F. Fetscherin et Chuit (p. 122-134).

XII

DÉCHIREMENT DU PARTI OUVRIER

Après le Congrès de Reims, la discorde fut dans le parti ouvrier. Mais, officiellement, il resta encore uni pendant quelque temps.

M. Guesde, qui avait été opposé à l’institution du Comité national, y entra, avec quatre de ses amis, comme représentant de la fédération du Nord. Dans le Comité, il se trouva en présence d’une forte majorité hostile, mais dont l’hostilité n’était pas déclarée. On se voyait encore, on se serrait la main, « on n’était pas d’accord sur les questions de tactique, mais on s’entendait bien sur le fond, etc… »

Au mois de décembre 1881, quand M. Guesde fit reparaître l’Égalité, avec MM. Deville, Lafargue et Massard, le Prolétaire « souhaita la bienvenue au nouveau journal socialiste ». L’Égalité remercia en bons termes.

Cet échange de politesse précéda à peine de huit jours la rupture éclatante à laquelle devait fatalement aboutir le conflit latent entre MM. Brousse et Guesde.

Le 18 décembre 1881 il y eut, à Montmartre, une élection municipale. M. Joffrin, membre du Comité national, était candidat des groupes du XVIIIe arrondissement, adhérents au parti ouvrier. L’Égalité ne combattit pas la candidature de M. Joffrin, mais elle ne la soutint pas. Pourquoi ? Parce que M. Joffrin avait substitué aux considérants du « programme officiel » les considérants de l’Internationale, augmentés de considérants nouveaux, et parce qu’il avait modifié le programme lui-même en trois points importants.

Les considérants du programme de M. Joffrin étaient révolutionnaires, avec une ambiguïté cependant. Ils ne disaient pas aussi clairement que les considérants officiels si, après la révolution, la propriété serait collective ou resterait individuelle.

Dans le programme proprement dit, M. Joffrin avait supprimé l’article du Havre qui demandait « la fixation du minimum des salaires d’après le prix local des denrées », et l’article qui demandait « l’abolition de l’héritage au-dessus de 20.000 francs ».

L’article portant « réduction à huit heures de la journée de travail » avait été amendé et disait seulement : « fixation légale de la journée de travail ». Enfin, M. Joffrin avait signé : candidat ouvrier, et non pas candidat du parti ouvrier.

Après l’élection[1], les cinq représentants de la Fédération du Nord au Comité national, MM. Bazin, Gabriel Deville, Gardrat, Jules Guesde, Josselin, demandèrent que le Comité blâmât l’indiscipline des groupes de Montmartre, qui avaient substitué un programme au programme officiel. À la majorité de tous les membres, contre les cinq délégués du Nord, le Comité approuva la conduite des groupes de Montmartre.

En même temps, une polémique éclatait entre l’Égalité et le Prolétaire. Les hommes de l’Égalité furent traités d’autoritaires, de marxistes ; dans la réplique, ils eurent la mauvaise inspiration de vouloir flétrir leurs adversaires en les appelant possibilistes. Cette épigramme malheureuse, car vraiment il faudrait être peu raisonnable pour n’être pas possibiliste, aussi bien en économie sociale qu’en tout autre ordre d’idées, fut inspirée à l’Égalité par une phrase du Prolétaire : « Nous voulons fractionner notre but, avait dit ce journal, jusqu’à le rendre possible ». D’où le mot possibilistes, qui fut inventé au mois de janvier 1882, et qui fut et qui est resté la plus grave injure qu’un guesdiste puisse adresser à un ennemi Quand un guesdiste vous appelle possibiliste, c’est aussi sérieux que lorsqu’un cocher de fiacre appelle un de ses collègues Collignon.

Le Prolétaire, où la résolution d’expulser M. Guesde du parti paraît avoir été dès longtemps arrêtée, prit prétexte de la polémique de l’Égalité pour la citer devant l’Union fédérative du Centre.

On reconnaît dans ce coup la main du madré Brousse.

Les rédacteurs du Prolétaire faisaient tous partie de l’Union fédérative du Centre (Comité fédéral des groupes parisiens). C’était donc devant eux qu’ils citaient leurs ennemis à comparaître.

La constitution du parti ouvrier eût permis à l’Égalité d’en appeler au Comité national du jugement rendu par l’Union du Centre. Mais tous les rédacteurs du Prolétaire faisaient partie du Comité national. Il n’y avait même qu’eux qui en fissent partie : le Comité national, c’était le Prolétaire[2].

L’Égalité fut exclue de l’Union fédérative du Centre ; elle ne donna pas à ses ennemis la joie de la juger une seconde fois en allant en appel. Les membres guesdistes du Comité national envoyèrent leur démission à la Fédération du Nord, qu’ils représentaient. Enfin, ils organisèrent à Paris, contre l’Union fédérative du Centre, une fédération nouvelle, la Fédération du Centre, à laquelle se rallièrent à la fin de cette longue crise tous les groupes guesdistes de Paris.

M. Guesde, qui avait créé le parti ouvrier en 1879 et 1880, y était donc traité en suspect en 1881. En 1883, on l’en chassa solennellement

L’exécution se fit au Congrès de Saint-Étienne au mois de septembre 1882. Les adversaires de M. Guesde prirent pour s’assurer le triomphe de grandes précautions. Comme s’ils craignaient un retour de fidélité du parti vers son fondateur, à la veille du Congrès, ils changèrent le mode de votation. Jusqu’alors on avait, dans les congrès ouvriers, voté par délégué. Au Congrès de Saint-Étienne, on vota par groupe. À chaque délégué, autant de voix qu’il représentait de groupes.

Les « possibilistes », pour profiter de ce nouveau règlement, firent la chasse aux mandats. Ils écrivirent à tous les groupes trop pauvres pour payer l’envoi d’un délégué, leur demandant de mandater un membre d’un autre groupe. Il y eut même des mandats en blanc qu’on se partagea entre antiguesdistes à la veille de l’ouverture du Congrès.

Pour appuyer l’attaque contre M. Jules Guesde, on alla chercher M. Clovis Hugues, député de Marseille[3]. Comme si toutes ces précautions ne suffisaient pas, on refusa satisfaction à M. Guesde quand il demanda, au Congrès de Saint-Étienne que, dans l’examen du conflit pendant entre l’Union fédérative, le Comité national d’une part et la Fédération du Centre de l’autre part, les membres du Comité et de ces deux fédérations, fussent récusés.

Le parti pris de condamner les guesdistes était bien évident, puisque leurs accusateurs restaient leurs juges. On en eut une autre preuve lorsqu’on rejeta la proposition guesdiste d’accorder « même temps de parole, et dans la même séance, aux deux parties en présence. »

Les guesdistes se retirèrent alors du Congrès et allèrent tenir un Congrès rival à Roanne. Les ennemis des révolutionnaires eurent le plaisir de voir « les possibilistes » exclure les guesdistes du parti, et les guesdistes prononcer la dissolution du Comité national, l’exclusion du parti de toutes les Chambres syndicales et groupes qui resteraient en communication avec ce Comité, etc.

La coupure, secrètement désirée par beaucoup de sous-officiers de l’armée socialiste, impatients de la discipline de M. Guesde, et préparée si longuement par M. Paul Brousse était faite.

Voici le texte in extenso du programme de M. Joffrin, à Montmartre, C’est sur ce programme que la scission éclata entre les guesdistes et les possibilistes.

PROGRAMME GÉNÉRAL

Considérant,

Que l’émancipation des travailleurs doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes ;

Que les efforts des travailleurs pour conquérir leur émancipation ne doivent pas tendre à constituer de nouveaux privilèges, mais à établir pour tous les mêmes devoirs ;

Que l’assujettisement du travailleur au détenteur du capital est la source de toute servitude politique, morale et matérielle ;

Que, pour cette raison, l’émancipation économique des travailleurs est le grand but auquel doit être subordonné tout mouvement politique ;

Que tous les efforts faits jusqu’ici ont échoué, faute de solidarité entre les ouvriers des diverses professions dans chaque pays, et d’une union fraternelle entre les travailleurs des diverses contrées ;

Que l’émancipation des travailleurs n’est pas un problème simplement local ou national ; qu’au contraire ce problème intéresse toutes les nations civilisées, sa solution étant nécessairement subordonnée à leurs concours théorique et pratique ;

Que le mouvement qui s’accomplit parmi les ouvriers des pays les plus industrieux du monde entier, en faisant naître de nouvelles espérances, donne un solennel avertissement de ne pas retomber dans de vieilles erreurs, et conseille de combiner tous les efforts encore isolés ;

Par ces raisons.

Le Parti ouvrier socialiste dans le XVIIIe arrondissement déclare :

1. Que le but qu’il poursuit est l’émancipation complète, non pas seulement de la classe salariée, mais aussi de tous les êtres humains, sans distinction de sexe, de couleur et de nationalité ;

2. Que cette émancipation ne sera complète que lorsque les moyens de production seront mis par la société à la disposition de tous et que « chacun donnant selon sa force recevra suivant ses besoins ; »

3. Que pour atteindre à cette émancipation, il est nécessaire de former, sur le terrain de la séparation des classes, en face de la coalition des partis bourgeois, la somme des forces ouvrières ;

4. Qu’il y a lieu pour lui de réaliser comme moyens, la conquête des pouvoirs politiques et administratifs détenus comme instruments de règne parla bourgeoisie, et de les mettre au service du prolétariat ;

5. Qu’en présence des continuelles fins de non-recevoir opposées par la bourgeoisie à toutes les demandes de réformes, formulées par la classe ouvrière, il est résolu à poursuivre par tous les moyens l’œuvre de son émancipation.

PROGRAMME ÉLECTORAL
Partie politique.

La Commune rendue maîtresse de son administration, de sa police, de sa justice, de son armée :

1. Droit de nomination des maires et adjoints enlevé au gouvernement et élection d’une administration municipale parla Commune ;

2. Rémunération des fonctions de conseiller communal et de toutes celles établies par la Commune ; cette rémunération étant basée sur le taux moyen des salaires ouvriers ;

3. Ratification des délibérations prises en Conseil, non plus par les agents du pouvoir, mais dans les cas importants, comme celui du budget par exemple, par le vote populaire ;

4. Droit d’initiative législatif donné en matière communale aux citoyens, et obligation pour le Conseil communal de discuter, dans un délai déterminé, les projets qui lui seront soumis avec la signature de dix mille citoyens ;

5. Publicités des séances. — Publication d’un bulletin officiel communal. — Affichage des décisions prises en conseil ;

6. Droit de vote et droit à l’éligibilité rendus aux femmes dans la Commune ;

7. Introduction en matière judicaire des principes de l’arbitrage et des jurys élus par les électeurs de la Commune ;

8. Armement dans la Commune de tous les citoyens. Désarmement et licenciement des troupes de police ;

9. Droit de révocabilité du mandataire confié au comité qui a soutenu sa candidature ;

10. Liberté de coalition et d’entente entre les différentes communes ;

11. Mandat donné à chaque conseiller municipal de voter contre toute candidature de délégué sénatorial.

Partie économique.

La Commune maîtresse de ses services publics :

1. Transformation en services publics communaux (ou départementaux) des monopoles des grandes Compagnies (omnibus, tramways, eaux, gaz, etc.), tous ces services devant fonctionner désormais, sinon gratuitement, au moins à prix de revient ;

2. Etablissement par la Commune d’industries municipales, pour qu’en vertu de leur droit à l’existence, les travailleurs mis à pied par les crises, les grèves et les transformations de l’outillage, reçoivent du travail et que la Commune s’achemine ainsi du régime de la propriété privée au régime de la propriété publique :

3. Enseignement intégral gratuit de tous les enfants mis pour leur entretien à la charge de la commune, jusqu’au jour où l’Etat consentirait à prendre dans ses dépenses la part qui lui revient ;

4. Création de greniers, minoteries, boulangeries, constructions de maisons salubres, le tout à titre municipal, pour combattre les spéculateurs au profit des travailleurs, dont le coût d’entretien de la force de travail baisserait par suite de la vente et de la location faites à prix de revient ;

5. Généralisation du service de statistique communale ;

6. Réorganisation des services d’hygiène médicale et pharmaceutique ;

7. Organisation par la Commune de son assistance et des différents services de la sécurité publique.

La Commune maîtresse d’intervenir dans les questions de travail :

1. Par des lois de garantie ;

2. Par des mesures tendant à ce que le travail des prisons ne fasse plus concurrence au travail libre ;

3. Par les secours donnés, en cas de grève, aux ouvriers grévistes contre les patrons.

La Commune maîtresse absolue de son budget ;

1. Suppression du budget des cultes ;

2. Cessation des aliénations des biens communaux et retour à la Société de ceux déjà aliénés ;

3. Suppression des octrois et remplacement de tous impôts (directs et indirects) par un impôt unique payé à la nation par la Commune, et perçu par celle-ci sous la forme d’un impôt fermement progressif frappant tous les revenus qui dépassent trois mille francs.

Le candidat accepte le mandat impératif ; remet sa démission en blanc à la disposition de son parti ; et s’engage à rendre compte de son mandat à ses électeurs une fois par session.



  1. M. Joffrin ne passa pas.
  2. Hormis les cinq délégués de la Fédération du Nord, qui étaient guesdistes, tous les membres du Comité national étaient dans la main de M. Brousse, qui disposait donc de vingt-cinq voix sur trente.
  3. M. Clovis Hugues fit partie au Congrès de la délégation marseillaise dont le conseil municipal de Marseille paya les frais.