VIII

PREMIER CONTACT DES SOCIALISTES ALLEMANDS ET DES INDIVIDUALISTES FRANÇAIS

Nous venons de voir éclore le collectivisme allemand au milieu du prolétariat français. Sa première tentative au congrès de Lyon en 1878 ne fut pas heureuse. Mais sa défaite même lui servit. Elle prouva son existence. Les commentaires des journaux qui croient qu’on tue une idée nouvelle en la critiquant, comme les gouvernements croient qu’on se défend efficacement par des procès, et qui ignorent les uns et les autres la puissance meurtrière pour les idées du silence, de l’indifférence, les commentaires des journaux conservateurs favorisèrent la propagande collectiviste en France. M. Jules Guesde et ses amis de l’Égalité redoublèrent de zèle dans leur propagande.

Attaqués par la presse « bourgeoise, » par la presse anarchiste de Suisse[1], contrecarrés par les Chambres syndicales ouvrières, où dominaient les idées coopératistes et réformistes[2], les Guesdistes, qui avaient formé autour de leur journal le groupe de l’Égalité firent lentement des recrues dans la partie la plus militante de la classe ouvrière[3].

Au mois de mars 1878, ils prirent part aux banquets anniversaires de la Commune et y firent voter des adresses aux socialistes étrangers. C’était donner à leur socialisme un caractère international qui répugnait au patriotisme des ouvriers français. Mais ces hardis propagandistes étonnaient par leur activité. Ils allaient dans les groupes apporter leurs doctrines, les commentaires des articles de leur journal. Dans l’Égalité, ils faisaient la critique de toutes les idées qui avaient été adoptées par les congrès ouvriers. Les leaders de ces congrès avaient condamné la grève comme une arme inutile, les socialistes de l’Égalité recommandèrent la grève comme le seul moyen de combat. En même temps ils s’efforçaient de détruire la foi ouvrière, dans la coopération, dans l’instruction professionnelle assurée par l’épargne. Ils recommandaient la candidature socialiste ouvrière, opposée à toutes les candidatures « bourgeoises », même radicales.

Cette prédication était nouvelle. Les prédicants étaient inconnus, éloquents, tenaces ; ils avaient une phraséologie savante que les ouvriers ne comprenaient pas très bien. On les écoutait avec une certaine curiosité. On n’allait pas à eux ; mais on ne se prononçait pas contre eux. Si dans ce moment il y eût eu dans la classe ouvrière un homme digne d’être opposé à M. Jules Guesde et capable de lui tenir tête en défendant les idées de réforme contre les idées de révolution, le prolétariat français serait sans doute orienté aujourd’hui dans une autre voie.

Mais tout conjurait pour les collectivistes. Ils étaient plus ardents, mieux armés pour la lutte : ils avaient un journal. Leurs adversaires n’en possédaient pas. Le Prolétaire, qu’ils se préparaient à faire paraître, aurait-il existé déjà que sans doute il n’aurait pas plus osé heurter de front l’Égalité que ses futurs rédacteurs n’osaient combattre résolument M. Guesde et consorts dans les groupes. C’est sur des questions incidentes que se manifestait l’opposition des deux partis, des collectivistes et des coopératistes. Ainsi M. Chabert soutenait l’inefficacité des grèves, mais il ne généralisait pas le débat. Il y avait contraste entre les premiers frères prêcheurs du socialisme allemand en 1878 et les chefs du mouvement ouvrier réformiste. Il n’y avait pas conflit. Entre les deux groupes, la masse hésitait. On ne se prononçait pas. On accueillait bien M. Guesde et ses amis, mais on ne se ralliait pas à eux. Vers le milieu de 1878, les guesdistes n’avaient entraîné dans leur voie que six corporations, celles des mécaniciens, des menuisiers, des tailleurs, des mégissiers, des serruriers, des employés de commerce et une Société de consommation l’Égalitaire[4]. C’était une bien petite force. Cette poignée de révolutionnaires domina la masse réformiste, s’imposa à elle, et, grâce à la connivence inconsciente du gouvernement, qui dans cette circonstance encore ne sut pas être libéral avec habileté, donna un caractère socialiste au congrès ouvrier de 1878 et fit glisser le parti ouvrier en pleine révolution.




  1. Voir le chapitre : MM. Guesde et Brousse.
  2. M. Chabert fut un de ces adversaires des débuts du collectivisme.
  3. Nous n’avons pas à entrer dans les minuscules détails de la lutte pour l’existence que soutint l’Égalité. On essaya de l’englober dans des poursuites contre des internationalistes. Elle se trouva un instant sans imprimeur, etc… Tous ces épisodes ne sont d’aucune importance.
  4. Il faut noter que les professions des menuisiers, des tailleurs et des employés de commerce ont toujours été, depuis dix ans à l’avant-garde révolutionnaire.

    Le premier meeting en plein air, celui de l’Esplanade des Invalides, qui fit tant de bruit, fut organisé par une Chambre syndicale de menuisiers. Un des groupes anarchistes les plus violents est un groupe de tailleurs : l’Aiguille. Une Chambre syndicale d’employés de commerce a été mêlée à l’organisation de quelques-uns des meetings tumultueux qui se sont tenus pendant l’hiver de 1885.