F. Fetscherin et Chuit (p. 195-210).

XVII

BLANQUI

Auguste Blanqui a laissé après lui une petite troupe d’amis fidèles à sa mémoire comme ils l’avaient été à sa personne, et qui constituent, dans le parti révolutionnaire, une élite d’hommes d’action.

Les blanquistes forment dans le grand courant socialiste contemporain un petit courant qui ne s’est pas mêlé aux eaux ambiantes. Ils sont demeurés blanquistes, autonomes, ni guesdistes, ni possibilistes, mais révolutionnaires sans épithète.

L’homme qui créa ce petit parti à la physionomie originale, Auguste Blanqui, avait une grande intelligence et des qualités très remarquables : une indomptable ténacité, une volonté d’acier, l’art de parler aux hommes et de les séduire et un grand désir de domination.

Blanqui fut en France au xixe siècle le premier communiste révolutionnaire. Tandis que les utopistes parlaient de concilier dans une société idéale les intérêts antagonistes de ceux qui possèdent et de ceux qui ne possèdent pas, Blanqui devina la lutte des classes ; dans ses écrits, dès sa première jeunesse, il préconisa l’emploi de la force pour faire cesser les « iniquités sociales ». Tous les actes de sa vie furent une « propagande par le fait » de l’emploi de la force[1]. Blanqui a donc devancé Karl Marx. Il est le frère aîné du grand socialiste allemand. Entre eux la doctrine seule est commune. Les tempéramments diffèrent. Blanqui était un Niçois, mi-français, mi-italien, à l’imagination ardente et à l’esprit calculateur ; un cœur chaud et une tête froide. Il concevait vite, exprimait clairement. Il agissait avec promptitude et décision. C’était un homme nerveux, fait pour l’action : un homme de coup de main. Karl Marx n’avait pas tant d’audace ; homme d’études, philosophe, constructeur de systèmes il laissait Blanqui bien au-dessous de lui. Dans une entreprise où il aurait fallu donner de sa personne, Blanqui serait passé avant lui. Karl Marx disait que la force est l’accoucheuse des sociétés. Il n’aurait probablement pas su faire l’accouchement révolutionnaire, si les circonstances s’y étaient prêtées, Blanqui l’aurait fait.

Blanqui vit avec joie la formation de l’Association internationale des Travailleurs, mais la composition et les tendances de la section parisienne de l’Internationale ne lui plurent pas. On a vu dans les premiers chapitres de ce livre que la section parisienne comprenait des ouvriers pacifiques qui poursuivaient des réformes économiques.

Les ouvriers avaient vu 1848, la sanglante répression de juin.

Leur exécration pour Cavaignac s’était étendue à tous les politiciens bourgeois. Ils croyaient que les classes ouvrières n’étaient point intéressées dans les questions politiques, qu’elles devaient seulement se préoccuper des conditions économiques et sociales ; et ils n’étaient point éloignés de penser, s’ils ne le disaient point, que ces améliorations pouvaient être l’œuvre de la monarchie aussi bien que d’une république.

Cette indifférence pour la république effrayait Blanqui qui espérait tout d’un mouvement violent. Il avait la haine des parlementaires ; il faisait écrire des brochures contre les membres de l’opposition au Corps législatif impérial[2]. Il voulut « déparlementariser, révolutionariser » la section parisienne de l’Internationale. En 1865, il donna l’ordre à ses amis restés en France d’envoyer des délégués au Congrès internationaliste de Genève. Avec des souscriptions recueillies dans les faubourgs, cinq délégués purent partir. C’était MM. Alphonse Humbert, Protot, Jeunesse, Lalourcey, ouvrier menuisier ; Jeanon, ouvrier tailleur[3]. À leur arrivée à Genève, le Congrès leur refusa le droit de siéger, parce qu’ils ne représentaient pas une section de l’Internationale. Ils s’assirent alors au milieu du public. Et c’est de leur banc qu’ils interrompirent les orateurs, prononcèrent des discours, dénoncèrent la section parisienne comme « pleine de mouchards, vendue à l’Empire ». Ils firent un scandale, au beau milieu duquel arriva de Blanqui, par l’intermédiaire de son principal lieutenant, l’ordre de cesser. Blanqui, changeant brusquement d’opinion, avait pensé qu’il ne retirerait aucun avantage de l’attaque contre les internationalistes parisiens. Il envoya aussitôt défense à M. Alphonse Humbert et à ses amis de continuer. Les cinq délégués, fait inouï dans les annales du blanquisme, refusèrent d’obéir « au Vieux ». Ils répondirent que leur voyage ayant été payé par des ouvriers parisiens, leurs véritables mandants c’était leurs souscripteurs, et non pas Blanqui, et que seuls ces souscripteurs avaient le droit de leur donner des consignes.

Aux yeux des blanquistes, c’était un crime si grand d’avoir « désobéi » à Blanqui qu’à leur retour les délégués de Genève furent mis en accusation. Le parti s’assembla au café de la Renaissance, où les délégués se défendirent assez bien pour être acquittés[4].

Blanqui fut, à la fin de l’Empire et au commencement du siège le chef du mouvement démagogique. Après son arrestation, le 31 octobre, ses disciples gardèrent les premiers rôles dans l’agitation révolutionnaire. Il serait injustes de dire que la Commune de Paris a été une œuvre blanquiste, car ce douloureux événement a des causes bien complexes. Mais quand l’insurrection fut commencée, les blanquistes en furent les chefs.

Blanqui, à la fin de l’Empire, avait formé tout un corps d’officiers révolutionnaires. Il avait connu à Sainte-Pélagie, en 1862 ou 1863 des étudiants qui publiaient au quartier Latin des petits journaux[5], dans lesquels ils commettaient contre la religion, contre la personne de l’empereur des peccadilles de presse. Ces jeunes gens s’appelaient Tridon, Jaclard, Protot, Villeneuve, Germain Casse, Dr  Régnard et quelques autres.

Ces « aspirants » souhaitaient qu’on les enseîgnât, qu’on les dirigeât. Blanqui sut les conquérir. Il parlait avec éloquence, d’une voix douce. Il avait cet air imposant des hommes d’apparence débile qui ont accompli des choses extraordinaires et qui ont de grandes ambitions. Il se forma ainsi une petite troupe, admirablement disciplinée dont Blanqui se servit : 1° au congrès de Liège de 1864, pour faire une manifestation révolutionnaire et socialiste dans une assemblée libre-penseuse[6] et libérale ;

2° Pour faire la manifestation de Ménilmontant, où les étudiants, en plein jour, allèrent crier : Vive la République ! On les arrêta. Il y eut une bousculade dans laquelle des ouvriers prirent parti contre les agents pour les manifestants[7]. En prison, ces ouvriers et ces étudiants se lièrent. Le blanquisme envahit ainsi les faubourgs ;

3° Pour faire attaquer, au Congrès de Genève, les internationalistes parisiens qui se montraient rebelles à son enseignement ;

4° Pour attaquer, au mois d’août, le poste des pompiers du boulevard de la Villette et tenter de révolutionner Paris[8].

Pendant la Commune, les blanquistes, qui s’étaient introduits dans le Comité central et qui comptaient une minorité très active dans l’Assemblée communale, furent les têtes de la résistance[9].

On a vu qu’après la répression de la révolte parisienne, les blanquistes se réfugièrent à Londres, où ils entrèrent au Conseil général de l’Internationale, avec l’arrière-pensée de se rendre les maîtres de l’Association. Karl Marx déjoua leurs projets en faisant transférer à New-York le Conseil général. Après cette déception, les blanquiste formèrant à Londres le groupe de la Commune révolutionnaire. Ils attendirent l’amnistie qui leur permit de rentrer en France, où ils retrouvèrent en liberté leur maître, Auguste Blanqui. Il avait, après l’élection de Bordeaux en 1879, pu sortir de la prison de Clairvaux.

Avec les amis anciens et quelques nouvelles recrues, en très petit nombre, qu’il put faire, car la vogue, dans la classe ouvrière, était au parti collectiviste, Blanqui organisa ses cadres. Il fonda le « parti révolutionnaire ». Ce parti a des comités dans beaucoup d’arrondissements. Les comités sont tous reliés au Comité révolutionnaire central. Les comités et leurs adhérents eurent pendant quelque temps un journal quotidien : Ni Dieu ni maître, qui, après avoir publié une trentaine de numéros, devint hebdomadaire.

Ni Dieu ni maître aujourd’hui a disparu[10]. La dernière année de la vie de Blanqui fut une année de propagande active. Les ouvriers écoutait ce petit vieillard, dont l’esprit était obscurci par l’âge et la voix cassée, avec la déférence qu’on doit aux ancêtres. Ce dernier effort de Blanqui n’eut pas une grande efficacité révolutionnaire. Il mourut le 31 décembre 1880. Il avait été condamné à mort cinq fois et succomba à une congestion, chez un de ses amis qui l’avait recueilli, boulevard d’Italie[11].

Le blanquisme a survécu au vieil insurgé. Les blanquistes ont gardé la tradition de leur maître. Ce sont plutôt des politiciens que des économistes et des sociologues. Ils sont communistes et hébertistes. Les hébertistes, sur lesquels un des blanquistes, Tridon, a écrit une curieuse brochure, veulent établir la dictature de la commune de Paris sur toutes les autres communes de France. Ils veulent d’abord que « le peuple de Paris » s’empare du pouvoir. « Le peuple de Paris », quand les blanquistes en parlent ainsi, c’est eux. Quand « le peuple » sera donc au pouvoir, « il agira révolutionnairement, par tous les moyens possibles ». Cette formule est dans le genre de celles que les blanquistes affectionnent parce qu’elles ne peuvent mécontenter personne. Ils ne veulent pas prendre parti, en effet, dans les querelles de doctrines. Leur tempérament autoritaire les a rapprochés de M. Guesde, en qui ils ont reconnu un bon autoritaire, un tempérament frère du leur. Mais ils ne sont pas pour cela les ennemis des possibilistes. Ils restent neutres au-dessus de toutes les disputes. Ils sont révolutionnaires, hommes de courage et d’audace. Que les événements permettent de tenter un coup, on les trouvera ; ils seront en avant. Les entreprises aventureuses, hasardeuses, sont de leur compétence. Mais tant qu’il s’agît de savoir si on doit mettre en tête d’un programme les considérants de l’Internationale ou les considérants du programme du Havre, les blanquistes hochent la tête avec indifférence. Comme le soldat qui doit toujours « marcher au canon », ils vont partout où il entendent parler de révolution.

Il y a cependant un parti avec lequel les blanquistes ne s’entendent pas du tout : c’est c’est le parti anarchiste. Il est vrai que les anarchistes sont en désaccord avec toutes les autres factions révolutionnaires. Il y a eu des luttes à mains plates, à poings fermés et à coups de dossiers de chaises entre blanquistes et anarchistes dans les meetings[12].

Cette hostilité des blanquistes et des anarchistes ne tient pas à une rivalité d’ambition. Elle tient à la différence des tempéraments. Les anarchistes sont des hommes de désordre ; les blanquistes sont des hommes d’ordre. Ils ont l’instinct de gouvernement, du sens politique. Jamais on ne les voit refuser un concours d’où qu’il vienne : ce sont vraiment des opportunistes. M. Ranc, qui est un ancien blanquiste, a pu écrire que Blanqui était le fondateur de l’opportunisme. On doit noter, à l’appui de cette observation, que presque tous les anciens blanquistes qui n’ont pas persisté sont entrés dans les partis de gouvernement. M. Ranc a été l’ami, le confident, le conseiller de Gambetta ; hommes de gouvernement, M. Levrault, au Conseil municipal, M. Villeneuve et M. Germain Casse, à la Chambre, etc.

Les principaux blanquistes sont M. Eudes, ex-général ; M. Vaillant, conseiller municipal ; M. Granger[13], M. Chauvière, M. Margueritte, M. Goullé, M. Rouillon, Les différents comités révolutionnaires, adhérents au Comité révolutionnaire central, comptent peut-être deux cents membres militants ; c’est une poignée, mais c’est la bonne poignée du parti révolutionnaire. Les cadres d’insurrection sont là et point parmi les parleurs des autres sectes[14].




  1. De 1830 à 1880, c’est-à-dire pendant cinquante ans, Blanqui fut libre seulement treize ans. Il passa trente sept années en prison.
  2. Voir la note à la fin du chapitre.
  3. À ces délégués se joignit un amateur, M. Calavas, que l’on appelait Calavas-bey dans les cafés d’étudiants, M. Calavas est maintenant libraire à Paris.
  4. On se souvient que la police arrêta les juges et les accusés, à la fin de « l’audience ». Ce fut « l’affaire de la Renaissance ».
  5. La Jeunesse, — Les Ecoles de France, — Le Travail, etc.
  6. Tous les jeunes gens que nous avons cités plus haut étaient délégués à ce Congrès, où M. Protot fit un discours d’une surprenante violence.
  7. Ces ouvriers s’appelaient : Gentois, Subis Bazin, Meunier
  8. Au mois d’août, une troupe d’hommes armés attaqua un poste de pompiers à la Villette. C’était Blanqui et ses amis. Ils espéraient soulever le faubourg, puis Paris tout entier. Les armes dont les conjurés étaient pourvus avaient été payées par un des leurs, M. Granger.
  9. Dans la Commune, il y avait neuf blanquistes : Raoul Rigault, Théophile Ferré, Tridon, Vaillant, Ranc, Eudes, Protot, Cournet, Ranvier.
  10. Dès sa naissance, Ni Dieu ni maître eut à soutenir un procès singulier. Les bureaux du journal étaient établis dans le passage de l’Opéra. Sur la porte de l’imprimerie, Blanqui avait fait tracer en grandes lettres noires sur un fond rouge le titre de son journal.

    Le comte de X…, propriétaire du passage, demanda que les mots Ni Dieu ni maître, qui offensaient ses convictions, disparussent de sa propriété. Blanqui fut condamné à gratter son enseigne.

    C’est peut-être la seule fois de sa vie qu’il comparut en justice sans être condamné au moins à la prison perpétuelle.

  11. Blanqui est mort non pas dans le dénûment, car ses amis ne l’abandonnèrent pas, mais dans une grande pauvreté.
  12. Le champion blanquiste de ces batailles était un géant nommé Parisel, artiste peintre de sa profession, Parisel, qui n’avait rien de commun avec le membre de la Commune dont il portait le nom, est mort il y a quelques mois. Il avait fait partie de la délégation française envoyée l’an dernier en Hongrie.
  13. M. Granger, qui est tout dévoué à sa cause, qui lui a donné toute sa fortune, est la tête du Comité révolutionnaire central, devant lequel M. Eudes, avec sa grosse voix et ses anciens galons, fait la parade.
  14. Auguste Blanqui qui eût été certainement, s’il avait pris une autre voie, un homme d’Etat de premier ordre, commettait parfois de graves erreurs de calcul. C’est ainsi qu’il avait projeté de soulever Paris un Mardi-Gras et de faire dégénérer une fête en bataille. C’est ainsi encore que, pour le « coup de la Villette », il lit attaquer un poste de pompiers. Les pompiers sont et ont toujours été justement populaires. Le peuple aurait plutôt pris parti pour eux. Contre les sergents de ville, Blanqui aurait eu raison devant la foule. Il ne le comprit pas.

    Cet homme sans pitié, à l’âme de fer dans un corps si frêle, qui eût sacrifié l’univers à son ambition, avait gardé en lui une certaine tendresse. Jusqu’à la fin de sa vie il eut la main droite couverte d’un gant noir. C’était pour dissimuler une bague et un bracelet ayant appartenu à sa femme et auxquels il tenait beaucoup.

    Une intéressante trouvaille à faire serait celle des brochures que Blanqui fit écrire par sus jeunes disciples, à la fin de l’Empire, contre les membres de l’opposition du Corps législatif. Ces pamphlets, que Blanqui revit tous, ne furent jamais imprimés. Où en sont les manuscrits ? M. Villeneuve, qui écrivit la brochure sur Pelletan, ne pourrait-il pas nous le dire ?

    Nous n’avons pas parlé dans cette courte notice de Blanqui écrivain. Il avait un très grand talent.

    Il le déploya surtout pendant le siège, dans son journal la Patrie en danger, où il fit montre de clairvoyance et de connaissances militaires étendues. Cet homme avait étudié toutes les sciences dont un dictateur ne doit pas être ignorant ?

    M. J.-J. Weiss a publié une intéressante étude critique sur la Patrie en danger.