La France du Levant
Revue des Deux Mondes4e période, tome 152 (p. 168-196).
◄  03
05  ►
LA FRANCE DU LEVANT

IV[1]
LES CAUSES DE DÉCLIN

Les affaires d’Arménie, de Grèce, de Crète, et le pèlerinage de Guillaume II sont les derniers incidens d’un conflit ouvert depuis le jour où l’Islam a conquis par la force une partie de la chrétienté. Nos défiances contre un empereur qui ne nous a pas donné le droit de l’aimer, nos griefs contre un sultan qui vient de rajeunir dans ses États la barbarie ont ramené nos regards vers l’Orient. Nos sollicitudes y cherchent notre place : mais c’est par-delà les colères et les jalousies d’un jour qu’elle doit être contemplée. Le cours de nos rapports avec la puissance ottomane est réglé par des causes plus générales et plus permanentes. Si notre patriotisme veut connaître le progrès ou le déclin de la France dans le Levant, il lui faut remonter à l’origine de nos droits, et suivre le cours des changemens que la lenteur des siècles prépare et mesure.

La France a tenu deux conduites successives et contraires envers l’Islam. Du VIIIe au XVIe siècle elle a cru, et l’Europe avec elle, que la civilisation avait pour ennemi public le mahométisme, et que le principal devoir de la société chrétienne était de soustraire les populations chrétiennes au joug musulman. De cette foi naquirent les Croisades, que la France inspira toutes et soutint presque seule. Outre la primauté morale, sa générosité lui valut la plus belle part des avantages, quand les entreprises furent heureuses. Par ces guerres, la Palestine, la Syrie, l’Arménie, Constantinople, une partie de la Macédoine, de l’Albanie, de la Grèce, devinrent terres françaises ; même quand ces conquêtes furent perdues, les titres de la France demeuraient intacts dans le cœur des peuples qui espéraient par elle la délivrance, et son prestige dominait sans égal tout le bassin de la Méditerranée. La politique de principe s’était trouvée par surcroît une politique d’intérêt, et, bien avant que ces mots ne devinssent en usage, une politique d’expansion coloniale.

Le XVIe siècle nous commença d’autres destinées. Les premiers, les empereurs allemands avaient paralysé l’élan des croisades par leur obstination égoïste à envahir l’Italie et à dominer l’Europe. Malgré l’insuccès tragique de leurs tentatives, la maison de Valois se laissa séduire par l’exemple. A la lutte de toute l’Europe contre le Turc, à l’immense dépouille où tous auraient trouvé leur avantage et leur équilibre, elle préféra des conquêtes sur ses voisins. A l’union des États chrétiens, c’était substituer la guerre entre la France, l’Autriche, l’Italie, l’Espagne, donc affaiblir le catholicisme ; c’était substituer un système de domination continentale où le vainqueur ne s’imposerait qu’à l’épuisement de ses rivaux, donc affaiblir l’Europe. La maison de Valois se trouva presque aussitôt victime de ses calculs. Trompé dans sa candidature impériale, vaincu sur le champ de bataille, prisonnier réduit à payer de ses provinces sa rançon, François Ier, dans cette ruine de sa fortune, ne gardait intact que son orgueil. Il l’appelait l’honneur, et cet honneur ne pouvait plus que crier à l’aide, mais la défaite est l’abandon. En face de Charles-Quint, un seul prince restait debout, armé contre l’Espagne sur mer, contre l’Autriche sur terre : et ce prince était aussi l’adversaire du nom chrétien, le chef de l’Islam, Soliman. François Ier recourut au Grand Turc, un peu comme dans les légendes le désespéré se donne au diable, avec le même sentiment du sacrilège commis, avec la même volonté d’obtenir, en échange de l’âme livrée, les biens de ce monde. Et, si faible que fût alors le roi, il pouvait beaucoup exiger pour prix de son alliance, car Soliman non plus n’avait pas le choix des amitiés. L’Islam vivait, depuis l’origine, sous une menace constante : l’union de la chrétienté eût suffi à le chasser d’Europe. Séparer de cette coalition le roi très chrétien, et la nation, mère des croisades, était pour Soliman assurer la possession de ses conquêtes, et préparer l’extension de son empire.

L’entente fut conclue en 1535. La lutte perpétuée entre les maisons d’Autriche et de France, perpétua pour nos princes la nécessité de l’alliance avec le Turc. Au traité de Soliman sept autres succédèrent jusqu’en 1740, pour préciser, étendre sur certains points, amoindrir sur quelques autres, et confirmer dans l’ensemble la situation établie par le premier. Tous furent appelés par l’orgueil musulman « capitulations, » comme ces clauses accordées aux vaincus par la grâce des vainqueurs, mais, dans ces clauses, c’est l’Islam qui capitulait. Certaines abdications de la souveraineté islamique, des îlots de civilisation chrétienne élevés au milieu de la mer musulmane et que ses fureurs et sa stérilité ne submergeraient plus, voilà le caractère, l’originalité, la victoire de ces traités obtenus par les Valois et les Bourbons.

Les promesses faites à la France par les capitulations se résument en trois privilèges. Amitié et alliance sont accordées par le Sultan à « son frère, » « des plus grands princes chrétiens le majeur. » Le gage de la primauté reconnue à la France est le titre de Padischah qui égale nos souverains au souverain de l’Islam. La préséance est accordée à nos ambassadeurs sur tous les autres. Les Français en Turquie sont gouvernés, au nom de leur roi, par ses consuls. Les consuls jugent toutes affaires criminelles ou civiles entre Français, et l’autorité du Grand Seigneur n’intervient que pour prêter main-forte à leurs sentences : ainsi se taisent le Coran et sa partialité contre les infidèles. Un Turc ne peut intenter de procès à un Français, si la preuve du droit qu’il prétend ne se trouve dans un écrit signé de ce Français ou du consul : ainsi est porté remède à la vénalité des témoins musulmans. Même prévenu d’un délit ou d’un crime contre un Turc ou contre l’État ottoman, le Français ne peut être contraint d’ouvrir sa demeure, ni arrêté, hors la présence de son consul, et sa cause, soustraite aux magistrats ordinaires, est réservée à « l’Excelse Porte seulement. » Il n’est si mince particulier en qui le Grand Seigneur ne doive ménager la France tout entière. Voilà le privilège politique.

Les Français acquièrent le droit de trafiquer dans tous les États du Sultan. Ce droit est un monopole. Les étrangers ne peuvent faire de négoce avec la Turquie, sinon « sous la bannière de France. » Voilà le privilège commercial.

Les Français sont libres de pratiquer leur religion, de se rendre dans les lieux saints. Le même bénéfice est étendu aux étrangers « amis de l’empereur de France. » Voilà le privilège religieux.

Par l’alliance promise en retour à la Turquie, la France non seulement abandonnait sa propre tradition, elle abrogeait le droit de la société chrétienne. Elle mettait fin à la politique de principe qui, jusque-là, sauvegardait par la force collective de l’Europe une foi unique, source d’une civilisation commune. Elle cessait de considérer les Turcs en usurpateurs violens, elle oubliait l’illégitimité particulière de leur conquête, l’offense imprescriptible faite à la foi par leur présence. Elle sacrifiait la délivrance des peuples conquis par l’Islam et la concorde du monde civilisé à l’espoir de dominer l’Europe. Elle inaugurait par un grand acte d’égoïsme la politique d’intérêt.

Une politique d’intérêt se juge aux résultats. Quels ont été les résultats obtenus par la France en faveur des trois intérêts qu’elle prétendait servir, sa prépondérance politique, sa richesse commerciale, et son protectorat religieux ?


I

Au moment où elle fut conclue, l’entente avec l’Islam pouvait assurer à la France la domination de l’Europe. Les forces réunies des deux peuples formaient le plus puissant moyen de contrainte qui fût dans le monde. Mais il fallait que la France attachât ouvertement à son côté l’alliance ottomane comme le sabre au flanc du soldat ; qu’elle lui fût fidèle comme la main à la poignée de l’épée ; qu’elle partageât avec son compagnon de lutte les bonnes ou les mauvaises fortunés, et, triomphant par lui, lui permît de grandir par elle. Après avoir préféré les chances de l’hégémonie par la force à l’ancienne tradition chrétienne qui faisait la force servante d’un droit supérieur à elle, il restait à nos rois à oser leur pensée. Assez ambitieux pour affronter le scandale de l’amitié turque, ils n’avaient, ce semble, pas plus à redouter les atteintes portées à la vie d’au 1res peuples par les succès de l’Islam, qu’un général résolu à vaincre ne se laisse émouvoir par la vision des morts et par les cris des blessés.

Mais c’est l’honneur et la faiblesse de la France qu’elle ne connaisse pas les ambitions sans scrupules. Jamais elle n’a su tout à fait préférer ses avantages à ses principes. Jamais cette inaptitude n’a été plus éclatante que dans les réconciliations de la France et de l’Islam. L’alliance turque appelait notre pays à servir sa grandeur particulière au détriment de la civilisation générale, le sollicitait de séparer deux causes qu’il tend toujours à unir : en cela elle était contraire à la vocation de notre race. Aussi, depuis le jour où fut inaugurée cette amitié, la France, tantôt plus sensible aux intérêts que son égoïsme voulait satisfaire, et tantôt aux principes que sa conscience lui commandait de défendre, n’a pas su se fixer à un parti définitif, et, par son hésitation entre les conduites, n’a recueilli le bénéfice d’aucune.

La conception de François Ier se heurta d’abord à la foi chrétienne de la France. L’on vit combien différaient l’esprit de la cour et le cœur de la nation. Le roi n’avait pas reculé devant l’alliance, il recula devant l’aveu qu’il en fallait faire. C’est l’Empereur qui la dénonça pour perdre François Ier dans l’opinion de l’Europe, et François Ier nia, traitant la vérité de calomnie. En vain Soliman, accouru en Albanie à la tête de ses forces, était prêt à signer le traité avec le sang de victoires communes, et réclamait l’action concertée de nos armes et des siennes. Une seule fois, et seulement sur mer, cette union fut tentée. Et, malgré l’extrémité où nous étions alors réduits, quand la France vit sa bannière, unie à celle du capitan Barberousse, porter sur des rivages chrétiens la ruine et l’esclavage, la honte fut si forte que, depuis, les Valois n’osèrent plus unir avec le Turc leurs armées, ni même concerter de guerres contre l’ennemi commun. La France et l’Islam, opérant isolément, alternèrent leurs attaques au lieu de les associer, et comme l’étau ne serrait qu’une de ses branches à la fois, l’Autriche échappa meurtrie, mais non écrasée. Vers la même époque, le peuple, dans lequel on disait si épuisé l’élan des croisades, faisait la Ligue, et contre la politique sans principes des Valois élevait jusqu’à la révolte une réaction de catholicisme. Un tel peuple répugnait à toute solidarité avec l’Islam. Héritiers d’ambitions qu’ils ne songeaient pas à répudier, mais à accroître, et par elles rivés à l’alliance turque, les Bourbons la portèrent comme une chaîne : tous aspiraient comme à la délivrance au retour vers la tradition chrétienne. Henri IV mûrissait son « grand dessein, » qui était de rendre à l’Europe l’équilibre par des compensations prises sur le Turc. La mort de ce grand homme ne mit pas fin à un projet conforme au génie même de la nation. Tandis que Richelieu couvrait de sa robe rouge ses vastes pensées, le Père Joseph couvrait de sa robe grise une pensée plus vaste encore : son âme ardente avait hâte de revenir à la politique des Croisades. Louis XIII, en qui toutes les passions semblaient se taire, pour ne pas troubler l’intelligence froide de l’intérêt public, répétait son souhait de « ne plus tirer l’épée que contre trois sortes de gens : les Turcs, les hérétiques et les oppresseurs des plus faibles. » Avec Louis XIV, l’éclat du règne rend illustres les contradictions de notre conduite. Le roi qui soutint le catholicisme en Angleterre, combattit le protestantisme en Hollande, et révoqua en France l’édit de Nantes, ne pouvait croire légitime une alliance avec l’Islam. Il commence à gouverner quand les Turcs, à l’apogée de leur puissance, dominent la Méditerranée, débarquent en Crète et envahissent la Hongrie ; en joignant ses armes aux leurs, il aurait l’Europe à sa merci. L’instinct catholique l’emporte sur l’ambition princière, ou plutôt cette ambition comprend que la défense de la chrétienté peut seule donner à un roi de France la plénitude de la gloire. Avec son aveu, une expédition française tente de débloquer Candie ; par ses conseils, les Protestans d’Allemagne secourent l’Empire ; par ses flottes la piraterie musulmane est châtiée ; grâce aux renforts envoyés de France, les Turcs perdent, à la bataille du Saint-Gothard, la Hongrie. La rupture avec l’Islam semble imminente. L’opinion en France dit à Louis, avec Boileau :

Je t’attends dans six mois aux bords de l’Hellespont.

L’Europe protestante ne désire pas moins détourner sur le Turc le zèle du roi pour l’unité religieuse. Leibniz, appliquant son génie universel et partout ami de l’ordre à mettre cet ordre dans les faits comme dans les idées, publie en 1670 son « plan pour la pacification de l’Allemagne, de l’Europe et de la chrétienté. » Avec l’assentiment de l’Allemagne, il déclare d’intérêt universel l’expulsion des Turcs, il presse Louis XIV de reprendre sur eux notre part : l’Egypte, « qui revient de droit à la France ; » la Syrie « pour consolider la domination de l’Egypte ; » Malte « dont les chevaliers et les maîtres sont en majorité Français, » et « la protection de l’Eglise dans tout l’Orient. » L’orgueilleuse servitude de rivalités plus voisines interdit à Louis XIV les ambitions vraiment utiles, et le tient à l’attache de l’alliance turque. Pourtant, lorsqu’en 1683 les Turcs arrivent sous les murs de Vienne, le grand roi reconnaît le devoir de défendre, fût-ce en faveur de l’Autriche ennemie, la chrétienté. Mais il veut pour son fils le titre de roi des Romains, la succession de l’Empire : tandis qu’il marchande son concours, Sobieski le donne et sauve l’Autriche. La terreur de l’Europe survit en une coalition contre l’Islam ; l’appui de la France assurerait le succès ; mais, contre l’Autriche, notre politique a toujours besoin du Turc. Il faudrait alors le secourir ; mais, tandis que les scrupules et les ambitions se combattent en Louis XIV, il ne s’arme ni pour les unes ni pour les autres. Et les quatorze ans de guerre qui précèdent le traité de Carlowitz, puis les dix-neuf qui aboutissent à la paix de Passarowitz, commencent, sans une aide de nous à la Turquie, la décadence de notre alliée. Sous Louis XV, notre amitié se borne à ralentir cette décadence par nos conseils, jamais par nos armes. De menaçant, le Turc devient menacé ; le partage de l’Empire ottoman est remis en question par les écrivains, par les chancelleries. Sous Louis XVI, la Russie, impatiente de posséder Byzance, nous offre une compensation : soit les Pays-Bas, soit l’Egypte et les Iles de l’Archipel. Notre gouvernement refuse : il répugne à son honneur de hâter la mort où il a promis l’amitié. Mais déjà il ne compte plus ni sur la force ni sur la vie de l’allié, et, après plus de deux siècles où il n’a su ni le servir ni s’en servir, il se demande si depuis François Ieril ne se serait pas trompé.

Des politiques aussi observateurs que sont les Orientaux ne pouvaient se méprendre sur ces sentimens. Dès le début, l’alliance leur fut une déception. Un gouvernement qui avait cherché leur aide, mais en rougissait, et ne voulait pas se laisser prendre en flagrant délit d’amitié avec eux, mêlait à son bon vouloir trop d’humiliations et d’indifférence pour mériter la confiance et la gratitude des Musulmans. Forcés de reconnaître dans ces procédés à leur égard les ménagemens de nos rois pour les traditions chrétiennes et toujours vivantes de la nation, ils ne pouvaient se dissimuler la fragilité d’une trêve qui avait suspendu, mais non détruit la vieille haine. Cette trêve ne leur avait pas donné le compagnon généreux et sûr dont ils avaient besoin et qu’ils eussent payé de retour. Ils se sentaient toujours seuls, n’avaient pour allié que les discordes de l’Europe, et voyaient simplement en la France la nation qui leur voulait le moins de mal. Ils rendirent ce qu’on leur offrait, ils se prêtèrent, sans se donner, à un rapprochement qui laissait le cœur libre et l’avenir précaire, ils ne songèrent qu’à eux comme la France songeait à elle. Et, les nations étant égales devant l’indifférence musulmane, ils se mirent à les ménager dans la mesure où ils y avaient intérêt, et appuyèrent sur plusieurs, sans l’attacher à aucune, l’équilibre instable de leur destin.

Or, nos luîtes pour la domination, qui nous rendaient nécessaire la paix avec l’Islam, avaient précisément donné l’essor à des puissances nouvelles, et capables de balancer notre crédit auprès des Musulmans. Les conflits entre les grandes puissances maritimes du XVIe siècle, la France, l’Italie et l’Espagne, avaient affaibli leurs flottes, leur commerce, attiré leur énergie vers la guerre terrestre ; et l’Angleterre avait occupé sans obstacle les mers comme une demeure vide. Les guerres contre l’Autriche, au XVIIe et au XVIIIe siècle, nous forçaient à soulever contre son hégémonie le nord de l’Allemagne, à favoriser les accroissemens de la Prusse, tandis que l’Autriche appelait à son aide et introduisait dans les affaires de l’Europe, la Russie encore asiatique. Même après Frédéric, la Prusse, sans marine et trop éloignée des Turcs, n’existe pas encore pour eux ; mais l’Angleterre, par ses navires, est présente sur toutes les côtes de l’Islam, et la Russie pèse sur les frontières terrestres de l’Empire turc. Ces deux nations peuvent perpétuellement ruiner son commerce, envahir son sol. Il les ménage donc, d’autant plus qu’elles deviennent plus fortes, et le crédit d’abord acquis à la France diminue de ce qui est accordé à ces deux puissances.

Au moment où finit l’ancien régime, la politique inaugurée avec la Renaissance n’a pas mieux établi notre primauté sur les peuples chrétiens que sur les Musulmans. Nous n’avons plus rien à craindre de l’Italie, de l’Espagne, ni de l’Autriche : mais la Russie, la Prusse et l’Angleterre, sont-elles moins avides et redoutables ? Notre politique a abaissé les nations catholiques, elle a fait ou permis l’élévation des nations orthodoxes ou protestantes. Elle a été assez musulmane pour que l’Autriche ait dû appeler contre l’Islam le secours de la Russie orthodoxe. Elle a été assez catholique pour que l’Angleterre et la Prusse, favorisées d’abord par nous contre l’Autriche, se soient déclarées contre nous les champions de la Réforme. Ainsi, la politique d’intérêts subtituée à la politique de principes, loin de créer une Europe soumise à la France et indifférente aux questions religieuses, a fait succéder à une Europe unie où la France était sans conteste la première, une Europe divisée où le catholicisme et la France sont mis en échec par l’esprit orthodoxe et par l’esprit protestant.


La Révolution, il est vrai, a détruit le vieil obstacle à l’alliance turque. Notre vie chrétienne n’avait pas traversé impunément l’atmosphère du XVIIIe siècle, et la France du Contrat social ne pouvait garder contre l’entente avec l’Islam le même scrupule que la France de saint Louis. Mais aussitôt s’est élevé contre cette alliance un obstacle nouveau. Si la Révolution française a oublié l’ancienne foi, elle a reçu et prêché une foi nouvelle : c’est que les peuples s’appartiennent, et que tout gouvernement, s’il ne représente pas la race et la nation, s’il n’obéit pas à la volonté générale, s’il ne respecte pas les droits personnels de chaque homme, est illégitime. Cette foi fut tout ensemble abjurée et répandue dans le monde par Napoléon. Au début et à l’apogée de sa course, Napoléon faillit détruire la Turquie. Elle se sauva par sa ténacité à Saint-Jean-d’Acre ; elle fut sauvée à Tilsit par l’importance de Constantinople que Napoléon ne voulait pas abandonner à la Russie. Mais, quand la brutalité du conquérant cessa de troubler l’œuvre des idées, une ruine tout ensemble moins proche et plus inévitable commença. Les principes rappelés en 1789 condamnaient la domination des Turcs sur presque tous leurs sujets : Grecs, Valaques, Bulgares, Arméniens, tous reprirent conscience de leur nationalité. Et depuis, l’indomptable constance de leurs aspirations et leurs révoltes accrut pour l’Empire ottoman la difficulté de durer.

Aussitôt, les deux puissances qui étaient parvenues à partager avec nous l’hégémonie sur les affaires orientales ont fixé leur conduite, et adopté chacune ce qui, des principes nouveaux, servait son intérêt. Le gouvernement russe, le plus autocratique de l’Europe, et qu’on a vu envers ses sujets avare non seulement de liberté, mais parfois d’humanité, se fût contredit à réclamer ces biens pour les sujets d’autrui. En revanche, les peuples possédés en Europe par le Turc appartenaient presque tous aux races slaves, dont la Russie est la principale. Sous prétexte qu’elle est la maîtresse branche, elle prétend être le tronc et que les autres branches lui appartiennent. Elle a donc invoqué le droit de la race pour se réserver l’héritage du Turc en Europe. L’Angleterre ne pouvait tenir pour légitime un principe qui donnerait à une rivale un refuge inaccessible dans les Dardanelles, l’accès de la Méditerranée, et le commandement des routes commerciales entre l’Europe et l’Asie. Conquérante des Indes, de l’Irlande, de Gibraltar et de Malte, elle eût, à reconnaître le droit des races, ébranlé ses propres droits ; ils étaient fondés, comme ceux de la Turquie, sur la supériorité de force qui destine certains peuples à régir les autres. Ces raisons la rendaient favorable à la durée de l’Empire ottoman. Mais, comme elle mettait son honneur dans ses libertés publiques et privées ; comme elle tenait la sécurité de la vie, du travail, des biens, pour plus importante aux peuples que la nationalité de leurs gouvernemens ; comme elle reconnaissait que nulle de ces garanties n’était offerte par le régime turc ; comme enfin elle croyait que leur octroi était pour ce gouvernement la seule chance de survie, elle soutenait contre la politique des races la politique des réformes. L’Angleterre d’ailleurs et la Russie servaient sous ces mots l’égoïsme national ; l’une entendait exproprier l’Empire turc, fût-il le meilleur des gouvernemens, l’autre le conserver, fût-il le pire.

Notre conduite ne fut pas si simple, parce que là encore la France hésita sur ses intérêts et voulut les concilier avec ses principes. De l’alliance russe que les Bourbons négociaient la veille de leur chute, et qui, par l’abandon à la Russie de frontières sur la Méditerranée, nous eût permis de recouvrer les nôtres sur la Meuse et le Rhin, la France est passée à l’alliance anglaise, pour défendre en Crimée, par la guerre de 1855, et à Berlin, par le Congrès de 1878, l’empire turc. A mesure que la Russie s’étendait plus dominatrice sur l’Asie, la France a craint davantage que le colosse, s’il ajoutait à la puissance de sa masse la force de sa position sur le Bosphore, ne devînt maître aussi de l’Europe. Songeant à elle-même, à l’étendue de ses privilèges en Turquie, à l’incertitude de leur durée où succéderaient d’autres maîtres, elle a conclu que tout amoindrissement du territoire turc serait une diminution de l’influence française. Elle n’entendait pas d’ailleurs sacrifiera son égoïsme les populations placées sous le joug, et elle essayait, sans s’oublier, de les servir. Et comme, partout où le Turc exerçait le pouvoir, un arbitraire permanent et des massacres chroniques prouvaient la vanité des promesses et l’inaptitude de l’Islam à changer, la France travaillait à doter le Levant d’un régime qui, sans détruire la souveraineté ottomane, épargnât aux populations chrétiennes le contact avec la barbarie turque. Par-là nous nous séparions de l’Angleterre, sans nous unir à la Russie. Sa prétention de devenir, au nom du panslavisme, l’héritier nécessaire et universel de l’Islam offensait la sincérité de notre respect pour les autonomies nationales. Son droit sur les races slaves de ta Turquie était le même qu’elle avait exercé sur la Pologne, qu’elle pouvait prétendre sur la Bohême ou la Dalmatie, le même qu’au nom de la race latine, l’idée nous viendrait de revendiquer sur l’Italie et l’Espagne. Servir la cause des nationalités, ce n’était pas, selon nous, étouffer tous les peuples d’une race sous le peuple le plus puissant de cette race, c’était rendre à chacun de ces peuples, divers par l’histoire, le langage, le caractère, les ressources, et confondus seulement par la communauté de leur défaite et de leur abjection, la conscience de leur autonomie. S’il y eut en ce siècle une politique particulière à la France en face du problème oriental, cette politique fut la transformation de la servitude en vassalité pour les peuples chrétiens soumis à la Turquie. Notre diplomatie comptait, par des émancipations distinctes et successives, ranimer dans chacun de ces foyers la chaleur d’une vie propre, le culte d’une petite patrie ; par la persistance d’un lien politique entre leurs jeunes indépendances et leur vieux maître, conserver sur elles ces droits qui nous avaient été reconnus par lui ; enfin combattre l’attraction qui solliciterait peut-être, si elles étaient tout à fait libres, leurs masses minuscules vers l’immense Russie. Mais, quand l’un ou l’autre de ces peuples, au nom des souffrances subies, ou de la sagesse acquise dans sa demi-indépendance, se refusait à toute vassalité envers un maître de civilisation inférieure, se levait, demandant ou la mort à son bourreau séculaire, ou à l’Europe le droit de vivre libre, la France oubliait son propre intérêt pour consacrer ce droit. Ainsi, dès 1828, elle assurait par les armes l’indépendance de la Grèce, et au cours du siècle favorisait celle du Monténégro, de la Roumanie, de la Serbie, de la Bulgarie, malgré l’amoindrissement ainsi apporté à l’Empire qu’elle eût voulu maintenir intact. Bien plus, elle le démembrait elle-même, en même temps qu’elle le protégeait. En 1830, Alger, repaire d’incorrigibles pirates, bravait à la fois l’Europe, sa victime, et son suzerain nominal, le Sultan : la France avait abattu la puissance des deys, et conservé leur domaine. Un peu plus tard, elle reconnaissait qu’en Égypte le régime turc était l’obstacle à la civilisation du pays, et pour affermir là l’influence française elle avait poussé Méhémet-Ali à se rendre indépendant. Enfin, il y a vingt ans, comme lasse de porter ces contradictions, elle est allée s’asseoir à ce Congrès de Berlin où siégeaient tant d’appétits et pas un principe. Là l’Europe réunie sous prétexte de sauver l’Empire ottoman désespérait publiquement de lui, la Russie empêchée de s’étendre en Europe sur les Bulgares obtenait en Arménie licence de tourner la Mer-Noire et s’adjugeait des peuples dont les veines ne contiennent pas une goutte de sang slave, les nations arbitres elles-mêmes prenaient en gage, pour défendre l’intégrité de l’Empire turc, des provinces turques ; l’Autriche, la Bosnie et l’Herzégovine ; l’Angleterre, Chypre. La France fit comme les autres et obtint la Tunisie.

À être ainsi défendu, le Turc a dû se demander ce qu’il aurait de plus à perdre s’il était condamné. Dans le passé, tous lui avaient été funestes : non seulement la Russie, qui travaillait ouvertement à le chasser ; mais l’Angleterre, qui, par sa politique de réformes, avait transporté d’Europe en Turquie des principes contraires au génie musulman, établi une lutte entre deux civilisations, et affaibli l’Islam ; mais la France, qui, sous prétexte de rendre le pouvoir ottoman plus solide en relâchant la dépendance entre lui et ses sujets, avait préparé et précipité te démembrement de l’Empire. Dans le présent, les volontés jadis contraires de tous ces peuples, s’accordaient à arracher une part de curée. Comme la bête poursuivie et traquée, le Turc essaie de mettre, entre lui et le péril, un peu de durée et d’espace ; il abandonne ici la forêt, là les plaines, là les rivages ; il les cède à celui qu’il croit capable de lui vendre le plus de sûreté au moindre prix. En même temps il se prépare à faire tête, si, serré de trop près, il lui faut défendre sa vie, et pour la défendre il se dégage des entraves étrangères et revient à ses instincts primitifs. L’Islam inaugure une période où il ne prend plus conseil que de lui-même. Il a clos, par la constitution de Midhat, ses essais de réformes européennes, tué dans le ridicule les formes du régime parlementaire, et rétabli dans sa simplicité terrible le pouvoir du padischah. Aux demandes d’autonomie faites par les nations chrétiennes de son Empire, il a répondu par les massacres d’Arménie, de Crète et de Constantinople et il a signifié au monde qu’il garderait par le sabre les conquêtes du sabre.

Au moment où commence cette ère nouvelle et peut-être décisive, la France a achevé de perdre sa prépondérance politique auprès du Turc. Il confond avec les autres, dans le droit commun de sa défiance, le peuple fantasque et pour ainsi dire multiple qui tout ensemble a protégé, délaissé et dépouillé l’Islam. La dernière guerre de l’Orient a ajouté à nos inconstances leur dernière et leur plus triste contradiction. Aux Arméniens, aux Crétois, aux Grecs nous n’avons donné ni du calme ni de l’aide, et, s’ils ont cru à la sincérité de nos sympathies, ils en ont constaté l’impuissance. Au Sultan nous n’avons montré de décision, ni par notre blâme, ni par notre concours : notre pensée s’est fait connaître assez pour l’offenser, pas assez pour le contraindre. Tandis que, dans les précédentes crises, tantôt dévoués au droit humain et tantôt à l’ambition française, nous prouvions du moins notre vie par l’efficacité de ce zèle mobile, nous n’avons jeté dans la balance, où hier oscillait le destin des peuples, que le poids de quelques soupirs. Nous n’avons compté pour rien ni auprès de ceux qui souffraient, ni auprès de ceux qui faisaient souffrir. Nous sommes demeurés inertes. Nous sommes devenus à la fois indifférens, comme à des choses trop lointaines, à nos principes et à nos intérêts. Le changement de notre puissance dans le monde excuse à nos yeux la nouveauté de notre attitude, mais il est notre tort suprême aux yeux de l’Islam. Car, pour le Turc, la justification nécessaire de tous les actes, la raison suffisante de toutes les conduites, la puissance absolutrice de toutes les fautes, est la force, — la force qui rend respectable aux âmes orientales les blessures même qu’elle fait.

Dans la faveur du gouvernement turc, la place est prise par un autre peuple, l’Allemagne. Ce peuple a établi sa grandeur en partageant la Pologne, a achevé son unité en annexant le Hanovre, les duchés danois, l’Alsace-Lorraine, a dit par la bouche de son empereur actuel : « La volonté des princes est le droit, » et par la bouche de son fondateur Bismarck : « La force prime le droit ; » il a fondé sa puissance par les mêmes moyens et sur la même morale que l’Islam. Il lui a suffi de nous avoir vaincus en 1870 pour hériter de notre renom militaire. Il était demeuré, jusqu’à ces dernières années, étranger aux problèmes d’Orient, parce qu’il les jugeait étrangers à ses intérêts, et son ambition, maintenant étendue sur toutes les contrées du monde, se déploie sans les souvenirs humilians ou amers que l’influence des autres nations rappelle aux Croyans : il n’a encore rien demandé ni ravi à l’Empire turc. Quand les massacres d’Arménie et de Crète ont mis à l’épreuve la placidité des nerfs germaniques, il a, sans amoindrir ses bons offices par des conseils indiscrets de réformes ou des révoltes niaises d’humanité, pris le parti de la souveraineté musulmane. L’amitié puissante et sans scrupules, que le Turc au XVIe siècle croyait trouver dans la France, apparaît à l’Empire ottoman à l’heure où il désespérait d’un sauveur. De là la gratitude étonnée, l’empressement docile, les faveurs par lesquelles la Porte paie d’un coup les anciens et les nouveaux services de l’Empire germanique à l’Islam. Et l’Allemagne, après avoir, durant le moyen âge, favorisé par son inertie et malgré la France, la durée de la puissance musulmane, semble aujourd’hui recueillir le bénéfice que la France comptait se réserver en nouant au XVIe siècle alliance avec les Turcs.


II

Le second des avantages stipulés par la France, le monopole commercial, n’est pas resté plus intact.

Le droit reconnu à la France en 1535 obligeait toutes les nations qui voulaient trafiquer avec la Turquie à transporter leurs marchandises sous notre pavillon. Ce privilège était surtout onéreux pour les Vénitiens, qui avaient avec le monde musulman les relations d’affaires les plus étendues, les plus anciennes et possédaient la plus importante flotte de commerce. Le Sultan venait de leur déclarer la guerre, et nous avions obtenu, grâce à cela, qu’il fit bon marché de leurs droits. Mais Venise excellait à faire glisser sa fortune au milieu des difficultés, comme ses gondoles dans le dédale de ses canaux. Elle sut bientôt prouver au Turc qu’à la ruiner il perdait lui-même, et qu’il payait, en somme, le bénéfice prélevé par nous sur les transports. Elle recouvra donc le droit de trafic direct et, dès 1581, la troisième capitulation ne maintenait notre privilège que « les Vénitiens en dehors. » La marine anglaise, alors naissante et déjà âpre au gain, commença à paraître dans le Levant ; sa persévérance l’emporta sur nos protestations, et les Turcs eux-mêmes l’aidèrent à éluder la clause protectrice de notre pavillon. À cette nouvelle rivalité Henri IV céda ce qu’il ne pouvait défendre, il se borna à exiger que les Anglais comme les Vénitiens transportassent seulement les produits de leur industrie, sans couvrir de leur bannière les commerces étrangers, et que ceux-ci « dussent toujours naviguer sous la bannière de France. » La part de chacun fut ainsi réglée en 1604 par la cinquième capitulation. Mais, parmi ces commerces étrangers, celui des Hollandais prit une telle importance que notre droit exercé contre eux n’était pas conforme à la nature des choses. Il fut encore vaincu par elle, et la Hollande, après l’Angleterre et Venise, obtint des Turcs la liberté du trafic. Au XVIIIe siècle, l’Autriche, la Russie, la Suède, l’Espagne négocièrent avec la Porte des traités commerciaux qui restreignaient notre part. Donc, même sous l’ancien régime, notre commerce n’avait pas en Turquie de monopole. Il avait une situation privilégiée, subordonnée toujours par les Turcs à leurs intérêts propres, variable selon nos rapports politiques, et qui nous assurait sans conteste la première place.

La perte de nos colonies, la destruction de nos flottes, le poids de notre dette publique, affaiblit partout la France de la Révolution et de l’Empire, au moment où, plus importante que nos bouleversemens politiques, la révolution de l’industrie préparait le véritable empire à la richesse. Héritière universelle de la richesse perdue par les autres peuples, reine désormais incontestée des mers et des ports, l’Angleterre acheva de transformer à son profit le travail : aux idées de protection économique et de privilèges commerciaux elle substitua une tendance à l’égalité de traitement entre les nations et au libre-échange entre les peuples. Dès lors, et durant la plus grande partie du siècle, le marché du monde fut gouverné par des lois simples et des habitudes constantes. Dans toutes les contrées, la nature offrait des matières premières, mais en fort peu de pays l’art du travail était assez parfait pour tirer de ces matières l’innombrable variété de combinaisons, de formes et d’usages que la grande industrie doit produire et que le commerce doit mettre à la disposition de tous. De l’Afrique les rivages seuls étaient bien connus, la race noire qui occupait l’intérieur du continent n’en livrait pas le mystère, et la vie de tribu, où ces populations demeuraient isolées, ne leur avait enseigné que des œuvres grossières, des rudimens de métiers. En Asie, des races très anciennes, prisonnières d’une civilisation immuable et pauvre en besoins, poussaient jusqu’à une perfection raffinée l’habileté de main, mais ignoraient et ne voulaient pas apprendre les moyens qui rendent la production abondante et rapide. Si l’Amérique, peuplée par les émigrations qui avaient porté dans le nouveau monde toutes les races du monde ancien, semblait une Europe plus jeune, ses États occupés à établir leur indépendance et à défricher leurs domaines, avaient manqué de temps pour transformer par une industrie puissante leurs ressources naturelles.

L’Europe seule était capable d’accomplir ces métamorphoses. Et encore dire « l’Europe » est exagérer, car elle aussi, en ses contrées fort dissemblables, semblait une réduction de l’univers. Certains peuples, tels les Russes, faisaient leur mue de l’état barbare à la civilisation ; certains, tels les Espagnols, les Serbes, les Roumains, les Bulgares, gisaient inertes dans la gloire de leur passé comme dans une tombe trop vaste ; certains, actifs, persévérans, ingénieux, artistes, mais victimes de morcellemens historiques, tels les Italiens et les Allemands, se trouvaient paralysés dans leur croissance économique par leurs douanes intérieures, par leur éloignement de la mer, par l’insuffisance des travaux publics, par la pénurie des capitaux privés, bref par toutes les faiblesses inhérentes à l’insuffisance du nombre et à l’étroitesse du territoire. Deux nations sans plus, grâce à leur étendue, leur puissance, leur richesse, leurs aptitudes, leur situation maritime, échangeaient avec l’univers entier les produits qu’elles lui prenaient bruts et qu’elles lui rendaient fabriqués : c’étaient l’Angleterre et la France.

L’Angleterre s’était fait la part du lion. Outre que ses colonies assuraient un vaste marché à ses achats et à ses ventes, son propre sol lui fournissait le fer et la houille, élémens principaux des opérations industrielles. Si elle ne négligeait aucune sorte de productions, elle s’appliquait surtout à fabriquer par grandes masses les marchandises qui, machines, outils, fils, cuirs, tissus, deviennent à leur tour la matière première d’autres travaux et de transformations nouvelles. La France, incapable d’égaler cette activité qui se pèse en tonnes et se mesure en kilomètres, entreprenait moins d’œuvres, mais en poussait plus loin l’achèvement. Une vocation instinctive et la conscience de ses aptitudes la poussaient, au lieu de produire pour une clientèle de marchands, des objets partiellement ouvrés, à produire pour le public des objets tout prêts à l’usage. C’était surtout la constance de leur qualité, le fini de l’exécution, l’originalité, la grâce qui, triomphe de la probité et du goût français, faisaient le succès de notre labeur et la fortune de notre commerce. Pour l’importance des affaires, nous n’étions plus nulle part les premiers, nous étions partout les seconds. Dans le Levant, grâce aux traditions séculaires, au prestige renouvelé sans cesse de nos armes, de notre apostolat, de notre civilisation, la part de notre négoce était belle, et la distance entre l’Angleterre et nous, moindre qu’ailleurs.

Maîtres d’une clientèle qui, dans le monde entier, se disputait leurs produits et sûrs d’avoir des commandes au-delà de ce qu’ils pouvaient fabriquer, les deux peuples imposaient leurs prix, leurs modes, leurs habitudes, et n’avaient besoin de ménager ni la bourse ni le goût des autres. Le commerce français surtout, qui touchait à l’art, mettait non seulement son intérêt, mais son point d’honneur à traiter de haut sa clientèle étrangère. Il eût considéré toute concession aux habitudes et aux désirs des autres peuples comme une atteinte à son indépendance créatrice, un renoncement à sa supériorité. Cette supériorité s’était imposée sans solliciter l’avis de personne ; de même, pour la maintenir, n’avait-il pas à apprendre le goût d’autrui, mais à le former, et à servir bien les gens, fût-ce malgré eux. Tout producteur français tenait sa clientèle étrangère comme son obligée et ressemblait un peu au père de M. Jourdain, cet « honnête gentilhomme qui se connaissait en étoffes, en allait choisir de tous les côtés, les faisait apporter chez lui, et les donnait à ses amis pour de l’argent. » Ainsi les marchands français, en recevant le prix, songeaient surtout au service rendu par eux, et le voulaient rendre à leur manière. Ce sentiment complexe, où se mêlaient la probité, la paresse et l’orgueil, était alors sans danger : les complaisances envers le public sont superflues à ceux qui, de droit ou de fait, possèdent un monopole.

Ce monopole n’est plus, et notre fin de siècle a changé les conditions du travail dans ce monde.

Les États-Unis s’étaient préparés peu à peu à tirer eux-mêmes tous les profits de leurs richesses : pour réserver à leur industrie naissante un marché, ils ont fermé par des taxes prohibitives leur territoire aux importations étrangères. Le Japon s’est révélé, par son industrie, par son armée, par sa marine, par ses réformes politiques, un contrefacteur soudain et étonnamment habile de l’Europe : le saut de dix siècles qui l’a jeté de l’immobilité la plus hiératique dans les plus récentes modernités ne lui a même pas laissé le calme de choisir entre elles, et il s’est donné pêle-mêle les biens et les maux que nous confondons sous le nom de progrès. La Chine, autrement fidèle à son passé, ne s’est ouverte à ces progrès que sous la contrainte des peuples européens, mais elle a appris, malgré elle, une science que ces peuples regretteront peut-être un jour de lui avoir portée, et elle aussi, les punissant par leur victoire, commence à produire à meilleur compte des marchandises semblables aux leurs. Ils ne trouvent pas encore en Afrique de compensation à ces pertes : bien que ce continent ait cessé d’être inconnu, les contacts entre la civilisation et la race noire sont trop récens pour imposer à celle-ci, avec nos mœurs et nos vices, le besoin de nos produits.

L’Europe, pendant ce temps, se transformait elle-même. Une croissance naturelle grandissait certains peuples, la politique de la France en accroissait artificiellement certains autres. L’Italie et l’Allemagne doivent à cette politique leur fortune présente. Non seulement, comme cela était juste, les États de l’Italie se sont soustraits à la domination de l’Autriche et les peuples de l’Allemagne ont détruit les principautés minuscules qui, enclaves de féodalité dans les unités nationales, morcelaient les groupes de même famille ; mais, malgré la nature et l’histoire, par l’effort de notre diplomatie et de nos armes, toutes les petites patries de l’Italie et de l’Allemagne se sont absorbées en une unité puissante, sous l’hégémonie du Piémont et de la Prusse. Dans cette longue Italie et dans cette vaste Allemagne, la suppression des douanes intérieures, l’importance des travaux publics, l’impulsion de gouvernemens forts, le groupement des capitaux particuliers et la fécondité des races ont préparé à la fois au travail l’outillage, le marché et la clientèle. Comme ces édifices dont tous les matériaux, réunis à pied d’œuvre, restent seulement à assembler, le commerce et l’industrie de ces deux contrées se sont élevés aussitôt. La Belgique et la Suisse, étendant sans cesse le cercle de leur activité, prouvaient qu’un petit territoire peut être un centre considérable de production et de richesse. Les autres petits peuples, échappés à la domination turque, précipitaient leur activité pour regagner les siècles perdus et honorer leur nationalité reconquise. Enfin, avec son geste plus lent d’ours encore engourdi sous la neige, la Russie a commencé à étendre ses bras capables d’une formidable étreinte, et à dresser une stature qui menace d’accabler le monde sous sa masse : elle met en valeur son domaine étendu aux proportions d’un continent, elle en peuple les solitudes, elle en fouille le sol et le sous-sol, elle s’apprête à en exploiter les ressources par une industrie plus dotée de matières premières, plus riche de travailleurs, plus sûre de débouchés que celle d’aucune nation.

Chacun de ces avènemens a porté une atteinte à la situation économique de l’Angleterre et de la France. Comme l’accroissement de la production n’était pas mesuré sur l’accroissement des besoins, l’industrie, autrefois sollicitée de plus de cliens qu’elle n’en pouvait satisfaire, a fini par fabriquer plus de marchandises qu’elle n’en peut écouler. Ce fait a changé toute la hiérarchie des relations entre le fournisseur et l’acheteur. Le temps a disparu où le client était l’empressé, faisait queue, réduit à la part toujours retenue d’avance et toujours trop faible que voulait bien lui attribuer le fabricant. Aujourd’hui, ce sont les commerçans qui se disputent la clientèle trop rare, c’est elle qui, maîtresse de choisir, se donne et se reprend. Pour la détacher de ses vieux fournisseurs, les nouveaux concurrens ont opposé aux anciennes habitudes une tactique nouvelle. Parmi eux, nul ne s’est montré aussi sûr de sa méthode et aussi persévérant en ses progrès que l’Allemagne. Constater ce qu’elle fait est se donner une vision exacte de ce que tentent tous les autres et de ce que sera le commerce désormais.

On a affirmé, puis on l’a nié, que, le jour où Metz ouvrit ses portes, Frédéric-Charles aurait dit : « La victoire militaire nous appartient, il nous reste maintenant à gagner la victoire industrielle. » Annoncé ou non, le dessein fui suivi. Dès la paix, l’Allemagne a cherché la science de la richesse, comme auparavant la science de la guerre, et elle a porté dans l’un et dans l’autre travail les mêmes procédés et le même esprit. En 1870, elle avait sur les champs de bataille blessé à mort la guerre d’improvisation, elle s’est depuis préparée à ruiner le commerce d’aventure. Le hasard, la fortune, superstitions en qui l’ignorance espère les yeux fermés, sont les inconnues d’un problème que le calcul attentif et patient doit résoudre. L’Allemagne a employé, pour résoudre l’un et l’autre problème, les mêmes procédés de déduction juste, de recherche rigoureuse, et d’observation intelligente. Et de même que les triomphes militaires étaient dus au concours ordonné des diverses armes, elle a voulu atteindre la primauté commerciale par une collaboration rationnelle entre les hommes d’affaires, les hommes de science, et les hommes de métier.

Aux hommes d’affaires appartient de décider à quel genre d’entreprise ils consacreront leur activité, de prévoir l’importance promise à ce commerce et de réunir les moyens d’exécution. Que ces hommes, a conclu le bon sens germanique, se trompent sur les ressources des pays où ils comptent acheter, sur les besoins des contrées où ils espèrent vendre, sur le crédit de la clientèle, sur le progrès ou le déclin des marchés, sur les frais ajoutés au coût, des objets par les taxes, entrées, droits, transports et sur les variations probables de ces charges, chaque erreur sera pour eux une certitude de perte. Il n’est guère d’industrie qui puisse être connue sans l’étude de plusieurs autres ; il n’en est pas qui se puisse raisonnablement entreprendre sans une première mise de certitudes sur les conditions du travail dans le monde entier ; et ces conditions sont liées aux plus mobiles des faits, au développement économique, au régime douanier, à l’état politique de chaque pays. Le négoce est l’une des professions qui exigent le plus d’universalité dans l’esprit, le plus d’abondance dans les informations, le plus de promptitude dans le coup d’œil, le plus de sûreté dans les jugemens ; et le succès ou l’insuccès de ces entreprises ne fait pas seulement la fortune ou la ruine de leurs auteurs, il contribue à la richesse ou à l’appauvrissement de la nation. Ceux qui tentent une carrière si difficile et d’une telle importance pour l’intérêt public ne sauraient donc être armés par une préparation trop complète. Outre les conditions nécessaires au succès des divers commerces et différentes selon chacun, toute marchandise est soumise à deux lois générales et permanentes : elle se répand à proportion que s’élève sa qualité et que s’abaisse son prix. Ces exigences contradictoires ne peuvent être conciliées, sinon par les ressources incessamment accrues de la mécanique, de la physique, de la chimie, et par l’habileté toujours perfectionnée de ceux qui exécutent les travaux. Le succès de la lutte commerciale exige donc que les hommes d’entreprise trouvent à leur disposition des hommes de science et des hommes de métier, et les plus aptes à leur tâche.

C’est cette préparation à la guerre, à la guerre de l’argent, que l’Allemagne veut et sait donner à son armée du travail. Et pour cette guerre, bien plus que pour l’autre, la victoire est due au maître d’école. L’enseignement commercial est, surtout le territoire, organisé dans les centres populeux, et offre par ses classes multiples, un savoir sagement inégal. De ceux qui, commis et comptables, bornent leur ambition à devenir les agens secondaires du commerce, à ceux qui méditent de conduire les plus importantes entreprises, chacun trouve là toutes les connaissances utiles à son dessein. L’Allemagne compte 365 écoles « commerciales » et ces écoles plus de 31 000 élèves[2]. L’enseignement industriel n’est pas moins offert ni moins suivi. Les ateliers et les laboratoires sont fournis d’ingénieurs, de mécaniciens, d’électriciens, de chimistes, par 10 écoles « techniques, » où s’instruisent plus de 11 000 étudians : et, si ces spécialistes ne brillent pas d’un vernis inutile, ils sont aptes à poursuivre et à introduire dans les fabriques et dans les usines toutes les applications lucratives de la science. Plus modestes, mais également adaptées au service qu’elles ont à rendre, des écoles « industrielles » forment les conducteurs, contre maîtres, chefs d’équipe, les sous-officiers du travail. Enfin, pour les soldats, les ouvriers, des écoles « professionnelles » sont partout ouvertes et partout pleines. Il n’est pas de métier qui n’ait les siennes. Et ce ne sont pas seulement les grandes compagnies, les syndicats de patrons, les villes qui s’occupent à former de bons travailleurs. Ceux-ci ne tiennent pas moins à maintenir parmi eux la valeur de la main. Les mineurs de Westphalie, sur leur caisse de prévoyance, entretiennent 15 écoles de mineurs : ainsi pour les autres corps de métiers. Et, comme il y va d’un intérêt public, l’Etat alimente, par de larges subventions, ces sources de savoir pratique, et au besoin force les travailleurs à se perfectionner malgré eux. La loi permet aux municipalités de rendre l’assistance à ces cours obligatoire pour les ouvriers de moins de dix-huit ans, et plus de la moitié des communes industrielles ont établi cette obligation.

Par ces moyens, la race allemande assure à son travail toute la perfection que son génie appliqué et persévérant est capable de produire. Mais d’autres races, par d’autres aptitudes, peuvent lui disputer la supériorité et, par certaines découvertes et certains procédés de fabrication, garder une avance. En même temps qu’elle tirait le meilleur parti de son propre fonds, l’Allemagne a donc voulu connaître les marchés des peuples concurrens, surprendre et s’approprier les habitudes qui leur réussissent, le goût qui fait leur réputation, les secrets qu’ils exploitent. Elle a compris que le meilleur moyen de les vaincre serait de joindre à ses qualités les leurs.

C’est pour conquérir ces renseignemens que chambres de commerce, villes industrielles, syndicats de patrons, offrent aux jeunes gens, leurs études faites, des bourses de voyage ; que l’État songe à établir à l’étranger, dans les places importantes, auprès de ses consuls, des « attachés techniques. » Et ces mesures sont seulement une surabondance, un apport artificiel et minime à la force naturelle et permanente qui pousse hors des frontières les plus précieux observateurs. Le nombre des Allemands qui reçoivent l’éducation commerciale ne laisse pas à tous place dans leur pays, et la supériorité de leur éducation leur assure cette place à l’étranger. Chaque année, une émigration de commis, de comptables, de contre maîtres, d’ingénieurs part pour chercher son pain dans les pays rivaux, et les fils des négocians les plus considérables prennent le même chemin, chassés de chez eux par la faim des riches, le désir d’accroître encore leur fortune. « C’est ainsi qu’à Londres et à New-York, par exemple, la moitié des grandes maisons de commerce sont dans les mains des Allemands[3]. » Ils trouvent aisément à louer leurs services. Dociles, laborieux, sobres, réguliers, contens d’un faible salaire, ils sont les bienvenus. Et tandis qu’ils semblent uniquement occupés à employer leur savoir, ils continuent à s’instruire : détails de fabrication, art de parer la marchandise, petites habiletés, économies infimes, secrets importans, ils examinent, pénètrent, retiennent tout. Les uns, par leurs communications, informent leurs compatriotes de ce que ceux-ci ont intérêt à apprendre, les autres se rendent service à eux-mêmes et reviennent exploiter dans leur propre pays les indiscrétions commises. C’est ainsi que l’Allemagne fait peiner pour elle l’effort des nations rivales, tandis que, moins épiée et plus défiante, elle garde seule le bénéfice de son propre travail.

Après s’être assuré toutes les chances de supériorité, reste à la faire reconnaître. C’est là la moindre tâche pour l’Allemagne. L’exode incessant qui disperse dans le monde entier l’excès de la population germanique, a fondé et accroît partout ses colonies. Si ces colons prennent aisément la nationalité de la contrée où ils s’établissent, ils gardent leurs habitudes, et ces habitudes font une constante propagande en faveur des produits allemands. À ces émissaires généraux de l’influence germanique, s’ajoutent les représentans particuliers que chaque maison importante d’outre-Rhin envoie solliciter, par des voyages réguliers, la clientèle étrangère, ou même qu’elle entretient, en permanence sur les grandes places de commerce. La patience à s’enquérir, et l’aptitude à ne dédaigner aucun indice, donnent à ces mandataires toutes les chances de connaître sans erreurs l’état mobile de chaque marché et la solvabilité de chaque marchand. Quand les transactions peuvent être tentées sans imprudence, ils ne sont pas moins aptes à les nouer. Un esprit naturel de soumission prédispose les Allemands à accepter les volontés d’autrui, à servir les goûts de chacun, et ce goût universel qu’ont les hommes d’être prévenus et sollicités. L’assiduité des offres, la modestie de l’attitude, un air d’aimer le client pour lui-même, de tenir ses commandes à honneur autant qu’à profit, tout sert ces visiteurs toujours satisfaits, contens s’il achète beaucoup, contens s’il achète peu, contens s’il n’achète rien, et qui, s’il leur dit : Ne revenez pas, sortent en répondant : A bientôt.

Ces procédés de préparation méthodique et d’activité persévérante sont, avec plus ou moins de perfection, ceux de tous les jeunes peuples qui veulent s’enrichir. Le Levant était un pays fait pour attirer leurs ambitions. Comme la nature féconde y travaille plus que l’homme, cette contrée abonde en matières premières. Comme elle manque d’industrie, elle fait venir du dehors les produits qui exigent un outillage puissant et un labeur compliqué. Les habiles ont donc chance de trouver là double profit et de restituer à la Turquie, en marchandises fabriquées, autant et plus qu’ils lui empruntent en matières brutes. Ce gain semblait d’avance promis à certains peuples. Les petits États qui, sur les Balkans et le Danube, ont été longtemps possédés par la Turquie et la touchent, se trouvent, par le voisinage des lieux, des habitudes et des langues, aptes à entreprendre avec elle les opérations simples du commerce. La Russie, non seulement s’avance de frontière en frontière, comme d’étape en étape, sur le territoire turc, mais le Bosphore est pour elle la voie nécessaire d’accès vers le reste du monde : même pour ses rapports avec les autres peuples, elle pénètre et traverse sans cesse l’empire ottoman, Constantinople, et trouve d’incomparables facilités à saisir les occasions, les clientèles et les frets. Les Italiens et les Grecs, jaloux de ressusciter, les uns Sparte et Athènes, les autres Rome, tentent de réaliser, par le développement de leur commerce, le moins chimérique de leurs songes ; pour les porter vers l’Orient, ils ont la Méditerranée et, pour les accueillir dans toutes les Échelles, ils trouvent des Italiens et des Grecs, les plus vieilles et les plus nombreuses colonies du commerce levantin. Plus lointains, les Autrichiens, les Allemands, les Hollandais, les Belges, unis par des ententes économiques et des combinaisons de tarifs qui font de ces divers peuples un seul marché, sont reliés à la Turquie et par les voies rapides de terre, et par les voies économiques des fleuves et des mers. Tous ces peuples ont, avec toutes les ressources de la stratégie nouvelle, entrepris la conquête commerciale de la contrée où la France et l’Angleterre dominaient seules.

Les marchandises fournies par l’Angleterre et par la France étaient bonnes, mais chères. Or, les populations du Levant, par la race, le climat, l’arbitraire turc, se trouvent impropres à l’activité, sont pauvres ; et, par leur contact avec l’Europe, sont tentées de tous les caprices qui sont devenus pour nous des besoins. C’est donc avec des ressources de pauvres qu’il leur faut satisfaire des désirs de riches. Leurs désirs sont ardens comme leur soleil ; et, comme le soleil, ils caressent la surface des choses. Plus avides que judicieux, ils distinguent mal, sous l’éclat de ce qui brille, la valeur de ce qui dure. Le fatalisme des Musulmans, la vanité des Levantins affaiblissent également en eux la faculté de prévoir : ils sont tout à la joie de la fantaisie aussitôt satisfaite, et de l’effet immédiat à produire. Nos rivaux ont compris que, pour attirer ces chalands à l’imagination gonflée et à la bourse plate, il fallait soigner l’aspect et abaisser le coût des marchandises ; que l’amoindrissement inévitable de la qualité passerait presque inaperçu, en tous cas ne rebuterait point une clientèle peu experte à juger la valeur vraie de la matière et de la main-d’œuvre ; qu’il suffisait de donner aux choses la durée de ses goûts mobiles ; que lui offrir beaucoup d’objets pour peu d’argent, était servir sa secrète préférence, lui laisser, la fantaisie du jour satisfaite, le moyen de satisfaire la fantaisie de demain, et lui permettre, en renouvelant ses achats, de renouveler ses plaisirs. Ceci établi, les observateurs étrangers se sont enquis soigneusement de tout ce qui, formes, dimensions, nuances, paquetage, mode d’envoi, imposé jusque-là par les fournisseurs anglais et français, blessait les habitudes et le goût du Levant. Dès lors, ils ont pu préparer les marchandises les plus aptes, fût-ce par leur infériorité, à trouver une clientèle. Prêtes, il restait à les mettre dans les mains de l’acheteur. Les maisons grecques, italiennes, autrichiennes, allemandes ont, dans les colonies de leur nation, trouvé à souhait courtiers et commissionnaires, et se sont assuré leur zèle en leur abandonnant de 3 à 5 pour 100 sur les affaires qu’ils traitent. Les représentai spéciaux des grands industriels ne se contentent pas de vendre dans les ports, et d’y attendre les trafiquans en gros, mais, de plus en plus, pénètrent dans l’intérieur du pays et dans les boutiques des petits marchands. Cette connaissance des contrées et des hommes leur permet de cesser toute affaire avec les Orientaux insolvables, d’accorder aux autres du temps : et comme les marchands, à cause des mœurs locales, ne vendent ni ne sont payés vite, nos nouveaux adversaires accordent aux cliens sûrs un crédit de six mois, et le renouvellent, si les circonstances justifient un plus long délai.

Ces innovations ont surpris la quiétude de la France et de l’Angleterre. Celle-ci, jusque sur son propre sol, pâtit déjà de la concurrence allemande. Par-là, elle commence à expier son égoïsme de 1870, cette neutralité indifférente où le gouvernement anglais sut enchaîner la bonne volonté des peuples mieux disposés en notre faveur, cette licence donnée à la nation sœur en protestantisme d’achever la France sans un murmure de l’Europe. L’Angleterre, si elle n’a jamais le remords du mal qu’elle fait, a toujours le remords du mal qu’elle souffre. D’abord dédaigneuse de ses nouveaux concurrens, elle a compris qu’il lui fallait les imiter pour se défendre. En Orient, elle n’a pas tenté d’égaler leur assiduité et leurs flatteries à la clientèle : la raideur britannique en était incapable, mais elle s’est mise à faire moins bon et à vendre moins cher. Elle ralentit ainsi le déclin de ses affaires et, d’ailleurs, elle a une telle avance qu’elle peut perdre beaucoup encore sans perdre le premier rang. La France, plus pauvre d’avantages, devait les garder avec plus de soin. Elle n’a pas même paru consciente du péril. Sauf quelques industries, les plus difficiles, qui ont tenté l’intelligence d’hommes éminens, et prouvent, par des succès hors de pair, ce dont l’activité française serait capable, notre commerce a continué à vivre de routine. Dans ce monde du travail, le premier des travaux, l’étude de la profession, reste délaissé. Nous semblons avoir les mêmes remèdes que nos rivaux, mais ce sont des étiquettes sur des flacons vides. En 1897, nos onze écoles supérieures de commerce avaient 611 élèves, et nos vingt et une écoles pratiques, dont plusieurs forment surtout aux écritures et à la comptabilité, 2 588 élèves[4] : c’est le dixième de ceux que l’Allemagne instruit. La science, de plus en plus nécessaire à l’industrie, n’est pas davantage enseignée de manière à rendre les meilleurs services à sa compagne. Nos hautes écoles s’honorent de donner une culture intensive et générale qui semble prévoir en chaque étudiant un futur grand homme, et, s’il l’est, développe toute sa valeur, mais qui ne forme pas les hommes moyens, — et ils le sont presque tous, — aux applications spéciales et précises. Nos écoles d’arts et métiers sont trop élémentaires pour fournir ces spécialistes que nos fabriques et nos laboratoires attendent. Aussi, plus les industries sont nouvelles et leurs découvertes en marche, plus nous nous laisserons distancer : l’électricité et ses applications semblent appartenir à la Belgique et à la Suisse, la chimie et ses produits à l’Allemagne. Surprise par les supériorités de ses rivaux, la France n’a pas songé, comme l’Angleterre, à se défendre partout, mais à se réserver un marché où elle l’emportât sans lutte. Elle a seulement, par des droits fiscaux, voulu interdire aux produits de ses concurrens l’accès de son territoire, comme si elle eût reconnu d’avance son inaptitude à disputer aux nouveaux travailleurs la clientèle étrangère ; comme s’il lui fallait, pour prolonger le déclin de ses forces, les mêmes protections, mais définitives, que l’Amérique a établies, passagères comme l’âge ingrat, pour transformer son enfance en jeunesse. Nos commerçans ont continué à fabriquer en France, d’où la plupart ne sont jamais sortis, des marchandises selon leur propre goût, adonner à leur travail tout le fini qu’exige la clientèle riche et exigeante de notre pays, à considérer que la perfection de leur œuvre est une partie de leur honneur, à exiger les prix élevés que cette perfection justifie.

Ils n’ont songé à la clientèle d’Orient que pour envoyer tel quel aux Turcs l’excédent de ces marchandises fabriquées pour la France, mesurées, nombrées, expédiées, vendues, emballées selon les coutumes françaises. Ils ont pourtant moins que jamais dans les Echelles, pour en assurer le débit, des colonies importantes de nationaux. Au lieu de s’accroître, ces colonies diminuent : celle de Constantinople, qui a compté 7 000 âmes, est réduite à 2 000. Ils ne sont pas plus qu’autrefois présens dans ces contrées par des auxiliaires capables de les renseigner sur les besoins de l’acheteur, et de plaider auprès de cet acheteur la cause de leurs marchandises : ils continuent à croire qu’elles se recommandent d’elles-mêmes. Quand on les avertit qu’il serait temps de s’accommoder aux désirs et aux ressources de la clientèle orientale et de « lui en donner pour son argent, » ils demandent si on les confond avec des fabricans de pacotille. Quand ils apprennent que leurs produits sont abandonnés pour des produits rivaux et moins chers, ils répondent : « que l’acheteur infidèle essaie et compare ; il nous reviendra. » Forcés de voir sans l’œil du maître, et, pour apprécier le marché qui leur reste, réduits aux indications sommaires, lointaines, rares et suspectes de banquiers et de correspondans liés par la race, le séjour, les intérêts, avec les maisons orientales, ils ne protègent leurs intérêts de vendeurs que par des mesures générales, des procédés administratifs. Le plus simple est de faire des crédits très courts : moins il se passe de temps entre la livraison et le paiement, moins la solvabilité du débiteur a chance de s’amoindrir. C’est à trois mois qu’ils vendent. Et s’ils ne sont pas payés au jour dit, comme ils ignorent les causes du retard et sont hors de portée pour discerner les justes mesures à prendre, ils songent uniquement à sauver leur mise, lancent protêts et huissiers, et par ces procédés, quand ils ne perdent pas leur créance, perdent leur clientèle. Enfin pour soutenir, malgré tant de désavantages, la fidélité de leurs acheteurs, ils n’envoient, pas plus qu’autrefois, dans le Levant des mandataires directs chargés de faire valoir les supériorités des marchandises françaises, intéressés au succès, et familiers avec les populations. Nos consuls constatent que les voyageurs de commerce français sont à peu près inconnus dans tout le Levant : les seuls qu’on voie de loin en loin placent des eaux-de-vie. C’est aux hommes fixés à demeure par leurs propres intérêts dans les grandes villes de ce pays, que nos commerçans confient le soin de représenter par surcroît nos produits nationaux. Comme, parmi ces hommes, il y a peu de Français et beaucoup de Grecs, d’Italiens, d’Allemands, nos commerçans sont d’ordinaire représentés par des étrangers, les mêmes étrangers que nos concurrens prennent pour mandataires. Et ceux-ci ne reçoivent de nos industriels, comme cela était autrefois, que 2 pour 100 sur les bénéfices des opérations. Quand ces intermédiaires, Grecs, Allemands, Italiens, se trouvent représenter à la fois des maisons de leur nation et des maisons françaises, le patriotisme et l’intérêt les sollicitent à la fois de placer les marchandises étrangères au détriment des nôtres. La renommée même de la Fiance contribue au profit de tous, nous excepté : la contrefaçon de nos marques est une industrie pour nos rivaux. Aucun scrupule national n’empêche leurs intermédiaires, hommes de leur race, de faire, en favorisant ces supercheries auprès de la clientèle qui tient à nos marques, tort à la propriété française ; et l’avantage est grand de livrer au prix français ce qui a coûté beaucoup moins. Tout patent que soit cet abus, les maisons françaises dont le nom est usurpé ne s’inquiètent pas pour si peu. La sécurité de ces contrefaçons donne au public confiance dans l’authenticité des produits, et l’infériorité de ceux-ci, constatée par la portion riche et délicate des acheteurs, contribue à amoindrir la réputation de la France.

Les résultats sont écrits au grand livre du commerce international où chaque peuple a son compte, peut se comparer avec les autres peuples et avec lui-même. Chacun a été récompensé selon ses œuvres. L’Angleterre a gardé son rang, mais non son avance. La France a perdu l’un et l’autre. Au lendemain de 1870, la somme des importations et exportations était pour l’Angleterre de 15 milliards ; pour la France, de 7 milliards et demi ; l’Allemagne n’atteignait pas encore le chiffre de la France. Aujourd’hui l’Angleterre et la France maintiennent malaisément les chiffres d’il y a vingt-huit ans. L’Allemagne est passée de 7 milliards et demi à plus de 10 milliards : elle a accru ses affaires d’un quart, et dépassé de la même proportion les nôtres.

La part de la France diminue surtout dans le Levant. La Turquie importe pour 500 millions et exporte pour à peu près même somme. Les deux puissances qui, en 1870, accaparaient les relations commerciales avec la Turquie, lui achètent aujourd’hui les deux tiers de ce qu’elle vend et lui vendent la moitié de ce qu’elle achète : le reste est la part des nouveaux concurrens. Celle de l’Angleterre et de la France, même réduite, est encore belle, mais fort inégale. L’Angleterre achète encore les 37 p. 100 de ce que la Turquie exporte, et lui vend les 43 p. 100 de ce que la Turquie importe ; la France ne lui achète plus que 27 p. 100 et ne lui vend pas même 11 p. 100 ; les autres peuples lui achètent 34 p. 100et lui vendent 46 p. 100. Donc l’Angleterre achète et vend en proportions à peu près égales, avec un léger excédent de ses ventes sur ses achats. La France achète à la Turquie presque trois fois plus qu’elle ne lui vend. L’ensemble des autres nations vend à la Turquie un quart plus qu’elles n’achètent. Parmi ces nations, l’Allemagne lui achète trois fois moins qu’elle ne lui vend. Par suite, en Orient, la France est de tous les peuples celui qui, proportions gardées, apporte le plus d’argent et vend le moins de marchandises, et l’Allemagne, celui qui place le plus de marchandises et laisse le moins d’argent. L’une, malgré les débouchés qu’elle ouvre aux produits ottomans, les relations qu’elle noue, les obligés qu’elle fait, ne parvient pas à obtenir un échange de commandes ; l’autre, sans apporter de capitaux, sans rendre service aux producteurs orientaux, s’est fait une clientèle par l’art de servir les goûts du public. L’Allemagne, en trente ans, a su, partant de rien, se créer un marché de 30 à 40 millions ; nous avons mis trois cents ans à nous assurer un marché de même importance. Dire cela n’est pas montrer toute notre faiblesse. Ces 39 millions de marchandises que nous avons vendues à la Turquie en 1897, somme identique à celle de nos importations à la fin de l’ancien régime, ne sont pas l’étiage médiocre, mais du moins fixe, de notre activité commerciale. Tandis que s’élève la situation de nos rivaux, la nôtre baisse ; les gains non seulement de l’Allemagne, mais de l’Autriche, de l’Italie, de tous, sont faits de nos pertes. Chaque année détache de nous quelques acheteurs, chaque année nous enlève la primauté dans quelque produit[5]. En 1892, nous vendions 60 millions, 56 en 1893, 53 en 1891, 51 en 1895, nous étions descendus à 41 en 1896. En 1897, nous nous abaissons à 39. C’est la décadence lente, tranquille et continue. Ce sont les jours d’automne, qui se succèdent avec leurs lendemains presque semblables aux veilles, mais dont chacun, insensiblement plus court et plus sombre, conduit à l’hiver stérile la gloire féconde de l’été.


ETIENNE LAMY.

  1. Voyez la Revue des 15 novembre et 15 décembre 1898 et du 15 janvier 1899.
  2. L’essor industriel et commercial du peuple allemand, par Georges Blondel. Laroze, 2e édition, 1899, p. 252. On trouvera dans cet ouvrage, remarquable par l’abondance des documens et la solidité claire des idées, tout le détail des faits que je voudrais résumer.
  3. A. Ramin, Impressions d’Allemagne, 1898, p. 264.
  4. Budget de 1898, Ministère des Travaux publics. Rapport de M. Charles-Roux.
  5. Voyez le Bulletin mensuel de la Chambre française de commerce de Constantinople et, dans le Moniteur officiel du Commerce, les rapports de nos consuls.