecoupée de sanglots imités, si tu savais !… Malheureuse Laure, qu’as-tu fait ?… Notre généreux étranger la console, tout radieux de la possession de tant de charmes qu’il ne se flattait de conquérir jamais qu’au prix d’un cours de galanterie fort coûteux, fort épineux et fort long. Ici, continua madame L***, notre mère postiche se représente sans affectation et au moment où nos deux amans feignent de continuer d’admirer le salon des peintures. Cependant son front se couvre d’un air sévère ; sa fille tremble et indique sa frayeur à son Endymion en le poussant du coude… — C’est ici que notre général, poursuivit madame L***, sent la nécessité de faire sa cour à la mère ; il devient donc tout soins, toute prévenance auprès d’elle ; celle-ci, prenant bientôt un air plus doux et comme détrompée sur ses premiers soupçons (malgré que Laure lui ait fait entendre par un signe d’argot que la farce était jouée), ouvre un entretien général avec notre étranger ; on en vient à un ton expansif, à des confidences délicates, celles de l’intérêt ; on est une riche malaisée ; on ne reçoit rien de ses fermiers ; on voudrait enfin (le grand mot est lâché à travers mille réticences, mille pénibles scrupules) soixante à quatre-vingts louis pour parer à des dettes criardes : un coup d’œil passionné de la belle Laure vient ici seconder les dispositions naturellement grandes et généreuses de notre officier russe ; il se pique de largesse ; il passe adroitement à son secrétaire, et dans la gibecière de velours blanc brodé de lis en or de notre astucieuse intrigante il glisse délicatement deux rouleaux de cinquante louis chacun. Vous pouvez bien vous imaginer, M. C***, que dans ce passage le plus important de leur histoire, ce point uniquement essentiel et le seul but de tout leur manège, nos deux équivoques vertus se récrient ; mais le général insiste avec tant de grâce, de noblesse, que ce serait, dit-il lui-même, lui faire injure, le désobliger au dernier point que de refuser. On se sépare ; des pressions de mains, des baisers bien appliqués, bien chauds de la part de notre chaste Diane, des transports furtifs et contraints de la part de notre grand séducteur, qui craint à chaque instant de voir se retourner une mère furieuse dont le jeu étudié ne fait au contraire que favoriser l’allure calculée de sa fille, termine cette scène de ruses et de friponneries galantes. Nos dames ont fini par consentir à donner leur adresse, et notre général ne manquera pas de paraître plus amoureux que jamais à la seconde entrevue. Pour fasciner davantage ses yeux, augmenter son erreur et ses illusions, je donne mes instructions et mes ordres à un agent d’une de nos succursales dont on va transformer aussitôt le premier étage en un appartement occupé par nos deux grandes propriétaires réfugiées rue du Mont-Blanc, à cause des tristes circonstances de la guerre.

Comment ! me suis-je écrié aussitôt, la plume me tombant des mains ; tout n’est donc que prestiges, qu’illusions dans Paris !! C’est ainsi, répartit madame L***, de temps immémorial ; le fond est toujours à peu près le même : ce ne sont que les détails et les accessoires d’à-propos qui se modifient à l’infini. Le récit de Fifi-Niniche étant entièrement terminé, ainsi que l’histoire du général russe, et moi-même étant fatigué d’un emploi assez pénible, inquiet d’ailleurs de ce qui pouvait se passer dans ma maison, dans ma famille, dans mes propres affaires domestiques, je demandai la permission à madame L*** en lui témoignant toutefois ma vive gratitude de la manière distinguée dont elle m’avait traité, de clore ici nos bulletins anacréontiques. Vous m’engagerez donc votre parole d’honneur, me dit-elle avec vivacité, de livrer à l’impression ce journal galant et de lui donner la plus grande publicité, pour nous venger des injurieux outrages que nous avons reçus, et de suivre fidèlement en tous points les clauses du petit traité que nous avons passé ensemble dans le commencement de l’Apologie de la description du premier sérail de la capitale, qui est incontestablement le mien… — Je le lui promis, l’assurant en outre que si le public impartial daignait accueillir cette première partie de la Galanterie sous la sauve-garde des lois, je reviendrais bientôt moi-même et de mon propre mouvement pour moissonner dans cette galante institution une ample récolte de nouvelles aventures et de nouveaux moyens de justification.

Madame L*** voulut solenniser notre séparation et nos adieux par un repas splendide auquel assistèrent les neuf muses et une partie des panoramistes, comme de celles qui fournissent des postes et des patrouilles aux boulevards de Gand et de Coblentz. On y porta de nombreux et fréquens toasts à la santé des nymphes du palais Royal, au génie créateur et inventeur de madame L***, à la déesse de la Volupté, plus souvent encore au dieu Plutus, et enfin à moi même qui allais venger toutes ces héroïnes du plaisir par la promulgation de mes rapports. Sous ma serviette je trouvai une jolie tabatière dont la peinture représentait Danaé délirant sous les baisers de Jupiter qui l’étreint sous la forme d’une pluie d’or. Je sentis l’allusion qui s’applique parfaitement à nos nymphes ; et sans les accuser d’avarice et d’être étrangères à tout sentiment, je me plus à les voir convenir elles-mêmes, dans l’allégorie de ce présent collectif qu’elles me faisaient au nom de toute la société, que le veau d’or était en grande partie peur elles l’idole qu’il a toujours été pour maintes girouettes de ce siècle. Je leur témoignai ma vive reconnaissance pour ce cadeau, par l’énergique expression d’un toast sentimental porté à leur beauté, à leur amabilité, en les priant de me laisser prendre respectueusement sur les joues de chacune d’elles un baiser vraiment bourgeois ; et je me retirai enfin après avoir reçu mille et mille politesses de madame L*** et de sa charmante famille.

C’est ainsi que se termina ce festin qui ressemblait à la cour de Vénus réunie dans le temple d’Idalie.

FIN.