La France d’aujourd’hui jugée par les étrangers/02

La France d’aujourd’hui jugée par les étrangers
Revue des Deux Mondes6e période, tome 34 (p. 901-934).
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LA FRANCE D’AUJOURD’HUI
JUGÉE
PAR LES ÉTRANGERS

II.[1]
PENDANT LA GUERRE

Ne nous lassons pas d’interroger sur nous-mêmes les étrangers, surtout les neutres. Dans la grande crise que nous traversons, que pensent de nous ceux qui nous ont vus vivre ?


I

Adressons-nous d’abord à la Suisse. La Suisse est admirablement placée pour avoir sur les belligérans une opinion précise et raisonnée. Véritable carrefour des nations, partagée entre diverses langues, diverses races et diverses influences, limitée et comme cernée par la France, l’Allemagne, l’Autriche et l’Italie, elle connaît bien tous ses voisins, qu’elle a pratiqués et étudiés de longue date. Très jalouse, et à juste titre, de son indépendance non seulement politique, mais intellectuelle et morale, d’autant plus jalouse peut-être qu’elle est un plus petit État, et qu’elle a plus à se défendre contre certaines « infiltrations » étrangères, elle offre, par sa situation même, par ses traditions aussi, des garanties d’équité et d’impartialité qui rendent son témoignage particulièrement précieux pour les observateurs sans parti pris. Ajoutons à cela qu’elle a su se tenir à l’écart, mais non pas « au-dessus de la mêlée. » Si la Suisse officielle s’est prudemment abstenue de certaines manifestations et de certaines paroles qui auraient eu leur élégance morale et leur noblesse[2], si elle s’est enveloppée dans une neutralité un peu pharisaïque et vite intimidée devant les exigences de la brutalité allemande, il faudrait être un peu naïf pour s’en étonner et pour s’en plaindre : les hommes sont les hommes, et la force a toujours un grand prestige auprès des faibles ; la France avait eu d’ailleurs le très grand tort de s’être fait battre en 1870, et ce sont là de ces fautes que l’on met du temps à oublier, et à pardonner ; de plus, chacun sait qu’aucun pays, avant la guerre, n’avait peut-être plus fortement que la Suisse subi l’empreinte germanique, — si ce n’est la Belgique ; et enfin, on ne saurait en vouloir à la petite Confédération suisse de ne pas s’être montrée plus héroïque que la grande Confédération américaine. On doit même lui en vouloir d’autant moins que le gouvernement fédéral a fait, au total, tout ce qui était en son pouvoir pour humaniser la guerre qui faisait rage à ses frontières, pour en atténuer les effets et pour en soulager les misères, et que le peuple suisse, dans son ensemble, a su exprimer très librement, et parfois non sans mérite, ses indignations et ses sympathies morales, et qu’il a déployé, pour remédier aux maux, — ou aux crimes, — des belligérans un véritable génie d’organisation humanitaire, de dévouement et de charité. L’Allemagne victorieuse n’aurait, suivant sa coutume, apprécié que faiblement ces services, si même elle ne les eût point payés d’une annexion, au moins économique. La France victorieuse, et ses fidèles alliés, sauront s’en souvenir.

Pour toutes ces raisons, l’opinion suisse sur la France en guerre est de celles qu’on ne saurait négliger. Et dès maintenant on peut signaler aux historiens de l’avenir plusieurs volumes où ils pourront puiser à pleines mains des informations précises et des impressions clairvoyantes.

Un certain nombre des pages qui les composent ont d’abord paru dans les deux plus importans journaux de la Suisse française, le Journal de Genève et la Gazette de Lausanne. Ces deux journaux, dont l’honorabilité et le désintéressement sont au-dessus de tout soupçon, car ils ne nous ont pas toujours été favorables, — et sans être au courant des tentatives de corruption germanique, j’imagine qu’on eût donné cher en Allemagne pour acheter leur complicité ou leur silence, — ces deux journaux ont, dès le début de la guerre, vu très nettement où tendaient les ambitions tudesques, et, sans se départir d’une rigoureuse impartialité, ils ont défendu avec un courage, une indépendance, une élévation de pensée qui leur font le plus grand honneur la cause des libertés européennes et de la moralité internationale. Le directeur du Journal de Genève, M. Georges Wagnière, a prêché d’exemple. Il a fait un premier voyage en France au mois d’octobre 1914 ; le mois suivant, en compagnie de divers correspondans de journaux étrangers, il a pu visiter les principales parties du front français ; il a consigné ses observations et ses souvenirs dans une série de « lettres » qui forment un très intéressant recueil intitulé : 1914 : Près de la Guerre[3]. Un rédacteur de la Gazette de Lausanne, M. F. Chavannes, a réuni en les complétant dans un volume les Lettres de France qu’il adressait à son journal aux mois d’octobre et de novembre 1914, c’est-à-dire au moment même où M. Wagnière voyageait, observait et écrivait de son côté[4]. Comme pour faire suite à ces « dépositions » de deux témoins oculaires, un dramaturge, chroniqueur et romancier suisse, M. Benjamin Vallotton, est venu en France et y a séjourné aux mois de décembre 1914 et janvier 1915 ; et les lettres que ce « sergent suisse » écrivait pour la Gazette de Lausanne composent aujourd’hui, grâce à l’initiative du directeur du journal, M. Ed. Secrétan, un très vivant petit livre, qui s’intitule : A travers la France en guerre[5]. Enfin une femme de grand talent et de noble cœur, le plus remarquable écrivain d’imagination, à mon gré, de la Suisse romande, Mme Noëlle Roger, a publié ces derniers mois une série d’émouvans Carnets d’une infirmière, notes prises du mois de septembre 1914 au mois d’août 1915 au chevet de nos soldats blessés[6]. Car, en dépit d’une ingénieuse et trop modeste fiction qui voudrait égarer notre gratitude, c’est bien l’auteur de Docteur Germaine et du Feu sur la Montagne, et non pas une soi-disant « amie infirmière, » qui a rédigé ces notes d’hôpital, « recueilli ces bribes de vie héroïque. » Venue à plusieurs reprises en France au cours de la première année de guerre, non point en « écrivain, » mais en « infirmière, » pour soigner, consoler, guérir, bref, pour se dévouer et pour « servir, » Mme Noëlle Roger a assisté à de si touchans et si nobles spectacles, qu’elle a cru n’avoir point « le droit de laisser perdre ces choses. » Et elle nous a livré son « témoignage. » Et comme les bonnes actions sont parfois récompensées, même en ce monde, elle se trouve, presque sans l’avoir voulu, avoir ainsi composé le meilleur de ses livres, et celui auquel nous pouvons souhaiter la plus large diffusion.

On le voit, ces diverses publications se complètent les unes les autres. Elles forment, par leur réunion, un tableau d’ensemble très spontané et très sincère, très varié aussi et très vivant, de notre pays pendant la grande guerre. Il n’y a qu’à les lire, à rapprocher les uns des autres les innombrables « petits faits vrais » qu’elles renferment, pour voir s’ordonner et se composer sous nos yeux, dessinée par des mains étrangères, l’image morale de la France d’aujourd’hui.


Chez un peuple en guerre, ce qui importe assurément, c’est le « moral » de l’armée. Mais quand l’armée n’est pas une simple armée de métier, quand l’armée, comme chez nous aujourd’hui, c’est toute la nation, il se fait de l’arrière au front une circulation ininterrompue, un échange perpétuel de sentimens, d’idées et de préoccupations par où s’effacent, ou tout au moins s’atténuent les divergences que, parfois, l’on a pu constater entre la population civile et les soldats. L’état d’esprit qui règne dans l’armée, c’est en somme, avec les nuances que comporte la vie de discipline et d’action, celui qui domine chez ceux qui sont restés au foyer, et pour bien comprendre l’un, il n’est pas mauvais d’observer l’autre.

Les journalistes suisses que nous étudions, comme il était naturel, ne se sont pas attardés dans la France de l’arrière ; c’est le front surtout qui les attirait, les villages bombardés, les champs de bataille encore fumans ; bref, ce qu’ils venaient chercher et recueillir, c’étaient, par-dessus tout, des « visions de guerre. » Pourtant, ils ont tous, plus ou moins rapidement, traversé Paris, et même la province. L’un a poussé jusqu’à Bordeaux, et jusqu’à la Méditerranée. Et ils notent sobrement, simplement ce qu’ils voient : scènes de mobilisation, comme nous en avons tant vu, départs de convois militaires, trains de blessés ou de malades. Çà et là des notations plus rares, et qui méritent d’être relevées. Voici, dans une petite gare du Midi, « un vieux à barbiche Napoléon III qui s’est fait amener dans un fauteuil roulant, et qui regarde les vengeurs de 70. » A Avignon, s’exerce un régiment étranger. Espagnols, Suédois, Polonais, Turcs, Italiens, Grecs, toutes les nationalités, sauf l’allemande, y sont représentées. Pour la plupart ouvriers ou employés qui étaient en France au moment de la déclaration de guerre, ils se sont engagés pour nous prouver leur sympathie et nous payer leur dette d’hospitalité. D’autres sont venus de bien loin, de Smyrne, de Beyrouth. Ils sont contens de servir, contens du sergent qui les exerce. Au repos, ils se groupent librement entre eux. Et M. Chavannes admire beaucoup cette liberté dans la règle qui lui parait caractériser l’art français, le génie français héritier du génie romain, et qui fait non seulement les beaux palais et les beaux tableaux, mais aussi les belles armées et les vastes empires. Et il admire non moins vivement cette « attraction que la France exerce dans le monde, » « ce vaste empire colonial presque dégarni en ce moment et où personne ne bouge, d’où viennent au contraire tant de troupes, brunes ou noires. » En un mot, il a eu là la claire révélation de la discipline et de la sympathie françaises.

Deux traits entre tous semblent avoir frappé ces divers témoins de notre France. Le premier est « une sorte de camaraderie générale, » une familiarité, une chaleur de fraternité qui rapproche les gens de toutes les classes dans « la communauté d’un immense intérêt. » La grande famille française a pris d’elle-même une conscience qu’elle ne perdra plus ; jamais le sentiment de la patrie commune n’a été chez nous plus fort et plus vivace que depuis dix-huit mois, et le cas, — qui n’est point isolé, — d’un homme comme M. Gustave Hervé est, à cet égard, singulièrement significatif. Chacun sent, par toutes les fibres de son être, qu’il est une infime partie d’un tout, qu’il y a quelque chose qui le dépasse, et à quoi il a le devoir de sacrifier, s’il le faut, sa personne éphémère ; et cette idée, ce sentiment, presque cette sensation a fait régner dans le pays qui passait pour le plus divisé de l’Europe une « union sacrée » sans précédent, et dont les heureux effets, selon toute vraisemblance, survivront même à la guerre. — Un autre trait, c’est l’esprit de décision que l’on constate partout, à tous les degrés de l’échelle sociale, et qui « bien loin de faiblir, augmente de jour en jour. » « Personne en France ne voulait la guerre[7]. » On l’a accueillie avec gravité, mais avec « un grand serrement de cœur, un universel regret. » « Soit que les instincts belliqueux de la race lentement se réveillent, soit que le sentiment de la menace se fasse plus fortement sentir, bien loin qu’on voie les marques de quelque lassitude, la passion guerrière va croissant. Le caractère même que l’Allemagne imprime à cette guerre, — et on en pensera ce qu’on voudra, mais on ne saurait le nier après tant de faits qui vont tous dans le même sens, — ce caractère de violence, d’extermination, comme s’ils voulaient faire la place nette pour y mettre autre chose, d’autres gens, d’autres villes, d’autres cathédrales, « plus grandes et plus belles, » ce caractère même a exalté en France le sens de la guerre. De la guerre de défense, mais aussi de la guerre implacable et sans faiblesse. » C’est M. Chavannes qui parle ainsi. Mais M. Secrétan, dans la préface qu’il a écrite pour le livre de M. Vallotton, dit exactement la même chose, au nom de tous ses compatriotes qu’il a interrogés : « J’ai rencontré un grand nombre de Suisses qui avaient parcouru ou visité la France depuis le mois d’août 1914… Tous, sans exception, m’ont dit leur admiration et leur respect devant le calme, la fermeté, j’ose dire la sérénité des Français, autorités et peuple… Ce peuple est là qui attend, avec une patience que rien ne lasse et une confiance que le temps grandit, l’heure où sonnera la délivrance. Il sait qu’elle ne sera obtenue qu’au prix de sanglans et cruels sacrifices. Il est prêt à tout. Il veut venger l’outrage. Il veut la victoire. Il sait qu’il l’aura, » Nous autres, Français, nous savons bien que ces lignes, écrites en février 1915, sont au moins aussi vraies aujourd’hui qu’elles l’étaient il y a plus d’un an ; mais nous sommes heureux que des étrangers, — et des neutres, — nous rendent ce libre témoignage.

Suivons-les à Paris. Pendant la paix, il est probable, — ils le laissent parfois entendre, — que, tout en subissant son charme, ils ont dû, à l’instar de tant d’autres, penser et dire un peu de mal de la grande ville brillante et bruyante où le luxe et le plaisir éclaboussent si souvent le labeur modeste et le recueillement de la pensée. Ils ne reconnaissent plus leur étourdissant et gai Paris d’autrefois. « Paris, écrit M. Wagnière, est une ville grave et austère, où toute vie de plaisir est suspendue : plus de théâtres, plus de concerts, plus d’autres spectacles que les cinématographes où l’on représente des scènes militaires. Les restaurans et cafés sont fermés à neuf heures et demie, Et le soir, les grands boulevards, qui gardent pendant le jour l’animation réduite des temps de vacances, sont silencieux et abandonnés. » M. Chavannes nous donne la vraie raison de cette gravité nouvelle. Ce qu’on appelait jadis « le vrai Paris » n’était pas du tout le vrai Paris : c’était un Paris factice, artificiel, non français, un Paris cosmopolite, pour tout dire. Et la grande tempête a emporté tout cela. Disparu, tout ce clinquant, ces excentricités, ce luxe tapageur, cette agitation malsaine. « Disparus, les faux Américains et les pseudo-Anglaises de Munich, ou de Vienne… et à la place, le vrai Paris, que masquait et fardait le faux Paris, un peuple presque toujours élégant et joli, toujours modeste d’allures. Un peuple tranquille, laborieux, honnête, un peu badaud, modeste (ce mot revient toujours), modeste dans son air, dans sa tenue, un peuple charmant. » Et un peuple qui a le respect et le culte de ses morts, et qui sait être généreux, — M. Vallotton note qu’au cimetière de Pantin « les tombes allemandes sont aussi fleuries, et que rien ne les distingue des tombes voisines, » — et qui surtout sait être brave. M. Chavannes nous conte le joli trait que voici. Au moment où des avions allemands jetaient des bombes sur Paris, et où l’on s’attendait à un bombardement et à un siège, une dame charitable avait été chargée par une de ses riches amies de province de lui envoyer cinq familles pauvres ; tous les frais étaient payés ; elle n’en put trouver une seule ; une femme lui répondit : « J’aime mieux rester ; mon mari est à l’armée ; j’aime mieux avoir aussi ma part de danger. » Et ce peuple parisien qui n’a pas voulu quitter Paris est enchanté d’y être resté. « Il est à l’aise à présent, il est de bonne humeur, heureux d’être enfin seul chez lui. »

« Chez lui : » il faut donner au mot toute sa vigoureuse précision. Cette bravoure calme et modeste du peuple de Paris, elle a pour cadre naturel et nécessaire ces monumens, ces places, ces avenues dont la discrète beauté révèle un sens si exquis de la mesure, et qui, avec tant d’aisance, atteignent à la grandeur, non point par de « colossales » virtuosités, mais par la fine justesse des proportions et la simplicité de l’ordonnance. Entre les âmes et les pierres il y a comme une secrète et subtile harmonie. « On se tromperait, — dit excellemment M. Chavannes, — si l’on se figurait cet esprit héroïque très violent de ton, d’un lyrisme très monté. Ce ne serait pas français. Ce qui est français (regardez les vieux tableaux, les vieilles images religieuses d’Epinal, songez aux classiques), c’est la tranquillité dans le tragique, presque l’immobilité, c’est la raison dans l’héroïsme… Alors, dans la disparition de tout ce qui était factice et étranger, dans l’héroïsme simple du moment, cette grandeur du visage de Paris, épurée et ennoblie, s’élève jusqu’au solennel et au sublime, et une émotion vous saisit devant elle comme devant une belle tragédie. »

Oui, c’est bien là l’âme et le visage du Paris de la guerre, et jamais, je crois, nous n’avons été mieux compris.


Rapprochons-nous de la ligne de feu. Ne nous attardons pas trop avec nos guides sur les champs de bataille où, hier, s’est déroulée la plus formidable action de l’histoire. Les impressions qu’ils en ont rapportées, ce sont celles que nous en rapportons tous, quand nous allons, même longtemps après, en pèlerinage à ces lieux sacrés où le plus noble sang français a coulé pour le salut de la France et du monde. A les visiter aujourd’hui, comme l’on comprend que la bataille qui s’est engagée là, dans ces plaines aimables, parmi ces coteaux modérés, au sein de ce clair paysage français, devait être la rencontre décisive de cette guerre inexpiable ! En avait-il conscience, le généralissime qui, d’un geste, arrêtait là l’épuisante retraite de ses soldats et les lançait sus à l’ennemi ? Se disait-il que, semblables au géant de la fable, ils reprendraient force et courage au contact de la terre maternelle, et qu’une sorte de genius loci allait désormais veiller sur eux et soutenir leur élan ? Comme on voudrait connaître les pensées qui agitaient alors son âme, et les émotions, les alternatives de crainte et d’espérance par lesquelles il dut passer ! Comme on voudrait le revoir des yeux du corps et le suivre par l’esprit dans ces journées suprêmes !… Il semble bien que personne, sur le moment, n’ait vu toute l’importance et toute l’étendue de la victoire française. Comme tous les grands événemens de l’histoire, elle n’a pris son véritable sens et sa portée symbolique que peu à peu, avec le temps, en venant d’elle-même se ranger dans la perspective historique. Mais cette confiance presque mystique dans la victoire finale que nous avons tous, et qui étonne et confond un peu l’étranger, c’est de la victoire de la Marne qu’elle date. Le jour où la redoutable infanterie de l’armée d’Allemagne a reculé devant les armes françaises, ce n’est pas seulement une puissante armée allemande, c’est l’Allemagne elle-même qui, sur un champ de bataille français, a été vaincue par la France.

De ce gigantesque effort, de cette lutte véritablement épique, les souvenirs matériels commencent à devenir rares. Des villages bombardés, des maisons incendiées et pillées, des églises détruites, — je ne sais guère de plus douloureuse vision que les ruines lamentables de la pauvre église de Barcy, — et, çà et là, dans les champs, des tombes que surmonte une modeste croix, et où flotte un drapeau, voilà tout ce qui reste aujourd’hui de cette mêlée effroyable. A l’époque où MM. Wagnière, Vallotton et Chavannes ont visité ces champs de carnage, les vestiges de la terrible bataille étaient plus nombreux et plus parlans, et ils ont pu les noter à l’usage de leurs lecteurs. Mais si les traces visibles de la grande tourmente sont destinées à promptement disparaître, les souvenirs moraux subsistent. Les trois écrivains suisses en ont recueilli d’une authenticité indiscutable, et qui tous confirment ce que nous ont appris les enquêtes officielles sur les « atrocités » de la guerre allemande. Leur témoignage, peu suspect, est bon à relever. « Je n’ai aucun parti pris, — écrit M. Wagnière, — aucune haine, aucune antipathie à l’égard des Allemands… Je compte parmi eux de bons amis, si hospitaliers et fidèles. J’aime leurs écrivains, leurs grandes villes si vivantes, leurs belles cathédrales où l’on fait de si admirable musique. Ce que je vois, ce que j’entends n’en est pour moi que plus pénible. Ils ont voulu mener la guerre durement, sans pitié. Et ce mot d’ordre des chefs[8] a suffi pour déchaîner chez certains de leurs hommes les pires instincts et produire d’horribles violences… Sur ces ruines, pour longtemps encore, la paix et l’amitié ne pourront pas fleurir. Il n’y aura place que pour le soupçon, la rancune et la haine. Le haut commandement de Berlin a pensé qu’il amènerait plus vite la France a merci par la terreur. C’est le contraire qui se produit. » Ces déclarations, si impartiales et si mesurées, et d’autant plus probantes, d’un honnête homme font plaisir à entendre.

Le terrorisme allemand a si peu affecté la résolution française que ni nos habitudes, ni notre caractère n’en ont été modifiés. L’invasion à peine repoussée, en pleine zone de guerre, la vie a repris son cours normal. M. Wagnière, qui a parcouru les environs de Reims en octobre 1914, s’émerveille d’un spectacle auquel il ne s’attendait guère : « C’est le vignoble le plus célèbre du monde. Et malgré la guerre on n’en laissera pas perdre la récolte. Des vendangeurs et des vendangeuses, accroupis entre les ceps, coupent les grappes… Sous le soleil, dans cette claire matinée d’automne, la vendange s’accomplit en silence, à deux pas des batteries, sous le canon… » Et, pareillement, les atrocités allemandes ne nous ont point, par contagion, rendus cruels. Les prisonniers, les blessés allemands, — les témoignages recueillis sont unanimes là-dessus, — sont, à tous égards, fort bien traités, « avec une bonté, — écrit M. Chavannes, — je dirais même une affabilité (bien que strictement), qui a encore plus de prix. » Un prisonnier écrit aux siens : « Remerciez Dieu qu’il m’est permis de voir un si joli morceau de terre. » Et un autre : « Je vis en France tel Monsieur le bon Dieu. » Et il leur arrive de perdre les grossiers préjugés qu’on leur a inculqués contre nous. M. Chavannes conte qu’un blessé, qu’il n’interrogeait pas, se mêla à la conversation pour dire : « Les Français, ce sont des catholiques ! » Et insistant : « Ce sont des catholiques, des vrais catholiques ! » « Il disait le mot avec une force sourde, profonde, comme une protestation têtue et passionnée contre quelqu’un, et j’ai compris qu’on avait dû lui dire que les Français étaient tous des impies. » Hélas ! nous savons trop, et de source trop sûre, que si M. Chavannes et ses confrères avaient voyagé en Allemagne, et avaient pu interroger librement nos prisonniers et nos blessés, ils n’en auraient point rapporté des impressions aussi optimistes[9].

Ils ont tous trois visité Reims : la ville martyre, comme il est trop naturel, attirait leur curiosité et leur sympathie. Ils nous ont conté les étapes de son calvaire : premier bombardement, le 4 septembre, — « un malheur dû à une malheureuse [sic] hasard, » comme ils disent, les Boches, avec leur habituelle hypocrisie, — pour terroriser, en dépit des engagemens les plus formels, une ville qu’ils savaient ouverte et désarmée ; soixante civils massacrés ; puis occupation paisible, et enfin la retraite, accompagnée de sinistres menaces, et souillée des coutumières ordures. Et le 19 septembre, six jours après l’entrée des troupes françaises, le bombardement recommence. Il faut que Reims paye pour Paris, reçoive les obus incendiaires qui étaient destinés à la capitale. Bombardement systématique, sans aucune nécessité militaire, — il va sans dire que le soi-disant prétexte des canons français installés sur la place et des postes d’observation établis sur les tours de la cathédrale est, de l’aveu de tous les témoins, un mensonge et une absurdité, — et bombardement qui ne s’explique que par le désir d’assouvir une basse vengeance, l’espoir d’affoler un peuple brave et l’orgueil d’étonner le monde par une folle rage de destruction. Et depuis lors, ce sont les maisons qui s’écroulent, les incendies qui s’allument, les victimes innocentes qui tombent, c’est la vie dans les caves. Au mois de décembre 1914, on parlait d’un millier de victimes, d’un demi-milliard de dégâts ; un tiers de la ville était rasé, un autre tiers très endommagé, le dernier tiers à demi indemne.

Quant à la cathédrale, l’impression qu’elle laisse, c’est celle d’un accablement morne et d’une infinie tristesse, comme devant quelque chose d’odieux, d’irréparable et d’inutile. « Devant le désastre, on demeure sans parole, » écrit M. Vallotton. Et M. Chavannes : « . J’avais vu déjà bien des ruines… J’étais fait à l’épreuve, j’étais blasé et un peu fatigué, peu disposé à m’exagérer les choses : j’ai été frappé d’une stupeur incomparable. Pendant un long moment, je suis resté là, interdit. Cela dépassait tellement ce que j’attendais !… Ce n’est plus une cathédrale, une vivante œuvre d’art ; c’est un corps, c’est un cadavre déformé de cathédrale. L’impression qu’on ressent devant un cadavre encore contracté par une mort violente, on la ressent seule ici : l’horreur. »


Suivons nos voyageurs directement sur le front, et recueillons leurs impressions sur la vie et le moral de nos soldats. A Jove principium. L’un d’eux, M. Georges Wagnière, a eu la bonne fortune d’être présenté au généralissime. Je suis sûr que ce dut être pour lui l’un des meilleurs momens de son voyage en France. Nous sommes, avec raison, très fiers entre nous de « notre Joffre ; » nous le serions peut-être davantage encore si nous pouvions nous représenter avec exactitude l’extraordinaire popularité du général en chef à l’étranger. Le vainqueur de la Marne y est passé à l’état de symbole, et nous savons qu’en Allemagne même on ne lui marchande ni le respect, ni l’admiration. La légende est là qui le guette, et je ne serais point étonné que l’on eût déjà transformé, simplifie, à l’usage des imaginations populaires, les principaux traits de sa personnalité morale. De ce méditatif, on a fait un « taciturne ; » de cet homme remarquablement équilibré et d’un si merveilleux sang-froid, on a fait un « impassible. » Ne nous en plaignons pas : c’est la condition et la rançon de la gloire, de la gloire militaire surtout, cette gloire dont l’auréole est faite de gratitude, d’affection, de confiance et de fidèle admiration. Mais il n’est pas mauvais, de temps à autre, de se remettre en face du modèle vivant, et de recevoir l’impression directe de cette puissante sérénité qui se dégage avec tant de force de ses moindres attitudes. « Ce que la photographie ne rend pas, écrit M. Wagnière, et ce qui apparaît tout de suite chez le général Joffre, c’est la distinction de sa personne, son extrême simplicité, son manque d’apprêt, l’autorité de son geste sobre, le regard sérieux d’un homme qui a conscience de ses responsabilités… Il parle lentement, d’une voix chaude, un peu basse, avec un léger accent du Midi. » Il a le temps de lire les journaux, puisqu’il félicite le directeur du Journal de Genève des chroniques militaires du colonel Feyler : « Sans posséder les élémens de fait qui sont dans les mains des états-majors, il a su, dit le général Joffre, deviner la vérité. » Et quand les journalistes rassemblés lui adressent leurs remerciemens, « le général écoute d’un air grave, le buste légèrement penché en avant, la main droite pendant le long du corps, la main gauche à la hauteur de la poitrine. Puis il prononce ces mots : « Nous n’avons pas voulu la guerre ; elle nous a été imposée. Mais la nation est décidée à tous les sacrifices ; elle fera tout son devoir jusqu’au bout, jusqu’au triomphe final. Et ce triomphe, nous l’aurons. »

Cette foi absolue dans la victoire finale est partagée par tous les soldats français, depuis le général en chef jusqu’au plus humble troupier. MM. Wagnière et Chavannes ont été présentés à plusieurs généraux, et ils se louent de leur simplicité, de leur bonne grâce, de l’amabilité de leur accueil. A Verdun, c’est le général Sarrail qui explique le rôle de son armée pendant la bataille de la Marne : « Je n’avais que trois corps d’armée. Les Allemands en avaient le double. Nous avons tenu bon… Maintenant, nous sommes à forces égales. » Au quartier général de la 5e armée, M. Chavannes est reçu par le général Franchet d’Espérey, et par ses officiers d’état-major avec une camaraderie charmante : le déjeuner qu’il fait en leur compagnie lui laissera un délicieux souvenir, tant il fut « agréable, plein de bonne humeur et de gaîté. » Quant au général, voici son portrait : « Un homme encore jeune, noir de cheveux, trapu, au profil fin ; je le comparais dans mon esprit à une courte hache, carrée, solide, au tranchant aiguisé. » Et le journaliste ajoute : « Je ne puis dire assez la bonne volonté qui m’a paru régner dans cet état-major, comme je l’avais vue d’ailleurs régner dans toute l’armée, une extrême bonne volonté de tous. Et une grande abnégation ! Pas plus le général que ses officiers ne semblait penser à soi et à ses succès personnels : la France, voilà celle de qui uniquement ils ont souci, prêts, j’en ai eu l’impression, à faire abstraction de leur personne, s’il le fallait. Une parfaite confiance d’ailleurs. » Et sur l’entrain, le parfait naturel, la santé morale, la cohésion, la décision, l’intimité confiante qui règne à tous les degrés de la hiérarchie militaire, il ne tarit pas. « Deux ans de campagne comme cela, et la France sera de nouveau un peuple où la discipline s’accordera avec la familiarité, l’ordre avec la liberté, un peuple incomparable, le premier peuple du monde, une fois de plus ! » Sachons à notre armée un gré infini d’inspirer à un étranger ces sentimens d’admiration et de réconfortant optimisme.

Venons-en enfin à nos modestes soldats, à tous « ces braves gens qui vivent dans le danger, l’affrontent sans cesse avec courage, avec gaîté et qui, agissant toujours, ne prononcent que des paroles simples et raisonnables. » Tous ceux qui les ont. vus à l’œuvre souscriraient à ce mot d’un de leurs chefs : « Nos soldats ? c’est à se mettre à genoux devant eux. » M. Vallotton, qui a parcouru quelque trois cents kilomètres du front, constate « partout, malgré la pluie, malgré le vent, malgré les champs délavés où l’on enfonce jusqu’à la cheville, le même entrain, la même bonne humeur, la même volonté de vaincre, » et le même espoir et la même certitude de la victoire. — « Mot de passe : le sourire ! nous dit une sentinelle transpercée jusqu’aux os par la pluie glaciale. Et l’on est confondu de tant de courage-paisible, d’une si belle vaillance devant la tâche monstre. » Dans les tranchées, dans les cantonnemens, au repos, dans les trains qui transportent les permissionnaires, le même mot est sur toutes les lèvres : « Il faut les avoir. On les aura. » M. Vallotton a voyagé avec un humble fantassin de première classe, qui a combattu cinq mois dans l’Argonne, et qui a été blessé ; il nous rapporte en quelques pages très pittoresques et très vivantes les propos de « ce magnifique garçon : » ils sont admirables de simplicité héroïque, de vivacité intelligente, de verdeur et de naturel, et ils symbolisent si bien le soldat français d’aujourd’hui ! Ne pouvant les reproduire ici, je veux au moins citer le nom de celui qui les a tenus : Charles Gouet, du 346e régiment d’infanterie territoriale, de Bonny-sur-Loire (Loiret). A Gien, il descend, plus ému d’aller retrouver sa femme et ses enfans que « d’aller au feu. » — « J’ai regardé, écrit M. Vallotton, Charles Couet s’éloigner dans la nuit. Il marchait à grands pas. Si j’avais osé, je l’aurais rappelé pour l’embrasser. » Ah ! comme l’on comprend, et comme l’on partage ce chaud sentiment de sympathie admirative !… Sois béni, petit soldat français, pour avoir, sans y tâcher, et rien qu’en étant toi-même, si complètement représenté la France !

Ces enfans de France, si braves et si naturellement guerriers, ont des délicatesses de langage et d’attitude qui, parfois, surprennent ceux qui ne les connaissaient guère. M. Chavannes a voyagé longtemps avec une quinzaine de soldats rieurs et bavards. « Il y avait, dit-il, des jeunes femmes dans le wagon ; pendant les douze heures que dura le voyage, pas un de ces quinze garçons ne dit une parole ou ne fit une plaisanterie que n’eussent pu entendre les oreilles les plus chastes. » Et, si braves qu’ils soient, ils ne sont pas cruels. Ecoutez Clouet parler des charges à la baïonnette : « Je vous dis que ça, c’est horrible. Il le faut, mais c’est horrible. C’est comme si on traversait des crapauds. Seulement, c’est pas des crapauds, c’est des hommes. Après, on n’ose pas seulement les regarder. On est fier d’un côté, sûr, et triste de l’autre, triste à pleurer. Il y en a un qui a dit à celui qui était assis devant lui, déjà tout pâle, les yeux à moitié fermés : « Mon pauvre ami, as-tu bien mal ? » — « J’ai vu, dit un autre, un des nôtres embrasser celui qu’il venait de tuer. Il faut, c’est sûr, il faut. On recommencera même. La cause est juste… Ça tenaille le cœur tout de même… »

Faut-il s’étonner que des cœurs si humains soient aussi des esprits justes et épris de justice ? Un soldat disait à M. Chavannes à propos des prêtres : « Il n’y a pas, il faut reconnaître qu’il y a quelque chose en eux qu’il n’y a pas dans les autres… Et ils savent nous parler… J’ai vu des rouges, — alors, des vrais rouges, — leur serrer la main et leur dire merci. Le moral de l’armée française leur doit beaucoup… » Et leur équité s’étend sans effort jusqu’à leurs adversaires. Certes, ils les détestent, non pas comme ennemis, mais comme auteurs de tant d’atrocités inutiles. Mais ils ne contestent aucune de leurs qualités militaires. « Tous, ils reconnaissent la valeur des Boches, l’habileté de leurs tireurs, leur ténacité, leur courage. » « Pourquoi, puisqu’ils sont courageux, font-ils tant de cochonneries ? » se demande un clairon, qui ne parvient pas à résoudre cette énigme psychologique ; et le mot exprime à merveille la différence des deux mentalités. Ajoutez à cela que le soldat français aime le travail bien fait, et que, l’appréciant en connaisseur, il sait rendre hommage à ceux qui l’exécutent, ces derniers fussent-ils ses pires ennemis. Or, il est incontestable qu’il y a un « métier des armes, » et que les Allemands le connaissent et le pratiquent fort bien. M. Chavannes a finement noté ce trait du caractère français. « On sait, dit-il, à quel point le Français est homme de métier, à quel point il est ouvrier, bon ouvrier, habile ouvrier, formé par une tradition qu’il apprend, respecte, perfectionne… Un métier héroïque, voilà ce que c’est que la guerre pour les Français, et pourquoi elle leur convient si bien. Pour les deux raisons : le métier et l’héroïsme. Les récentes transformations de l’uniforme : le couvre-nuque bleu et le pantalon de toile bleue qui se met par-dessus le pantalon rouge accentuent encore cet air ouvrier du soldat français, cette jolie et libre tenue d’ouvrier français. Les uniformes trahissent sans doute un esprit profond : l’uniforme français est toujours plus une tenue d’ouvrier, l’uniforme anglais est une tenue de sportsman amateur…, et l’uniforme allemand est une tenue de parade (la grande tenue) ou (la petite) une tenue de forçat. »

Et si je voulais résumer d’un mot l’impression d’admirative et libre sympathie que ces trois témoins ont emportée de leurs visites à notre armée, je ne saurais en trouver d’autre, plus expressif et plus profond tout ensemble, que celui-ci, que M. Vallotton a pieusement recueilli de la bouche d’un simple sergent français : « Car enfin, nous, on lutte pour la cause de la liberté, de la gentillesse dans le monde. » Vraiment, plus j’y songe, et plus il me semble que l’âme tout entière de la France d’aujourd’hui est dans ce délicieux mot-là.


Ce n’est pas quitter nos soldats que de nous asseoir, avec Mme Noëlle Roger, à leur chevet d’hôpital. La vie, — la vie active, insouciante et saine, — trompe souvent sur la qualité des âmes ; la douleur et la mort ne trompent jamais. Elles sont la suprême expérience, l’épreuve décisive, la pierre de touche par excellence. Et il faut dire qu’à cet égard, rien n’est plus réconfortant, si rien n’est plus douloureux, que la lecture des Carnets d’une infirmière.

Ah ! oui, certes, elle est douloureuse, cette lecture, si douloureuse même que, parfois, on laisse là le livre pour échapper à l’obsession de tout ce sang répandu, de ces hideuses blessures, de toute cette souffrance et de tous ces deuils. On y revient pourtant, et il faut y revenir, pour pouvoir maudire, en pleine connaissance de cause, les auteurs responsables de pareilles boucheries, et, surtout, pour bien sentir toute l’étendue de notre dette envers ceux qui se sont si simplement sacrifiés pour nous. Parmi toutes les scènes émouvantes ou tragiques dont Mme Noëlle Roger a été le témoin, ou la confidente, il en est deux qui symbolisent avec une force extraordinaire la double leçon qui se dégage de cette affreuse guerre. Dans la première, elle nous représente un malheureux père qui arrive trop tard pour revoir son fils. « Alors, dans la chapelle mortuaire, droit, immobile, il eut un grand sanglot qu’il refoula. Puis, ses deux poings serrés, les ongles entrant dans sa chair, il cria, les yeux fixés sur le cercueil, il cria le nom de celui qui aurait pu empêcher la guerre, et qui l’avait voulue : Ah ! Guillaume… Guillaume !… Et cette protestation déchirante de ce vieil homme tout gris, tomba comme le plus effroyable des reproches. » — Une autre fois, on a transporté dans la salle d’opérations un pauvre petit soldat, Georges Laurent, au mince visage blanc, au regard douloureux et absorbé. L’opération commence. Tout à coup, on s’aperçoit que « la petite figure blanche, immobile, ne respirait plus. » On essaie de le ranimer. Vains efforts : tout est fini. Et alors, dans la stupeur générale, dans le lourd silence apitoyé, une voix s’élève. C’est l’abbé, à genoux, dans sa blouse d’infirmier, qui récite les prières des agonisans : « Sortez de ce monde, âme chrétienne, au nom de Dieu le père tout-puissant qui vous a créée… » Lisez, dans les Carnets d’une infirmière, ces deux admirables pages : « Vous toutes les mères, qui pleurez, ne sentez-vous pas autour de vous cette compassion infinie ? Elle monte à vous de toutes les villes et de toutes les campagnes, de tous les cœurs qui pensent avec douleur et reconnaissance à celles qui ont donné leurs fils… Tous les jours qui commencent et tous les jours qui s’achèvent vous apportent, dans votre chambre, cette compassion respectueuse et tendre, cette universelle compassion humaine ; elle vous enveloppe silencieusement et peuple votre solitude… » Mais cette compassion ne doit pas être le facile, l’éphémère émoi d’une sensibilité oublieuse ; elle doit vivre à jamais en nos cœurs et se traduire en actes de pitié fraternelle. De tous ces jeunes gens qui sont morts pour que la France vive, de ceux qui nous les ont donnés, nous sommes, nous, les survivans, les éternels débiteurs. S’ils n’avaient pas versé pour nous le plus pur de leur sang, nous n’aurions plus de patrie. Les heures lumineuses de notre vie seront désormais faites de leurs souffrances. Sachons nous souvenir et payer nos dettes. Si de cette guerre infernale le lien social ne devait pas sortir plus intime et plus fort, ce serait à désespérer de la race humaine.

En dépit des visions de douleur et de mort qu’a fixées pour nous Mme Noëlle Roger, ce n’est pas la désespérance qui se dégage de son livre. C’est bien plutôt comme un parfum d’héroïsme. Elle a conscience d’avoir vécu parmi des héros, et elle s’exalte à nous conter leurs « gestes. » C’est d’abord le radieux souvenir de la victoire de la Marne. Epuisés, démoralisés, n’en pouvant plus, battant en retraite, brusquement on leur jette l’ordre de s’arrêter, de faire front ; et, joyeux, ils oublient tout, privations et fatigues, et ils courent à la mort comme à une fête. « Toute leur vie, ils garderont cette vision merveilleuse : les hommes las, tristes, se dressant tout à coup, transfigurés parce qu’on leur permettait de tenir, consciens de sauver le pays, enthousiasmés de mourir afin de refouler l’envahisseur. » Et l’on ne compte plus leurs traits de bravoure. « Eh bien ! oui, j’ai fait mon devoir, s’écrie l’un d’eux, qui va mourir de sa blessure. J’aurais pu me cacher, si j’avais voulu. Et ce qui m’est arrivé aurait été évité peut-être… Mais je ne l’ai pas voulu. J’ai marché en avant sur la première ligne. » Un autre a fait mieux encore. Sous la mitraille ennemie, il n’a pas voulu fuir, pour sauver de la mort un Allemand blessé ; il a payé sa charité d’une terrible blessure et de la perte de sa jambe, et, sur la table d’opérations, comme pour s’excuser d’avoir eu pitié d’un ennemi qu’il avait surpris à terre, sanglant, la photographie de sa petite à la main, il murmure : « Ce sont de pauvres diables… des hommes comme nous. » Un autre enfin, la veille de sa mort, écrit à sa mère : « Ma pauvre maman, je suis entre deux haies et les balles sifflent derrière ma tête. Je te fais mes adieux. Peut-être que je ne te reverrai pas… Mais ne te tourmente pas… Je suis gai… Je chante toujours… Je chanterai jusqu’au bout… » Le brave enfant ! Il ne s’est pas douté qu’il était sublime, et que ces simples lignes au crayon méritaient de passer à la postérité la plus reculée. Et ces officiers, si courageux et si tendres, qui s’avancent seuls sous les balles, et qui, le soir du combat, pleurent « comme des enfans » sur leurs bataillons décimés, et que leurs hommes trouvent « bien méritans, » et qu’ils pleurent, eux aussi, de toutes leurs larmes, quand ces chefs qu’ils aiment tombent à l’ennemi ! Chefs et soldats, leur bravoure ne se limite pas au champ de bataille : elle les accompagne dans les trains sanitaires, sur leur lit de douleur, et jusque sur la table d’opérations. Et dans les grandes affres de la mort, elle ne les abandonne pas davantage. Croyons-en là-dessus Mme Noëlle Roger : « Chaque matin, en arrivant, je passe dans les salles du rez-de-chaussée, où l’on isole les agonisans. Elles m’apparaissent revêtues d’une sorte de grandeur poignante : c’est là que se consomme le sacrifice. Et ces hommes, dont la mort s’approche comme une délivrance, me semblent des héros plus pathétiques encore que ceux qui sont tombés d’un seul coup dans l’ivresse de la bataille. Jamais une plainte, jamais une parole de révolte… Leur chair gémit, mais ces âmes n’ont point de défaillance. Nous n’entendons pas une invective contre cette guerre sacrée. »

L’héroïsme ne serait pas l’héroïsme, s’il n’allait de pair avec la modestie. Et tous ces braves gens qui, tant de fois, ont risqué leur vie, et que, de temps à autre, la médaille militaire ou une citation à l’ordre du jour vient récompenser de leur tranquille audace, sont d’une modestie charmante. Ils ne parlent guère de leurs exploits, et souvent même ils les cachent. « Madame, dit l’un d’eux, on n’aime point avoir l’air de se vanter. » — « Il y en a tant à récompenser, qui en ont fait davantage ! » dit un autre qu’on félicite de sa croix de guerre. Et ils sont aussi d’une délicatesse exquise. Quand l’un d’eux va plus mal, ils sont touchans de discrétion, de sollicitude apitoyée. Et au contraire, quand un de leurs camarade entre en convalescence, ils accompagnent ses premiers pas d’une sympathie émue et prévenante que l’autre leur rendra en fines attentions, en encouragemens persuasifs, en consolations efficaces. Les soins que leur prodiguent de douces mains féminines, ils les payent en menus témoignages de gratitude attendrie. « On vous donne bien du mal, madame, » est un mot qui revient souvent dans leurs propos. Et si discrets, si timides même, si peu exigeans ! « Ici, on est au paradis ! » disent-ils, contens, malgré leurs souffrances, de ne plus être « là-bas, » de jouir d’une sorte de « trêve heureuse. » « Ils ont coutume, écrit Mme Noëlle Roger, de nous donner plus que nous ne leur donnons. Quelle nuance de respect délicat, presque filial, dans l’affection qu’ils nous témoignent ! » Et elle conte un trait qui en dit long sur la qualité d’âme de ces simples. Une de ses amies, veuve, avait accueilli chez elle une douzaine de soldats convalescens. Un soir, au retour d’une de leurs sorties, elle apprend qu’ils ont longé le cimetière, et elle ajoute comme involontairement : « C’est dans ce cimetière que mon mari est enterré. » « Alors l’un d’eux répondit : — Oh ! nous le savions bien, madame… Et nous sommes allés sur sa tombe pour le remercier… Après tout ce que vous avez fait pour nous, nous tenions à aller le saluer. » Elle fut bouleversée. L’acte de ces soldats, quel hommage adorable à celui qu’elle aimait ! Elle murmurait : « Non, personne ne m’avait donné cela, avant eux… » — Citons encore cet autre trait qui fera peut-être concevoir à quelques Allemands la différence de nos âmes. Dans une reconnaissance, une patrouille française rencontre quatre Allemands grièvement blessés, sans nourriture. Les Français s’arrêtent, donnent leurs provisions. Trois blessés se raniment, mangent et boivent avec avidité. Le quatrième fait signe qu’on ne peut plus rien pour lui. Alors « le plus jeune Français, un soldat de vingt ans, tout triste de ne pouvoir rien lui donner, se rapproche doucement, s’agenouille, et met un baiser sur le front mouillé du soldat ennemi. Le contact de la joue imberbe, des lèvres fraîches amena comme une ombre de sourire sur le visage du mourant. Le petit soldat français avait trouvé moyen d’évoquer autour de cette agonie une présence aimée, une tendresse de femme, le visage maternel, peut-être… Il avait donné le bienheureux viatique… »

Jusqu’à quel point la guerre qui, par ailleurs, est une si funeste chose, a-t-elle fait éclore dans les âmes de nos soldats ces dispositions qu’on pourrait croire nouvelles ? Il est certain que l’épreuve, le voisinage journalier des terribles réalités de la vie et de la mort, la douleur sous toutes ses formes, tout cela affine l’âme et l’ouvre à des préoccupations inattendues. Mais quoi ! si ces préoccupations n’existaient pas, au moins à l’état latent, la guerre et ses misères seraient impuissantes à les faire surgir dans les cœurs ; la guerre ne crée rien, elle développe et elle révèle. Mais précisément parce qu’elle met à nu, si l’on peut ainsi dire, le fond des âmes, elle détruit bien des conventions, et ruine bien des préjugés. Dans la fraternité des champs de bataille et des hôpitaux, les distinctions sociales s’abolissent ou s’effacent ; la véritable égalité humaine apparaît ; les méfiances s’évanouissent. Tous ces soldats d’une même chambre d’hôpital, ce sont comme les membres d’une grande famille, un moment séparés par la vie, qui se retrouvent et tâcheront de ne plus se perdre de vue. Et assurément, chez tous les peuples en guerre, cette fusion des classes doit s’opérer, plus ou moins complètement. Mais il est probable que, chez les Français, l’humeur volontiers égalitaire, l’instinct démocratique, l’esprit de sociabilité, le don de sympathie doivent rendre les rapprochemens plus nombreux, plus complets et plus intimes. Et c’est bien ce qui ressort du livre de Mme Noëlle Roger. « Aussi, maintenant que j’ai pu constater et juger par moi-même, écrit un soldat, jamais je n’oublierai. Et beaucoup feront de même, après avoir mal jugé auparavant. » Et l’écrivain suisse nous conte une délicieuse histoire, que je vais gâter en la résumant, mais qu’on lira, je l’espère bien, dans l’original. Il s’agit de deux jeunes gens, Pacard et Pascalin, l’un, enfant trouvé, l’autre, fils de millionnaire, que le hasard a rapprochés dans leurs lits de douleur, et qui sont devenus deux amis inséparables. Et rien n’est plus touchant que de les voir se rendre mille petits services réciproques, et mettre tout en commun, plaisirs et projets : leur plus grande joie est d’être assis en face l’un de l’autre, sans rien se dire, avec l’intime satisfaction de se sentir naturellement compris. Évidemment, sans la guerre, Pacard et Pascalin se seraient éternellement ignorés, et, ce qui est plus grave, éternellement méconnus.

Il manquerait quelque chose aux Carnets d’une infirmière, si l’on n’y apercevait pas quelques silhouettes de soldats blessés et guéris qui repartent au front. C’est peut-être à ce moment-là qu’ils donnent la plus juste mesure de leur âme. Car enfin, après la longue épreuve qu’ils ont faite de la guerre, de la souffrance, qui leur en voudrait, au moment du départ, de connaître quelque défaillance ? Or, ils ne montrent aucune faiblesse. Très droits, un peu silencieux, dans leurs uniformes remis à neuf, ils se sentent redevenus soldats. Mais ce n’est plus le radieux premier départ ; ils n’ont plus le sourire aux lèvres. « Je les regardais, nous dit Mme Noëlle Roger, et je sentais bien que leur volonté n’est point ébranlée. Seulement, aujourd’hui, ils savent. Ils ont vu… Ils ne vont plus là-bas comme à une fête, en se grisant de paroles et de chansons. Ils ont vu les camarades tomber à leur côté. Ils sont tombés eux-mêmes. Ils connaissent l’effroyable risque. Alors ils sont graves. Ils partent. C’est le devoir. Ils l’acceptent d’un cœur affermi. Mais ils ne se sentent plus des enfans insoucians comme naguère. Ils sont des hommes clairvoyans et mûris. Et leur résolution silencieuse, leur sacrifice averti m’apparaissent d’une grandeur qui dépasse toutes les autres. L’admiration que j’éprouve remplit mes yeux de larmes… »

Ces larmes, cette admiration unanime, et qui, par-delà nos soldats, s’étend à toute la grande patrie qu’ils symbolisent et qu’ils défendent, quel hommage plus spontané, plus glorieux, plus désintéressé la France pourrait-elle souhaiter ?


II

Tournons-nous maintenant vers un autre peuple neutre. L’Espagne, — M. Louis Bertrand l’a bien montré ici même, — est assez divisée à notre égard, et la propagande germanique y a déployé ses plus « colossales » malices, y a exploité avec la plus sereine perfidie nos erreurs ou nos ignorances de vaincus. Pourtant, nous avons là-bas des amis : je n’en veux pour preuve que ce petit volume de Voix espagnoles[10] où l’on a récemment rassemblé divers témoignages autorisés d’intelligente sympathie. Et il y a aussi en Espagne des gens qui, s’étant tout d’abord mépris sur notre compte et sur celui de nos adversaires, reconnaissent loyalement leur erreur : témoin ce Francisco Melgar, dont on vient de traduire pour notre édification la très instructive Amende honorable[11]. Et enfin l’Espagne nous a envoyé un fort remarquable écrivain, dont divers ouvrages ont été déjà traduits en français, et qui, pendant plusieurs mois, depuis le début de la guerre, a visité les parties de la France qu’ont piétinées, que piétinent encore les armées combattantes. ; M. Gomez Carrillo a intitulé les deux livres où il a consigné ses impressions : Parmi les ruines et le Sourire sous la mitraille[12] : livres douloureux, parfois, mais livres sincères et vivans, et qui resteront sans doute comme l’un des témoignages étrangers les plus brillans et les plus précieux que nous puissions invoquer sur nous-mêmes.

Les Allemands, quand ils les connaîtront, — car j’imagine qu’ils doivent, pour la plupart, les ignorer encore, — ne pourront guère les utiliser pour leur apologie personnelle. Ce neutre, qui d’ailleurs sait rendre hommage, comme nous-mêmes, aux qualités d’organisation et de courage de nos adversaires ; ce neutre a vu, de ses yeux vu, les beautés de la guerre allemande. Il a parcouru les champs de bataille de la Marne, de l’Argonne, de la Champagne, de la Lorraine et des Vosges ; il a visité les charmans villages autour de Meaux, il a visité Senlis, Reims, Clermont-en-Argonne, Arras, Lunéville et Pont-à-Mousson ; il a contemplé toutes ces ruines, ces destructions inutiles, et que les tristes nécessités de la guerre ne suffisent pas à expliquer ; il a interrogé les témoins et les victimes survivantes de l’invasion étrangère ; et de tous ces spectacles, de toutes ces enquêtes il a rapporté une commune impression de pitié, d’indignation et d’horreur. Ce sont partout, ou presque partout, les mêmes histoires : vols, pillages, incendies, scènes d’ivrognerie et de violence ; et partout, sous les mêmes prétextes inventés de coups de feu tirés par les civils, ce sont, sur l’ordre des chefs, des exécutions en masse. En vérité, l’Empereur a-t-il songé, — car c’est lui, nous le savons aujourd’hui, qui a commandé cette guerre de bandits, — a-t-il songé qu’il légitimait par avance les plus terribles représailles, et qu’un jour peut-être il se repentirait d’avoir proposé à ses troupes l’exemple d’Attila ? M. Gomez Carrillo nous rapporte les propos d’un général allemand à une vieille dame qu’il força d’assister au défilé de sas troupes ; l’opinion allemande sur la France s’y étale avec une brutale et réjouissante naïveté : « En France, le bien-être et la richesse ont détruit les vertus nationales. C’est un pays dégénéré, Lorsque nous l’annexerons à notre Empire, nous lui rendrons sa force d’autrefois en croisant notre race avec la sienne. S’ils comprenaient leurs véritables intérêts, tous les Français célébreraient notre victoire comme un événement sauveur… C’est Paris qui gangrène la nation. Dans huit jours, lorsque nous entrerons à Paris, nous nous mettrons tout de suite à le purifier, à y établir l’ordre social. Notre Empereur a une mission sacrée à remplir : celle de sauver ce peuple désuni et efféminé. » — « Purifier » un peuple en le pillant, en le massacrant, en l’incendiant, en violant ses femmes et ses filles, c’est assurément une leçon de morale évangélique que seuls des pharisiens risquent de ne pas comprendre ! Et qu’on ne dise pas qu’un peuple ne saurait être rendu responsable des excès de sa soldatesque. La soldatesque a agi par ordre, et l’exemple est venu de haut. Si ce n’est pas le Kronprinz, c’est une « Altesse » qui a dévalisé le château de Baye. A Raon-l’Etape, — et dans combien d’autres villes ! — les femmes d’officiers sont venues participer au pillage et s’affubler des toilettes françaises qu’elles avaient volées. Voit-on les femmes d’officiers français « cambrioler » les luxueuses demeures de Cologne ou de Munich ? Ce sont là, nous pouvons en être assurés, des représailles auxquelles nous ne nous livrerons pas. Quoi que fassent un jour nos soldats exaspérés en Allemagne, — et leurs chefs, hélas ! pourront-ils les retenir ? — il y a des infamies qu’ils ne commettront jamais, et qui resteront l’éternel privilège du pays où la guerre et le banditisme sont restés synonymes. On verra alors de quel côté sont les appétits de jouissance, l’amour du « bien-être et de la richesse, » de quel côté « les vertus nationales ; » et les neutres, comme M. Gomez Carrillo, pourront alors se livrer à d’instructives comparaisons.

En face de cette brutalité, de cette basse immoralité, de ce grossier matérialisme dont la nation « élue » a donné tant de preuves, quelle a été, quelle est encore, d’après l’écrivain espagnol, l’attitude des populations civiles françaises ? A l’égard des envahisseurs, ce qu’elles éprouvent, c’est sans doute de la haine et de la colère, mais c’est peut-être surtout du mépris. Même sous la botte allemande, elles ont le sentiment profond, indéracinable, et qui se traduit de mille manières, de l’irréductible supériorité française. Elles sont d’une autre race que ces sinistres vainqueurs d’un jour ; elles ont un autre idéal ; elles ont une autre âme ; bref, elles appartiennent à une humanité supérieure. Elles souffrent, mais elles sourient quand même : elles se moquent des grotesques combinaisons de couleurs que les lourdes Allemandes improvisent avec les élégans produits de leurs vols. « Je me rappelle encore, dit un médecin de Raon-l’Etape, la face d’une bonne Teutonne, grasse, imposante et blonde, qui se mit un costume de ma femme et qui s’en allait par ici, étouffant et demandant où elle pourrait trouver un corset parisien. » Et ce sourire, que M. Gomez Carrillo a failli trouver « presque criminel » parmi tous ces spectacles de deuil et de désolation, l’écrivain se rend vite compte que, bien loin d’être une preuve d’insensibilité, de légèreté ou de faiblesse, il est au contraire un signe de force, « le bon sourire qui cache les grandes douleurs et qui pousse aux grandes actions, » et ce que Rudyard Kipling appelle « l’invincible bouclier de la France. » « Peuple sublime, s’écrie-t-il, combien mal te connaissent ceux qui, en te contemplant parmi tes ruines, ignorent que le sourire est la fleur divine du véritable héroïsme ! »

De fait, ce n’est pas à l’armée seulement que fleurit le véritable héroïsme. Dans les villes bombardées, les habitans s’obstinent à rester, enfans, femmes ou vieillards, sous mille prétextes, « curieux de vivre une perpétuelle vie de périls, d’émotions, d’effroi. » A Reims, c’est la propriétaire d’un hôtel qui refuse de partir, et les deux garçons de salle qui l’assistent, et qui voudraient bien s’en aller, restent eux aussi pour ne point l’abandonner : « Je ne sais, dit-elle, comment nous sommes encore en vie… Depuis des mois que cela dure !… Moi, si mon mari n’était pas à la guerre, j’aurais déjà fermé l’hôtel et je serais partie, mais puisque lui s’expose, moi aussi je veux m’exposer… » Combien d’autres sont ainsi ! « Les Allemands eux-mêmes, d’après leurs déclarations, ne s’expliquent pas une telle obstination, un tel amour du terroir, une telle résistance à la menace perpétuelle, et, comme Goethe, il y a cent ans, ils se demandent quel secret possède la terre de France pour enraciner ainsi les âmes dans chaque village, dans chaque campagne, dans chaque ville. » Sous le canon, en pleine zone de guerre, la vie normale a repris son cours : les boutiques sont ouvertes ; les usines fument, des vieillards et des enfans labourent et sèment ; et celle activité sereine, nous conte M. Gomez Carrillo, est pour le journaliste américain qui l’accompagne un juste sujet d’émerveillement. A Sermaize, dont il ne reste pas pierre sur pierre, les villageois réunis projettent de reconstruire bien vite leurs demeures, pour que, l’été prochain, « après la victoire, les baigneurs puissent venir comme d’habitude » et que « lorsque les gars reviendront de la guerre, ils aient où coucher. » Et voici ce qu’à l’autre bout de la France, d’une petite ville de Savoie, une mère écrivait à son fils prisonnier à Strasbourg : « Je suppose que si l’on t’a pris, c’est que tu étais blessé et que tu ne pouvais te défendre ; viens bientôt pour que je puisse te soigner ; mais si tu n’es pas blessé et si tu t’es rendu, ne reviens jamais, parce que la ville aurait honte de toi. » Propos digne d’une Spartiate, et que nous sommes reconnaissans à M. Gomez Carrillo de nous avoir conservé. Lui qui citait Rudyard Kipling tout à l’heure, il est probable qu’il souscrirait entièrement à ce pittoresque jugement de l’écrivain anglais qui a visité après lui la France en guerre, et qui l’a très sincèrement admirée : « La France entière dirige son effort vers le front, absolument comme ceux qui font la chaîne pour combattre un incendie se passent les seaux d’eau de main en main. Quittez le feu et remontez à la source. Vous ne trouverez ni interruption, ni hâte apparente, mais un effort incessant. Chacun et chacune a son seau d’eau, grand ou petit, et personne ne songe à se demander comment il convient de s’en servir. »


Descendons jusqu’à l’incendie. M. Gomez Carrillo faisait partie de la caravane de journalistes étrangers et correspondans de guerre que le gouvernement français avait, à plusieurs reprises, invités à visiter notre front ; sur bien des points, son témoignage corrobore donc celui de M. Georges Wagnière ; mais il a sa personnalité à lui, ses impressions à lui, et il n’insiste pas sur les mêmes choses que ses confrères. Il a rencontré plusieurs généraux dont il a tracé plus ou moins brièvement le portrait. Je regrette qu’il n’ait pas été présenté à deux ou trois des chefs qui, selon toute vraisemblance, sortiront le plus glorieux de cette guerre : au général Foch, l’un des principaux vainqueurs de la Marne, le vainqueur de l’Yser et de la Somme ; au général de Castelnau, le tenace et douloureux vainqueur du Grand-Couronné et de Verdun. Mais sans doute l’écrivain espagnol se réserve pour un volume ultérieur, car je crois avoir vu de lui un fort intéressant et vivant article sur le général de Castelnau. On trouvera du moins dans son premier volume un bref récit plein de verve des combats épiques du Grand-Couronné, qui durent laisser un si cuisant souvenir à l’orgueil de l’impérial vaincu. Et l’on y trouvera aussi une description du premier champ de bataille de Verdun, et le récit, par le général Sarrail, des combats livrés dans cette région contre les troupes du prince impérial. Le général s’est fait le guide de ses hôtes pour la visite des forts et des tranchées : guide aimable, souriant, familier, et qui s’arrête volontiers pour adresser à ses soldats, à « ses enfans, » comme il les appelle, quelques paroles d’amitié paternelle. Ces manières, si différentes de celles des officiers allemands, font l’admiration du correspondant danois. « C’est charmant, répète-t-il à chaque instant, c’est charmant… Quel peuple charmant ! » « Il ne peut concevoir avec sa tête d’homme du Nord l’idée de tant de familiarité et de tant de légèreté dans la tragédie, de tant de bonhomie unie à tant de courtoisie, en plein champ de bataille. » Et le général Sarrail, au dire de M. Gomez Carrillo, n’est point une exception. « Dans nos récentes visites aux états-majors, écrit-il, nous avons rencontré d’autres généraux, et tous nous ont produit des impressions identiques d’aimable simplicité. Nous avons vu Marjoulet, sérieux, cérémonieux et aussi distingué de manières sur sa terrasse hérissée de batteries que dans un salon parisien ; nous avons vu Palacot, à peu de distance de l’ennemi, dans un château seigneurial, où il paraissait nous recevoir pour une fête ; nous avons vu, parmi les buissons d’un bois, vivant comme un guerrier primitif, le fameux Michelet, hirsute, couvert de peaux rustiques, et qui, lorsqu’il parle avec ses hommes, ressemble à un patriarche au milieu de sa tribu ; nous avons vu enfin Gérard, le soldat philosophe, toujours préoccupé de problèmes transcendantaux… Et chez tous, à toutes les heures, nous avons trouvé, malgré le labeur intense qui les accable, une grâce exquise et un admirable esprit de justice. »

C’est naturellement au général Joffre que M. Gomez Carrillo consacre ses plus longues pages. Lui aussi, il proteste contre la légende d’un Joffre « taciturne, mystérieux et lugubre, » que dément d’abord sa « bonne et franche figure. » « de terrible il n’y a, dans ce visage, que les sourcils, ces sourcils blancs, touffus et hirsutes, qui auraient suffi à Raffet pour faire une superbe paire de moustaches au plus fier de ses grenadiers. Le reste est fin et robuste à la fois. Fines et presque féminines, les mains, aux ongles de nacre minutieusement polis ; fins, ses yeux verts, fins et malicieux, avec leur reflet d’émeraude, qu’adoucit un fond humide de tendresse infinie ; fin, le profil, malgré la bouffissure pourprée de la face et l’épaisseur des moustaches blanches. Et les manières aussi sont fines. » Ce qui frappe surtout l’écrivain espagnol dans la personne du généralissime, c’est la carrure athlétique, en opposition avec la délicatesse des traits, et il voit dans cet assemblage « le contraste caractéristique de la race. » Le général Joffre lui représente « le type parfait du montagnard des Pyrénées » et lui remet en mémoire les infatigables et intrépides « héros pyrénéens » de la légende ou de l’histoire. Et peut-être a-t-il raison. Il cite un mot assez curieux du généralissime au colonel Echague : « Lorsque j’entends le catalan et le castillan, il me semble qu’on me parle la langue de mon finie. » « Nous sommes d’une noble famille espagnole, » avait dit sa sœur, et, s’il fanion croire M. Gomez Carrillo sur le grand chef, « il y a quelque chose de noble, de noble Espagnol, altier, grave, fier, dans son port et dans son regard. » Mais le père était tonnelier, et l’origine plébéienne se trahit dans la démarche et l’encolure. Sans être à proprement parler éloquent, le général « parle clair, cherchant les termes précis, et il ponctue ses discours par des mouvemens du bras, énergiques et larges. Sa main droite paraît s’emparer des idées, les presser et en exprimer le suc pour l’offrir, à la fin, en un geste net à ceux qui l’écoutent. Tout est action en lui. Dans ses prunelles vivaces, les éclairs passent, brillent, illuminent la pensée et ensuite disparaissent comme pour alimenter le foyer intérieur des méditations. On dirait que son visage sévère méconnaît presque le doux repos des sourires. » Son langage, son attitude expriment la décision, la confiance, et en même temps la simplicité, la modestie. Il ne dit pas : « Nous aurons la victoire ; » mais : « Nous l’avons. » Il souhaite que ses visiteurs voient tout, se rendent compte de tout : « Nous autres, dit-il, nous ne craignons pas la pleine lumière. » Et c’est à ses hommes qu’il rapporte toutes ses victoires : « Voilà ceux qui gagnent les batailles, et non moi… Le rôle du généralissime est presque terminé lorsqu’il a établi sa ligne d’attaque et qu’il a disposé en ordre les armées qui doivent combattre. » À l’un des journalistes qui le félicitent d’avoir gagné la plus grande bataille de tous les temps, il répond : « Ce que je sais, c’est que j’aurai bientôt gagné un repos définitif dans une maisonnette des Pyrénées… » Propos de Cincinnatus ? Ou, comme le veut M. Gomez Carrillo, désir de fier isolement « pour vivre avec les souvenirs des heures sublimes ? » Les deux peut-être ; mais en tout cas, comme nous sommes loin là de la jactance tudesque !


Pareillement, « les admirateurs exclusifs de la discipline prussienne » ne sauraient trouver leur compte à un contact prolongé avec les soldats de Joffre. Chez eux point de morgue, aucune différence de caste, rien de cette discipline rigide qui brise les volontés et les rend incapables d’initiative. « À condition que dans le combat tout soit impeccable et que le travail soit bien fait, le reste n’importe guère… Le généralissime inspire de la vénération, mais point de crainte, et les pioupious l’appellent joyeusement grand-père. » La bonne humeur, la gaité enfantine ne sont point proscrites, mais recommandées, et les officiers en prennent leur part ; ils ne partagent pas seulement les dangers, mais la vie de leurs subordonnés, et un journaliste japonais, que cite M. Gomez Carrillo, constate qu’ « en France, un capitaine est très capable de dormir sur la paille au milieu de ses hommes, et que très souvent il boit à la même bouteille que ses soldats. » Aux yeux du soldat français, les grades symbolisent non point des différences sociales, mais des différences d’études et de compétence. Toutes les professions sont confondues dans la cordiale uniformité du même esprit militaire et dans la plus savoureuse familiarité. « C’est plus qu’une armée, c’est une formidable famille qui a pris les armes pour défendre le foyer commun. » Les plus doux, les plus pacifiques dans la vie civile n’ont pas été les moins ardens à s’improviser soldats, et quelques mois de campagne ont suffi à les transformer en vieux grognards. « La bravoure et l’amour des aventures guerrières, qu’un demi-siècle de paix semblait avoir étouffés dans les cœurs, se réveillent à la voix du canon avec toutes les gentilles inconsciences et toute la générosité bon enfant des temps épiques. » Et cet instinct guerrier est tel qu’il s’adapte avec une étonnante souplesse à toutes les exigences, à toutes les modalités de la guerre moderne. Il est infiniment probable que l’une des raisons qui, après ses échecs de la Marne et de l’Yser, ont fait adopter à l’état-major allemand la guerre de tranchées est la pensée que le tempérament français ne saurait point s’en accommoder : il a voulu user notre patience. Il s’est trompé une fois de plus sur notre caractère. À cette guerre si dure et si longue, si obscurément meurtrière, sans rien perdre. d’ailleurs de « son héroïsme chevaleresque, » le soldat français a su s’adapter, avec résignation d’abord, puis avec un souriant entrain, « donnant partout un exemple de sang-froid que l’univers admire, non sans un peu d’étonnement. » « J’avoue, écrit le Japonais Bauno, que je ne croyais pas les Français capables de ce méthodique acharnement. » Et d’après tous les témoignages qui nous arrivent du dehors, cette surprise admirative du journaliste japonais et de M. Gomez Carrillo a été partagée par tous les étrangers, et plus peut-être encore que la victoire de la Marne, elle aura contribué à retourner en notre faveur l’opinion universelle.

C’est, semble-t-il, depuis que la guerre de tranchées sévit sur tout le front occidental que le mot « poilus » a fait fortune pour désigner le troupier français. Le mot est un peu vulgaire, avouons-le, un peu démocratique tout au moins ; et je sais quelques délicats qui n’ont pu encore s’y accoutumer. M. Gomez Carrillo n’a pas de ces scrupules d’élégance aristocratique. « Les poilus ! À dire vrai, je ne sais ni d’où est sorti ce sobriquet, ni ce qu’il signifie exactement. Mais je le répète avec plaisir, parce que je lui trouve une saveur âpre et gaie, mélange de badinage et d’épopée, qui fait penser aux appellations que se donnaient les volontaires de Bonaparte… Poilus !… Depuis Joffre jusqu’à la dernière recrue, il n’en est pas un seul qui ne soit un poilu. Et il faut voir l’orgueil avec lequel chacun s’écrie : On est des poilus ! Et il faut noter l’enthousiasme avec lequel tous, parlant d’un général fameux, murmurent : En voilà un poilu ! Dans le terme poilu se trouve résumée la gamme entière des vertus du soldat, avec son héroïsme, ses sacrifices, sa bonne humeur et ses misères. »

Les « poilus » ne sont peut-être pas tous des héros, mais les héros abondent parmi eux. Jamais, — les Allemands eux-mêmes en conviennent, après nous avoir tant méconnus et tant dédaignés, — jamais le mépris joyeux de la mort n’a été plus commun qu’aujourd’hui dans cette France qui passait pour dégénérée. Parmi tous les traits d’héroïsme français que nous rapporte M. Gomez Carrillo, il en est quelques-uns qui, ses livres une fois fermés, s’imposent à notre mémoire d’une façon particulière. C’est d’abord l’histoire de ce commandant « tout petit, rageur, mal embouché, tempêtant contre tout, » mais riant et plaisantant sous la mitraille, et qui, à Montfaucon, soutient toute une semaine, avec des forces très réduites, une terrible contre-attaque de la Garde prussienne. En tête de sa colonne, il tire comme un diable, et, à chaque coup, affirme avoir tué un général. Une balle lui casse le bras gauche ; il refuse de se laisser bander et continue à tirer. Un fragment d’obus lui crève un œil. « Alors, horrible et superbe, la figure pleine de sang, il se mit à marcher en avant, comme un fantôme. » Il criait : « Frères, il faut mourir. En avant ! » Tous le suivent. Et, contre toute espérance, l’unité est sauvée, la position est maintenue, et, à la fin, ce sont les Prussiens qui reculent. — Et ce sont ensuite les exploits de la « compagnie des audacieux. » Une nuit, ils se proposent d’aller couper un solide réseau de fils de fer. Ils sont arrivés en rampant et vont commencer leur travail. Tout à coup un énorme réflecteur électrique les éclaire comme en plein jour, et les mitrailleuses allemandes les déciment. Ils ne veulent ni se rendre, ni reculer, et ils décident de continuer leur besogne sous le feu de l’ennemi. Les hommes tombent en grappes : les autres coupent toujours. « Rendez-vous ! » leur crie-t-on. Pour toute réponse, un lieutenant de Marseille entonne un air provençal, tous les autres reprennent en chœur. Hélas ! peu à peu, le chœur faiblit, et plus d’un n’acheva pas le couplet commencé. Enfin, tous les fils de fer sont coupés, et les survivans reçoivent l’ordre de regagner en rampant, et sans chanter, les tranchées françaises. Le réflecteur et la mitraille ennemie les accompagnent, et plusieurs encore s’affaissent en chemin. Ils étaient partis deux cents, ils rentrent quarante. — Et voici enfin un épisode du siège du fort de Troyon. Une pluie de fer et de feu est tombée sur le fort et l’a réduit en ruines. Un parlementaire allemand s’avance pour demander la reddition ; et le dialogue suivant s’engage entre lui et le commandant du fort : « Nous rendre ! Jamais. — Toute résistance est inutile ; nos forces occupent la région, et la forteresse n’est plus qu’une ruine. — Qu’importe ! — Aujourd’hui on vous accordera les honneurs de la guerre, tandis que demain vous devrez vous livrer sans conditions. — Nous vous livrerons nos cadavres, mais jamais vous ne nous aurez vivans. — Pour la troisième fois, rendez-vous ! — Pour la troisième fois, non ! » L’officier allemand paraissait sincèrement et profondément ému. Immobile, contemplant les ruines de Troyon, il resta quelques instans silencieux. Puis, s’adressant à nous tous, il s’écria : « C’est terrible, mais c’est admirable. — C’est le devoir, et rien de plus, » acheva le commandant. Deux heures après, le bombardement recommence ; puis, les Bavarois montent à l’assaut : mais fauchés par l’artillerie française, ils reculent, les renforts arrivent ; la garnison et la position sont sauvées.

Comme tous les autres observateurs étrangers, M. Gomez Carrillo note que « la jolie bravoure française, faite de générosité et d’élégance, » reste humaine, même en pleine action, et qu’elle est toujours équitable pour l’adversaire. Chefs, soldats, tous ceux qu’il interroge, sans exception, rendent hommage au courage des Allemands. « Il n’en est pas un seul qui ne nous ait répondu : Ils sont admirables ! » « Ah ! les bougres, ce sont de rudes soldats ! » s’écrie un vieux colonel que l’écrivain a interviewé au passage. Et un jeune lieutenant d’artillerie, racontant l’attaque d’un pont que défendaient deux batteries de 75 par un régiment de la Garde prussienne, disait : « C’était pitié de les voir tomber en masse, graves et solennels comme s’ils célébraient un rite… Moi, du fond de mon âme, je priais Dieu pour eux… Quelles troupes ! » Les Allemands ne diront pas que leurs ennemis, — leurs vainqueurs, — leur ont mesquinement marchandé les justes éloges.

Mais l’héroïsme français, par-dessus toutes ses autres qualités, en a une qui lui appartient bien en propre, et qui, véritablement, l’illumine : il n’est point guindé, il n’est point morose, il sait sourire. Ce trait a vivement frappé M. Gomez Carrillo, — ainsi qu’on témoigne le titre de son dernier volume, — et il a sur « l’incurable sourire de la race » plus d’une jolie page. Si celle-ci qui termine son premier livre, et qui doit donc exprimer son impression dernière, ne figurait pas, quelque jour prochain dans les anthologies de la littérature espagnole contemporaine, j’en serais infiniment surpris :

« Ceux qui ne connaissent Paris qu’avec sa fièvre perpétuelle et ses crispations permanentes n’ont pas la moindre idée de ce qu’est la gaîté française, ingénue, bruyante, guillerette, galante, fraîche, loquace, saine et robuste. « Rire gaulois, » disent les étrangers. Je préfère évoquer le rire athénien, fin et plein de ces nuances délicates qui surprennent chez le peuple et qui surprennent encore davantage chez le peuple armé et en guerre. « Ces hommes, écrivait avec un peu de mauvaise humeur le vieil Aristophane, en parlant des soldats de son époque, ont des tendances à ne voir l’existence que comme une partie de plaisir. » Des soldats de Joffre on pourrait dire la même chose. Les Allemands les taxent de légers, de superficiels, d’irrespectueux. A leur point de vue, les Allemands ont raison. Chaque peuple a les défauts nécessaires de ses qualités. Sans cette légèreté superficielle, comment la France d’aujourd’hui et de toujours pourrait-elle supporter les malheurs que le destin lui a fait subir ?… En riant et en chantant, elle a su traverser les plus tristes phases de son histoire. En chantant et en riant, elle est toujours arrivée à échapper à la prostration dans laquelle les peuples graves, comme l’Espagne, comme la Turquie, tombent aussitôt qu’ils se sentent abattus. Ah ! si la pauvre France de 1870 n’avait pas eu son rire !… Mais ceux qui ne voient pas ce qu’il y a de profond, de sérieux, de presque religieux sous cette légèreté, ne connaissent pas l’âme du pays. Marcher à la mort en chantant et en plaisantant, c’est sanctifier la frivolité. Où y a-t-il au monde des héros comme ceux de cette race, si ce n’est dans les gestes épiques de la Grèce ? D’autres peuples ont lutté par intérêt, par amour de l’indépendance, par vanité sacrée. Seule, la France a lutté pour le simple désir de lutter, par pure volupté du péril, pour la noble joie du sacrifice. Cherchez la raison des plus brillantes batailles de l’ancienne France, et vous ne la trouverez pas toujours. Mais, en échange, vous trouverez, aux heures mêmes des désastres, la même chevaleresque élégance et la même joie héroïque. Contemplez une collection de portraits de héros européens, de héros anglais, de héros allemands, de héros espagnols, de héros français. Tous vous inspireront un égal respect. Dans tous, vous trouverez un air égal de force et d’énergie. « Ils sont d’une même famille, » penserez-vous. Mais, en examinant mieux leurs traits, vous noterez bientôt que c’est seulement sur les figures des Français qu’existe le sourire. Et cela, qui ne semble rien à ceux qui étudient les guerres au point de vue technique, c’est ce qui, à travers les siècles, donne à l’Histoire de France son éclat léger et discret, uniquement comparable à celui de la légende athénienne. » Ah ! oui, la fine, jolie, intelligente et piaffante page !


Voilà donc cinq témoins étrangers et neutres qui viennent de déposer impartialement devant nous sur la France d’aujourd’hui. Je les ai interrompus le moins souvent possible, et le plus souvent que j’ai pu je leur ai cédé la parole. N’ayant point « sollicité » leurs textes, je me garderai bien d’en dégager moi-même une conclusion générale qui risquerait, à des yeux prévenus, de paraître trop avantageuse. Mais il me semble que ce ne sera ni trahir, ni dépasser leur pensée à tous, mais au contraire la résumer sous sa forme la plus fidèle, que d’emprunter, pour finir, à Mme Noëlle Roger, ces quelques lignes si sobrement éloquentes :

« Souffrance oblige… A tous ces hommes qui ont répondu à l’appel, obéi à l’ordre, à toutes ces femmes, ces mères qui ont donné le meilleur d’elles-mêmes, à ce peuple entier qui se sacrifie avec une vaillance souriante, nous devons, tout le reste de notre vie, chaque matin et chaque soir, une pensée de tendresse reconnaissante. »


VICTOR GIRAUD.

  1. Voyez la Revue du 1er mai.
  2. N’oublions pas d’ailleurs que le Parlement suisse est le seul de tous les Parlemens d’États neutres qui, par la bouche de son doyen d’âge, M. Henri Fazy, président du Conseil d’État du canton de Genève, ait fait entendre une protestation contre la violation de la neutralité belge.
  3. Georges Wagnière, 1914 : Près de la Guerre, 1 vol. in-16 ; Genève, A. Jullien.
  4. F. Chavannes, Lettres de France écrites à la « Gazette de Lausanne », 1 vol. in-8 ; Lausanne, Constant Tarin, et Paris, Georges Crès.
  5. Benjamin Vallotton, A travers la France en guerre, Souvenirs d’Alsace, lettres d’un sergent suisse extraites de la Gazette de Lausanne (se vend au bénéfice de la Croix Rouge suisse et française), 1 vol. in-8 ; Paris, Fischbacher, 1915. — M. Vallotton a publié récemment sous ce titre : Ce qu’en pense Potterat (1 vol. in-16, Paris, Payot), un fort intéressant roman dont M. André Beaunier a rendu compte dans la Revue du 1er mars. — Et l’on peut compléter ses Souvenirs d’Alsace par la brochure de M. Ed. Bauty, rédacteur en chef de la Tribune de Genève, En Alsace reconquise, Impressions de front, 1915, in-8o ; Berger-Levrault.
  6. Noëlle Roger, les Carnets d’une infirmière (Soldats blessés, — Silhouettes d’hôpital, — Figures de héros, — Héroïques femmes de France, — Entre camarades), 6 fascic. in-8 ; Paris, Attinger, 1915. — Les Carnets ont été traduits en allemand.
    Mme Noëlle Roger vient de faire paraître à la librairie Perrin, sous le titre le Cortège des victimes : Rapatriés d’Allemagne, un volume bien émouvant sur le passage des évacués à travers la Suisse, et elle a publié, il y a quelques mois, un remarquable roman, le Feu sur la montagne, qui pose avec beaucoup de force un curieux cas de conscience auquel les scènes et les souvenirs de la mobilisation suisse servent à la fois de cause occasionnelle et de cadre (Attinger, éditeur).
  7. Que la France n’ait pas voulu la guerre, c’est une vérité qui est aujourd’hui admise, non seulement chez les neutres, mais même en Allemagne, tout au moins parmi les esprits un peu cultivés et informés. A ceux qui hésiteraient encore, on peut dédier un mot, — dont je puis garantir l’absolue authenticité, si je n’en puis révéler ou trahir la source, — de l’ambassadeur d’Allemagne, M. de Schœn en personne. C’était au moment de son départ de Paris. On lui parlait du tragique conflit qui venait d’éclater. « Personne, dit-il, ne m’empêchera de dire la vérité. Et la vérité, c’est que le gouvernement français non seulement a fait tout le possible pour éviter la guerre, mais qu’il a même fait l’impossible. »
  8. Non seulement des chefs, mais de l’Empereur lui-même. Voyez, dans l’Amende honorable de l’Espagnol Francisco Melgar (Paris, Bloud et Gay, 1916), le texte de la lettre confidentielle de Guillaume II à François-Joseph : « Mon âme se déchire, — disait le document, — mais il faut absolument tout mener à feu et à sang, égorger hommes et femmes, enfans et vieillards, ne laisser debout ni un arbre, ni une maison. Avec ces procédés de terreur, les seuls capables de frapper un peuple aussi dégénéré que le peuple français, la guerre finira avant deux mois… »
  9. Voyez, entre autres témoignages écrasans, celui de l’abbé Augustin Aubry, prêtre du diocèse de Beauvais, Ma captivité en Allemagne. Lettre-Préface de Mgr Baudrillart, 1 vol. in-16 ; Paris, Perrin.
  10. Pages d’histoire : Voix espagnoles, préface de E. Gomez Carrillo, 1 broch. in-16 ; Paris, Berger-Levrault.
  11. En Desagravio, par Francisco Melgar (Paris, Bloud et Gay, in-16, 1915) ; la traduction française, Amende honorable, a paru chez le même éditeur, avec un Avant-Propos de M. Morel-Fatio.
  12. E. Gomez Carrillo, Parmi les ruines, traduit de l’espagnol par M. J.-N Champeaux, 1 vol. in-16 ; Paris, Berger-Levrault, 1915 ; — le Sourire sous la mitraille, traduction de Gabriel Ledos, revue par l’auteur, 1 vol. in-16 ; Berger-Levrault, 1916.