F. Fetscherin et Chuit (p. 80-86).

VII

LES DÉBUTS DU COLLECTIVISME

L’Égalité, en écrivant dans son premier numéro[1] que « presque tous les esprits sérieux du prolétariat des deux mondes se rattachaient au collectivisme », était bien sévère pour la classe ouvrière française. Celle-ci, en effet, dans toutes ses manifestations, en 1868 au congrès de Bruxelles, en 1872, en 1873, en 1876 avait repoussé les doctrines communistes et s’était même comportée comme si ces doctrines n’existaient pas[2]. Nous avons signalé chez les congressistes de 1876 le réveil de l’instinct de classe, qui se manifesta par la proposition Prost relative à la candidature ouvrière.

En votant cette proposition, les ouvriers, l’un d’eux le dit et fut applaudi, « ne voulaient pas faire acte de guerre contre la bourgeoisie » ; ils voulaient seulement « que les plaintes des prolétaires arrivassent directement à l’oreille des gouvernants ».

Cette explication ôte au vote de la candidature ouvrière par le congrès de 1876 toute signification révolutionnaire[3].

Dire à la fin de 1877, après tant de démonstrations de l’esprit conservateur des ouvriers, que tous les esprits sérieux du prolétariat avaient adopté le collectivisme, c’était dire implicitement que le prolétariat français comprenait peu d’hommes sérieux.

Le second congrès national ouvrier, qui se tint à Lyon à la fin de janvier 1878, montra que la classe ouvrière française n’avait pas encore été entraînée hors de la voie conservatrice par la propagande de M. Jules Guesde et que le socialisme allemand lui était toujours antipathique.

Le congrès de Lyon demanda que la journée de travail fût réduite légalement pour les femmes et les enfants. Le congrès rendit ce vote en considérant les femmes et les enfants comme des mineurs, comme des êtres « plus faibles ». Son vote fut un vote de philanthropie plus qu’un vote socialiste.

Le congrès émit le vœu que des institutions de crédit mutuel et des sociétés de production coopérative fussent fondées afin d’arriver à la longue à l’abolition du salariat.

Il définit le salariat un état transitoire entre le servage et un état innommé.

Le congrès vota l’institution de caisses de retraite pour la vieillesse et pour les invalides du travail. Mais il manifesta hautement ses préférences individualistes, c’est-à-dire son aversion pour le collectivisme en déclarant : « En principe, nous sommes contre toute intervention de l’État. »

Le congrès se prononça pour la candidature ouvrière, mais il fut entendu également, qu’au second tour de scrutin, les candidats ouvriers devraient toujours se retirer et leurs électeurs se rallier au candidat républicain le plus avancé[4].

Le caractère conservateur et purement réformiste du congrès ouvrier de 1878 à Lyon fut accentué encore par le rejet de la première proposition collectiviste qui eût été faite dans une assemblée ouvrière française.

Cette proposition, qui marque l’entrée en ligne des collectivistes dans la bataille ouvrière, fut faite par deux guesdistes de la première heure : MM. Dupire et Ballivet.

En voici le texte :

« Considérant,

« Que l’émancipation des travailleurs ne sera un fait accompli que lorsque ceux-ci jouiront du produit intégral de leur travail ;

« Que, pour atteindre ce but, il est nécessaire que les travailleurs soient les détenteurs des éléments utiles à la production : matières premières et instruments de travail ;

« Conséquemment,

« Le congrès invite toutes les Associations ouvrières à étudier les moyens pratiques pour mettre en application le principe de la propriété collective du sol et des instruments de travail. »

Cette proposition, la première que les collectivistes aient risquée en France, fut rejetée par une assemblée qui ne comprenait que des ouvriers. Huit délégués seulement se rangèrent à l’opinion de MM. Dupire et Ballivet.

Ainsi, un an et demi après le commencement de la propagande communiste, le prolétariat français, solennellement consulté, se déclarait individualiste à une immense majorité.

Les doctrinaires du socialisme révolutionnaire allemand qui rédigeaient l’Égalité ne se découragèrent pas après cet échec. Au contraire, ils considérèrent comme un succès d’avoir trouvé dans le prolétariat des porte-paroles, des ouvriers pour révéler avec éclat, dans une grande assemblée dont toute la presse suivait les travaux, l’existence de leurs théories, et l’Égalité continua sa campagne en vue du congrès international qui devait se tenir à Paris en 1878, pendant l’Exposition.






  1. 18 novembre 1877.
  2. La Commune de Paris elle-même, dont Karl Marx avait déclaré l’Internationale solidaire et dont il avait écrit un éloge si magnifique et si inattendu, n’avait pas fait œuvre de communisme. Un seul des votes de la Commune de 1871 est inspiré par l’esprit révolutionnaire. C’est celui par lequel elle ordonna de dresser la statistique des ateliers abandonnés « pour leur prompte mise en exploitation par l’Association coopérative des ouvriers y employés ».

    Cette mesure de socialisme révolutionnaire avait été précédée de quelques autres mesures de socialisme d’Etat, c’est-à-dire de socialisme conservateur — non destructif de la propriété individuelle.

    Ainsi la Commune avait réduit à 6.000 francs par an le traitement des fonctionnaires de tous ordres ; elle avait décrété qu’aucune administration publique ou privée ne pourrait imposer des amendes ou des retenues aux employés et aux ouvriers ; elle avait interdit le travail de nuit dans les boulangeries.

    Ces trois décrets sont restrictifs du droit d’abuser de la propriété et de la facilité de s’enrichir vite. Ils sont des actes de socialisme d’Etat plus graves que ne le serait, par exemple, la limitation de la journée de travail à huit heures, mais ils procèdent du même esprit centralisateur et non pas d’un esprit révolutionnaire.

  3. Voir à l’Appendice, sous le titre : les Révolutionnaires et les premiers Congrès, la très curieuse petite brochure qui parut à Londres, en 1876, contre les Congrès ouvriers coopératistes. Le rédacteur anonyme qui rédigea, au nom du groupe blanquiste la Commune révolutionnaire de Londres, ce pamphlet appelle les coopératistes : les syndicaux.
  4. Cette tactique a été abandonnée. Depuis que le parti ouvrier s’est constitué en parti de classe distinct, ses candidats maintiennent leur candidature au second tour de scrutin, même au risque de faire le jeu des adversaires de la République ou des républicains les plus modérés. Il y a eu souvent chez les républicains radicaux de belles colères contre des socialistes qui refusaient de se désister au scrutin de ballottage en faveur de leurs candidats. Dans plusieurs circonstances l’entêtement des socialistes à affirmer la séparation des classes a servi des candidats « conservateurs ».