La France d’aujourd’hui jugée par les étrangers/01

La France d’aujourd’hui jugée par les étrangers
Revue des Deux Mondes6e période, tome 33 (p. 124-150).
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LA FRANCE D’AUJOURD’HUI
JUGÉE
PAR LES ÉTRANGERS

I
AVANT LA GUERRE

« Nul œil ne peut se voir soi-même, » aimait à dire Taine. Et ce qui est vrai des individus l’est au moins autant des nations. Ayons donc, pour nous bien connaître, recours le plus possible aux yeux de l’étranger. Quand ils ne sont pas aveuglés par le parti pris, ils ont chance de bien voir, et l’on peut, dans une large mesure, se fiera leur témoignage.


I

Parmi ces libres témoignages du dehors qui ont été rendus sur nous avant la guerre, je ne crois pas qu’il y en ait eu beaucoup d’aussi complets, d’aussi clairvoyans, d’aussi mesurés que celui d’un professeur et publiciste américain, M. Barrett Wendell [1]. Professeur à l’Université d’Harvard, auteur de plusieurs ouvrages de littérature et d’histoire fort estimés, M. Barrett Wendell a été le premier titulaire, en Sorbonne et dans les autres Universités françaises, de cette chaire qu’a fondée, il y a quelques années, un autre Américain, M. James Hazen Hyde, et qui a, si je puis dire, pour objet d’enseigner en anglais l’Amérique aux Français. Comme il était tout naturel et très tentant, M. Barrett Wendell a voulu profiter de son séjour parmi nous, pour nous étudier et tâcher de nous bien connaître. Et il a consigné les résultats de son enquête dans un livre à la fois très prudent et très franc, qu’on a fort bien fait de traduire en français, et auquel nous pouvons souhaiter une large diffusion dans les pays anglo-saxons. Ceux qui prendront pour guide le consciencieux écrivain ne risqueront pas de se faire de nous une idée trop conventionnelle et trop inexacte.

Car, d’abord, sans peut-être s’en être douté, M. Barrett Wendell a bénéficié d’une chance assez rare. Le poste d’observation auquel, de par ses fonctions mêmes, il s’est trouvé placé, et qu’il a la sagesse, bien américaine, de ne pas quitter volontiers, est l’un des meilleurs que l’on pût choisir pour ce genre d’études. L’Université de France n’est assurément pas toute la France ; elle en représente pourtant assez bien les aspects les plus généraux et les plus profonds. Ajoutons qu’elle est peut-être, — avec l’Armée et avec l’Église, — celui de nos corps sociaux qui s’est, au cours de ce dernier demi-siècle, le moins laissé entamer par les influences, le plus souvent corrosives, qui se sont exercées, dans d’autres milieux, sur les mœurs et les caractères de notre démocratie cosmopolite et niveleuse. Elle a sans doute ses préjugés et ses défauts, et on lui connaît quelques faiblesses. Mais, au total, l’ « arrivisme » y est assez rare ; la politique, — au moins dans l’enseignement secondaire et surtout supérieur, — n’y a pas fait trop de ravages, et la conscience professionnelle s’y est peut-être moins relâchée qu’ailleurs. Par la qualité de son recrutement, par l’esprit qui s’y est généralement perpétué, l’Université symbolise assez exactement l’état moral et les dispositions foncières de la France moyenne, aux diverses époques de son histoire. Et ce n’est pas un mauvais miroir, pour y contempler l’image de notre pays, que celui qu’elle offre à l’observateur attentif.

Ce n’est pas à dire que l’observateur, surtout s’il est étranger, puisse sans précautions se mouvoir dans ce milieu assez complexe qui se présente à son attention. L’Université de France est un organisme très particulier, aux rouages multiples et divers, et qui ne se laisse point saisir d’un rapide coup d’œil. M. Barrett Wendell s’est fort bien avisé de cela : non sans humour, il compare aux cercles de Dante les différens compartimens dont l’assemblage constitue la vie universitaire française, et il ne s’y aventure qu’avec une extrême circonspection, et sous la conduite d’un excellent guide. Grâce à ces scrupules fort méritoires, il a réussi à tracer un tableau assez complet et, en dépit de quelques menues erreurs, généralement exact de notre enseignement, surtout de notre enseignement supérieur.

Ce qui paraît avoir frappé le plus M. Barrett Wendell, chez Les étudians et les professeurs français, c’est, contrairement à un préjugé que nombre d’étrangers partagent, la gravité, la haute conscience qu’ils apportent tous à leurs occupations professionnelles, et, en même temps, la distinction intellectuelle dont ils sont le quotidien témoignage. « Aucune de mes expériences antérieures, — avoue-t-il, — ne m’avait révélé quoi que ce soit de comparable à l’activité intellectuelle, infatigable et concentrée, pleine d’émulation, de mes collègues d’un moment, à Paris. Le préjugé étranger a coutume de considérer les Français comme légers, frivoles et pour le moins superficiels. Quand vous vivez au milieu de leurs hommes de science, mêlé au travail de leurs existences, vous commencez à vous demander où a bien pu se former à leur propos une légende aussi grotesque. Car nul ne saurait imaginer un travail plus assidu que le leur et plus joyeux dans son ardeur. »

Cette ardeur, cette ferveur d’émulation ont sans doute parfois leurs excès ; elles marquent d’un pli peut-être un peu trop professionnel une activité qu’on pouvait souhaiter plus libre, plus désintéressée ; et c’est ce que l’écrivain américain veut, je crois, laisser entendre, quand il reproche à la vie universitaire française de manquer d’ « humanité. » Tout en rendant hommage aux qualités sociales, au tact, à l’agrément de ses collègues, il constate, avec un sourire, que « dans les actes ayant un caractère professionnel, ils sont aussi sérieux que s’il n’existait aucun autre agrément sur la terre. » Mais il reconnaît que l’entraînement auquel ils se soumettent a l’avantage de multiplier les fortes et originales personnalités. « Ainsi, où que vous alliez en France, dit-il, vous ne pouvez faire autrement que de rencontrer des hommes dont les talens et les qualités, perpétuellement tenus en haleine, seraient partout un sujet d’admiration. Je suis tenté de dire qu’il n’existe pas dans ce pays un seul centre d’enseignement supérieur où un étudiant étranger ne tirerait profit à séjourner une année. » Et il mentionne, à titre d’exemple, un professeur de sanscrit, qui « parmi ses collègues français n’était pas une exception, » et dont l’érudition l’émerveille, et, plus encore, la supériorité d’esprit : « Sous toute sa science, écrit-il, son intelligence était aussi libre que si elle n’avait porté aucun fardeau, et ce qui, pour d’autres, eût vraiment été une charge, semblait plutôt être pour lui un stimulant. » Voilà, certes, un bel éloge du corps enseignant français.

La conclusion de M. Barrett Wendell est curieuse. Comme tous les pays d’Europe, — y compris, hélas ! la France elle-même, — l’Amérique avait longtemps subi le victorieux prestige de la « science allemande. » Mais, plusieurs années avant la guerre, ce prestige commençait à baisser ; on se détachait peu à peu de cette « culture » orgueilleuse et pédantesque dont on n’avait pas encore pu mesurer tous les désastreux effets ; on se rapprochait de nous ; on goûtait de plus en plus notre manière plus libre, plus discrète, plus fine et plus humaine d’entendre l’art, la science et la vie [2]. J’ai, pour ma part, recueilli, à cet égard, de bien précieux aveux. On trouvera sans doute que celui de l’écrivain américain ne manque pas de saveur :

« Plus je fréquentai mes collègues français, — nous dit-il, — plus je fus confirmé dans mon opinion que la science américaine serait très puissamment vivifiée si un plus grand nombre de nos étudians venaient se placer sous l’influence française. L’influence des méthodes allemandes sur l’Amérique, durant les quatre-vingt-dix dernières années, a été admirable, mais peut-être excessive. Elle nous a appris à avoir le respect du fait et nous a donné la méthode dont nos premiers chercheurs manquaient. Mais, en même temps, elle a tendu à encourager la notion que l’objet et la fin de toute science étaient uniquement la collection méthodique des faits. Personne ne voudrait pour un instant soutenir que cette erreur prévaut parmi les esprits les plus remarquables de l’Allemagne. Peu cependant peuvent nier qu’elle domine les esprits des Américains qui, ayant étudié en Allemagne, reviennent dans la mère patrie n’étant plus du tout Américains, n’étant pas non plus profondément Allemands... L’influence sans contrepoids de la France peut peut-être d’autre part tendre vers une systématisation prématurée. Mais les esprits américains, à l’heure présente, semblent très peu exposés à ce danger. Si les intelligences de nos étudians, qui se proposent de consacrer leur existence à l’enseignement, multipliaient les contacts avec l’activité et l’intelligence de la science française actuelle, les Universités américaines de l’avenir auraient chance d’être plus riches en connaissances, et, d’autre part, de devenir des milieux plus vivans qu’elles ne le sont, semble-t-il, aujourd’hui. »

Il n’est personne, après la guerre, en Amérique, — sauf parmi les Germano-Américains, — qui ne soit amené à partager cette manière de voir. Sachons, nous, Français, profiter de ces dispositions nouvelles.


II

M. Barrett Wendell ne s’en est pas tenu à ces observations d’ordre purement universitaire et pédagogique. Esprit remarquablement ouvert, curieux et délié, devenu, pour un temps, un rouage défini, régulier, un membre agissant de la communauté française, — ce qui est une condition admirable pour la bien voir à l’œuvre et pour la comprendre, — il s’est efforcé d’en pénétrer la structure, d’en démêler les principes directeurs et les secrets ressorts. Et, comme on va voir, les découvertes qu’il a faites au cours de son voyage d’exploration ne sont pas sans importance.

Et d’abord, M. Barrett Wendell a découvert la bourgeoisie française. En général, les étrangers, qui vivent comme en marge de la vraie vie française, ne connaissent guère cette espèce sociale, très particulière, qui s’appelle le bourgeois français. Les milieux qu’ils fréquentent, milieux d’affaires ou de plaisirs, milieux mondains ou demi-mondains, milieux d’artistes ou de financiers cosmopolites ne sauraient leur donner une idée de ces innombrables Français aux mœurs régulières, à l’existence laborieuse, qu’ils coudoient, qu’ils ignorent et qu’ils dédaignent. M. Barrett Wendell, qui partageait sur ce point les préjugés de la plupart de ses compatriotes, a d’abord été quelque peu étonné et déconcerté qu’un grand nombre de ses collègues et amis français ne fissent aucune difficulté à s’avouer de simples bourgeois. Pour lui, bourgeoisie était nécessairement synonyme de vulgarité. Peu à peu il se rendit compte que ces bourgeois tant décriés étaient de véritables gentlemen. Il apprécia à leur vraie valeur les qualités de bon sens, de régularité, de sérieux, de santé morale qui sont de tradition parmi eux. Il admira « la simplicité naturelle de leur caractère, la joyeuse facilité avec laquelle ils acceptent les conditions de leur vie et comment ils s’adaptent à ces conditions, sans l’ombre d’ostentation ou de respect humain. » « Je doute, en vérité, déclare-t-il, que vous puissiez trouver où que ce soit une classe sociale plus solidement, plus profondément, plus sereinement, plus admirablement constituée que ces bourgeois d’aujourd’hui. » Et il conclut « qu’une nation dont le noyau est aussi solide, doit être essentiellement robuste. »

Vous vous rappelez ces pages de la Préface du Disciple, où M. Bourget fait un si juste et si éloquent éloge de notre bourgeoisie française : « Ah ! la brave classe moyenne, la solide et vaillante bourgeoisie que possède encore la France ! Qu’elle a fourni, depuis ces vingt ans, d’officiers laborieux, cette bourgeoisie, d’agens diplomatiques habiles et tenaces, de professeurs excellens, d’artistes intègres I... » A vingt années d’intervalle, les deux témoignages se font directement écho.

Trois traits principaux, aux yeux de M. Barrett Wendell, caractérisent la bourgeoisie française. La simplicité, d’abord, et ce qu’il appelle une « charmante bonhomie » à laquelle il parait avoir été fort sensible. Une complète absence de morgue, une grande affabilité naturelle, un souci constant de ne point se guinder au-dessus de sa condition et de ses moyens, je crois bien que ces habitudes d’esprit et d’âme sont communes à presque tous les Français de la classe moyenne, et comme elles manifestent quelques-unes des dispositions les plus heureuses de la race, je n’ai pas de peine à concevoir qu’elles s’imposent à l’attention de l’étranger, et à sa sympathie.

Il en est de même de ce que le publiciste américain appelle notre « honnêteté intellectuelle. » Il a été très frappé de ce fait que le bourgeois français a des idées, et qu’il y tient, et que, les croyant vraies, il est toujours prêt à en démontrer le bien fondé, à y ramener, quand elles s’y prêtent, les idées d’autrui, ou à critiquer et condamner ces dernières, quand elles lui paraissent décidément inconciliables. Ces idées sont souvent des préjugés, mais la logique française en fait des assemblages assez cohérens, et la loyauté française veut qu’on y attache quelque importance. Évidemment, sans nous le dire, M. Barrett Wendell a dû parfois sourire de notre intempérance dialectique.

Et il a souri aussi quelquefois, mais sans malice, et bien plutôt avec un sentiment d’admiration, du sérieux et de l’activité qu’il constate à tous les degrés et dans tous les ordres de la bourgeoisie française. C’est peut-être ce qui l’a le plus étonné en France, car, à chaque instant, il revient sur cette impression., Je crois bien que lorsqu’il a quitté l’Amérique, deux idées pour lui étaient de véritables axiomes : la première, que les Français étaient sans contredit le plus aimable des peuples frivoles ; et la seconde, que le seul peuple au monde qui sût ce que c’est que le travail, était le peuple américain. Au bout de peu de temps, il dut convenir qu’il s’était trompé. Nous l’avons émerveillé, presque effrayé par notre sérieux, par notre ardeur au travail. Non pas, certes, que notre gaîté, notre bonne humeur légendaires aient disparu ; mais si nous savons toujours sourire, nous savons encore mieux travailler. Les devoirs les plus absorbans et les plus austères, bien loin de nous rebuter, nous retiennent, et nous nous y livrons corps et âme. « À la surface, peut-être les Français conservent-ils encore quelque chose de cette gaieté qui a fait dire à leur propos aux étrangers qu’ils étaient agréablement frivoles ; mais quand vous commencez à les fréquenter, au moins ceux de la bourgeoisie, cette caractéristique ne demeure pas longtemps saillante. Bien plutôt, vous vous trouvez continuellement surpris que tant de personnes, avec une aussi grande simplicité de cœur, puissent se consacrer avec une pareille assiduité aux devoirs si peu séduisans, — professionnels, domestiques ou autres, — de la vie quotidienne, hebdomadaire, annuelle. Si gai que se montre un ami dans les questions frivoles, vous pouvez être assuré que, au fond, il prend l’existence au sérieux, et que, quand il va au rude labeur, il l’attaque avec une vigueur constante qui peut quelquefois étonner un Yankee… Je ne me souviens pas d’avoir jamais vu un jeune Français décortiquer un bâton ; je me demande même si vous pourriez lui faire comprendre le plaisir que l’on peut éprouver à ce jeu. »

Tout ceci est fort bien vu, ce me semble, et l’on est heureux de trouver enfin sous une plume non française cet éloge étonné du sérieux français. Il est entendu qu’il ne faut rien exagérer, et que le sérieux français ne ressemble en aucune manière au sérieux américain, anglais, et surtout allemand : il est moins tendu, moins morose ; il se dissimule davantage ; il se tempère d’urbanité et de grâce, mais il n’en est pas moins réel, et il semble qu’avec un peu d’observation et de finesse, il ne soit pas bien malaisé à découvrir. D’où vient donc qu’on nous ait fait, à l’étranger, une réputation si fâcheusement établie de légèreté foncière et d’incurable frivolité ? Les plaisanteries de nos Gaudissart, les persiflages de nos boulevardiers, les imprudences de quelques-uns de nos écrivains, y sont, je le veux bien, pour quelque chose ; et j’admets encore que la lourdeur et le pharisaïsme germaniques ont été trop souvent offusqués par notre gaieté française, par la grâce souriante et modeste dont nous aimons à recouvrir nos plus solides qualités. Mais ces raisons diverses ne suffisent pas à expliquer la persistance et la diffusion de l’injuste légende. Il y a là, je crois, un cas précis de cette universelle campagne de dénigrement systématique que, depuis de longues années, l’Allemagne a entreprise contre la France et l’esprit français, dénigrement où il entrait un peu de tout : de l’orgueil et de l’inintelligence, de l’hypocrisie et du mercantilisme, de la jalousie et de la rancune, par-dessus tout, le désir effréné de supplanter un peuple qui n’avait jamais été tendre aux Barbares. Le préjugé de la légèreté française a été l’un des premiers articles du Credo pangermaniste.

M. Barrett Wendell n’est pas le seul, mais il est l’un des .rares étrangers qui, avant la guerre, aient battu en brèche ce préjugé dont les Français qui ont vécu hors de France ont tant souffert. Je sais une charmante étrangère, amie de la France, ayant même épousé un Français d’une parfaite gravité, et qui développait volontiers ce thème de la frivolité française. Un jour, on citait devant elle tels ou tels Français authentiques, de sa connaissance, qui ne répondaient en rien au signalement de la légende : « Mais ce ne sont pas des Français !, » s’écria-t-elle avec une vivacité dépourvue de toute ironie. O prestige des idées toutes faites ! Elle était, comme tant d’autres, sans s’en douter, la victime et la dupe de la propagande « progermanique. » M. Barrett Wendell a eu, lui, quelque mérite à se rendre à l’évidence des faits.


III

Et il en a eu aussi à découvrir ce que les étrangers ne soupçonnent guère, je veux dire la famille française. Les pages qu’il a écrites sur ce sujet sont parmi les meilleures de son livre, les plus fines, les plus délicates, les plus judicieuses. Dans ce pays de France qu’on avait dû lui représenter comme si profondément corrompu, il a été très agréablement surpris de trouver une vie familiale si intense et d’une si robuste originalité. Ce lien souple et fort qui relie les uns aux autres tous les membres, — et les morts comme les vivans, -— d’une famille française, il n’en avait aucune idée avant de venir en France. Il observe avec finesse qu’en Amérique, le mari et la femme suffisent à peu près à constituer une famille ; en France, il y faut les enfans, et l’amour paternel ou maternel y est presque plus fort que l’amour conjugal. « On en arrive à être tenté de dire que de toutes les affections familiales que l’on rencontre dans le monde, nulle n’est plus profonde, plus sincère, plus fidèle et plus tendre que l’amour qui règne jusqu’à la mort, en France, entre les parens et les enfans. » « Des enfans morts, des années auparavant, étaient encore si vivans dans le cœur de leurs parens, que leur souvenir jetait quelque ombre de mélancolie, lors de la bienvenue de tout nouvel ami, montrant ce qu’elle eût pu être, si tout le monde avait été là pour l’accueillir. »

A leur tour, les enfans rendent en respect, en déférence, ce que leurs parens leur ont donné en tendresse protectrice et vigilante. Leur individualité, si l’on peut ainsi dire, se développe toujours en fonction de la famille. Ce ne sont pas, comme dans les pays anglo-saxons, des individus isolés qui se suffisent à eux-mêmes et n’ont de comptes à rendre à personne. Le choix d’une carrière, un mariage à contracter, sont des questions d’intérêt familial, que l’on débat en famille, et qui engagent un peu la communauté tout entière. L’Américain vit, bien plus que le Français, dans le moment présent et pour le moment présent. Le Français, dans sa vie de famille, a le sens de la durée ; il est un anneau d’une chaîne ininterrompue, et la solidarité des générations successives lui demeure toujours présente.

Que cette conception puisse avoir ses inconvéniens et ses étroitesses, c’est ce qui est l’évidence même. Que les enfans, en France, restent un peu trop éternellement enfans en face de leurs parens, qu’ils soient un peu trop « couvés » par eux ; que, parfois, certaines de leurs qualités d’initiative s’émoussent au contact des timidités maternelles, ou même paternelles, c’est ce que M. Barrett Wendell se garderait bien de nier, et il cite des faits qui prouvent qu’il a fort bien vu le revers de la médaille. Mais il est beaucoup plus frappé des bons que des mauvais côtés de la tradition française en cette matière, et il a très vivement senti tout ce qui fait à la fois le charme et la force du lien familial dans notre pays. Il l’a si bien senti qu’il a pris contre ses propres compatriotes mal informés la défense de nos habitudes nationales, et cela avec une fermeté de bon sens, une délicatesse d’intuition et d’expression tout à fait remarquables. « En Amérique, tout au moins, — déclare-t-il à ce propos, — nous avons une idée malheureusement fausse de la vie française, et nous la traduisons par ce lieu commun, que la langue française ne possède pas l’équivalent de ce mot que nous aimons tendrement : le home. » Et cela peut assurément se soutenir. Mais quoi ! riposte-t-il, les peuples anglo-saxons, de leur côté, « n’ont jamais éprouvé le besoin d’une expression qui contiendrait toute l’affectueuse tendresse de sens incluse, à son tour, dans le mot français : foyer. » Et, s’exaltant là-dessus, en philologue, en philosophe, et en poète, il écrit :

« Le sens premier, originel, du mot foyer, demeure le sens vrai, à travers toute la France, ou au moins la véritable et permanente origine des sentimens qu’il enferme maintenant, de manière si abondante. C’est la cheminée, la pierre du foyer, — le centre de la vie domestique, autour duquel la famille se groupe, formant un tout, distinct de tout autre groupe, dans ce monde confus et bruyant, complet en chacun, et qui vous libère, lorsqu’on y réside, de tout le reste de l’humanité.

« Le sens littéral du mot, sans aucun doute, est depuis longtemps oublié de ceux pour qui les mots sont seulement des mots. Le terme foyer n’évoque plus l’image romanesque des feux de joie tremblans dans les huttes ou les châteaux, des chevrons et des chaumières enfumées, des personnages légendaires ou antiques, gracieux ou naïfs, qui chauffent leurs mains transparentes au-dessus des charbons ardens et qui redisent les contes de tout ce qui fut, — les héros, les saints, les aventures, les farces, les aïeux et les ennemis, les conquêtes et les désastres, les amours et les morts, les famines et les moissons et les troupeaux. Et cependant, tous les trésors d’émotions que le Français puise dans ce mot, aujourd’hui encore, pourraient difficilement avoir émergé d’une antiquité humaine moins immémoriale que celle d’où ont jailli toutes ces fantaisies, qui remontent aux temps les plus reculés... Quand vous commencez à vous rendre, avec sympathie, compte du sens de la vie de ces amis, qui vous accueillent si généreusement à leur foyer..., vous comprenez de façon nouvelle et plus respectueuse le sens que les Lares et les Pénates avaient pour l’imagination religieuse de la Rome antique... Pour le respect tendre du sens, on en vient quelquefois à penser que, par sa plénitude, le terme foyer est plus parfait qu’aucun mot de notre langue, »

Voilà, n’est-il pas vrai ? une bien jolie page, fine, exacte, émue et profonde. On ne saurait mieux pénétrer dans une âme étrangère, plus subtilement analyser les nuances infiniment délicates et complexes qui font de certains mots d’une langue comme de véritables personnes morales. Le mot foyer, en français, est de ceux-là. En dégager le sens, comme l’a fait M. Barrett Wendell, c’est, en réalité, faire de la psychologie ethnique, et de la plus heureuse.

Donc, « pour l’esprit français, la famille est le fait social primitif. » Et si la famille est en France chose si solide, nul doute que le principal mérite n’en revienne à la femme. M. Barrett Wendell, qui a découvert la famille française, a découvert aussi la femme française. Bien qu’il ne nous le dise pas, j’imagine qu’il partageait, en arrivant en France, les préjugés que nombre d’étrangers professent à l’égard des Françaises, dont ils ne cessent de dénoncer la scandaleuse frivolité et la piquante corruption. Ce préjugé ne serait-il pas encore d’origine germanique ? J’inclinerais pour ma part à le penser, l’ayant si souvent surpris sur des lèvres allemandes. Il est trop évident qu’une Allemande ne saurait jamais pardonner à une Française d’avoir quelque grâce et un peu d’esprit, — et de savoir s’habiller. Quoi qu’il en soit, M. Barrett Wendell, lui, a pris très vite son parti de ces effroyables défauts. Il a été sensible, certes, et autant qu’on peut l’être, au charme souriant et discret, à l’élégance innée, à la vivacité spirituelle, à la grâce enfin de la vraie Française. Mais il a été surtout surpris, et littéralement émerveillé, de tout ce que ces qualités extérieures recouvraient, — et parfois, volontairement dissimulaient, — de sérieux, d’activité, d’intelligence pratique, d’assiduité au devoir quotidien. Qu’un être humain puisse concilier des dons si différens, c’est ce qu’il avait peine à concevoir avant de venir en France : il s’attendait à trouver de jolies poupées, et il a trouvé des femmes, de vraies femmes, comme il n’en avait peut-être pas beaucoup rencontré jusqu’alors, et surtout d’honnêtes femmes. Et sa surprise, son émerveillement joyeux se traduisent dans la façon presque lyrique, mais très judicieuse aussi, dont il nous confie sa découverte :

« Dans aucune langue humaine, je crois, on n’a jamais enclos une signification plus admirable que celle que vous découvrirez, avec une respectueuse émotion, quand vous en viendrez à la comprendre parfaitement, dans ces mots français : « l’honnête femme. » Les Françaises qui sont dignes de ce nom sont innombrables dans la France entière. Elle ne sont pas seulement le plus beau type de la femme de ce pays ; elles sont les plus puissantes, les plus nombreuses, les plus profondément représentatives. Si elles ne sont pas celles que distingue d’abord l’œil de l’indifférent, de l’étranger, de l’artiste, c’est, en partie, parce que, comme l’air et la lumière, elles se rencontrent partout, c’est aussi parce que le soin silencieux qu’elles apportent à accomplir leurs devoirs les rend invisibles. Elles ne seraient pas elles-mêmes si elles ne gardaient pas la foi conjugale, — et cette foi, non seulement par la fidélité de leur personne, ce qui est le sens le plus immédiat de ces mots, mais aussi la foi envers leur mari, à travers les soucis complexes et inquiétans d’une responsabilité incessante. L’amour conjugal ne serait pas complet sans cette amitié conjugale qui dure, elle aussi, autant que la vie. Mais toute l’amitié et tout l’amour conjugaux imaginables ne suffiraient pas davantage sans cette observance fidèle des devoirs domestiques qui sont, eux aussi, de nature délicate. « En France, une honnête femme n’est pas seulement une bonne épouse, elle reste ce qu’adolescente elle était, une fille modèle, profondément attachée à sa famille d’origine. Elle est une bonne sœur et une amie fidèle envers ceux à qui les liens du sang l’attachent, et aussi envers ceux que le mariage a introduits dans sa parenté et lui a rendus aussi chers que s’ils étaient, de par la nature, ses consanguins. Elle est une bonne mère plus absolument encore, chérissant de la plus pure des passions humaines les enfans qu’elle a mis au monde. Et ses obligations envers ces derniers, aussi bien qu’envers leur père, lui imposent d’être une bonne maîtresse de maison, ne négligeant jamais les détails monotones de son activité quotidienne. Ce devoir infini, minutieux, prosaïque est la condition de toute son existence, et elle l’accomplit de sa jeunesse à sa vieillesse, oublieuse d’elle-même, heureuse et souriante. Car ce n’est pas la moindre de ses croyances de penser qu’elle doit rendre la vie agréable à ceux qui, autour d’elle, la partagent. Manquer à quelqu’une de ces règles serait manquer à ce que se doit une honnête femme... »

J’ai tenu à citer toute cette page, d’abord parce qu’elle est bien finement pénétrante ; et puis, parce qu’elle nous venge de toutes les sottises que, sur ce thème de la légèreté féminine en France, on a débitées outre-Rhin, et aussi ailleurs.


IV

M. Barrett Wendell se trouve ainsi amené à poser une question assez délicate, et même fort « embarrassante, » mais que sa courtoise franchise se garderait bien d’éluder. « Au moins en Amérique, nous dit-il, les Français sont tenus pour frivoles et dénués de principes. » Or, c’est tout le contraire qu’il a constaté et consciencieusement noté. D’où vient cette étrange contradiction entre le préjugé « anglo-saxon » et la réalité de la vie française ?

Tout d’abord, il convient, d’après l’écrivain américain, d’écarter les raisons superficielles et accessoires : les impressions presque toujours fausses et sans portée, les généralisations hâtives de touristes rapides et distraits ; et, pareillement, les jugemens un peu sévères auxquels pourrait conduire la vue de certaines publications soi-disant très « parisiennes, » et qui s’étalent sans vergogne un peu partout. Assurément, tout cela a contribué, en partie, à former l’opinion étrangère sur la France, mais ne suffirait pas à l’expliquer totalement.

Allons au fond des chose. Ce qui entretient et semble justifier les préventions anglo-saxonnes, —M. Barrett Wendell ne dit pas « germaniques » parce que les manœuvres de « l’avant-guerre » lui ont sans doute échappé, comme elles nous ont échappé à nous-mêmes, — c’est le caractère même de la littérature française contemporaine, dans ses parties les plus riches et les plus justement célèbres, le roman et le théâtre. Rien de plus libre en effet, dans les sujets comme dans l’expression, que nos œuvres romanesques et dramatiques ; rien de moins fait, à la différence des livres anglais ou américains, pour l’éducation de la jeunesse. Si l’on jugeait, — ce que font volontiers les étrangers, — par sa littérature d’imagination la société française contemporaine, on serait tenté de croire que cette société est profondément corrompue, ce qui est à peu près le contraire de la réalité. D’où vient cette paradoxale contradiction entre la littérature et la vie françaises ?

Le principe de cette opposition, selon l’auteur de la France d’aujourd’hui, serait le suivant. Tandis que, dans les pays anglo-saxons, les romanciers ou dramaturges écrivent pour « quiconque sait lire, » les écrivains français s’adressent exclusivement aux adultes. Maxima reverentia debetur pueris : cela est vrai en Amérique ou en Angleterre comme en France. « La différence, — ajoute spirituellement M. Barrett Wendell, — c’est que nous sommes disposés à témoigner notre respect aux enfans par l’attention avec laquelle nous composons les rayons de nos bibliothèques, tandis que les Français trouvent plus simple d’en tenir les portes fermées. »

Lequel de ces principes est le meilleur ? Répondant l’un et l’autre à des réalités ethniques et psychologiques, à des divergences d’idées, d’éducation et de tempérament, ils ont tous deux leur raison d’être. L’Anglo-Saxon abandonne volontiers ses enfans à eux-mêmes ; le Français surveille les siens davantage, « Nous (les Anglo-Saxons) désirons développer l’individu ; chez eux (les Français), le premier sentiment est de maintenir le système social. »

Il suit de là diverses conséquences. Le public français étant plus restreint, plus mûr et, partant, plus cultivé que le public américain et anglais, l’écrivain doit se mettre un peu plus en frais pour lui plaire. Et c’est pourquoi la littérature française, moins naturelle peut-être, soumise à plus de conventions, atteint, en revanche, à une perfection de forme qui en rehausse singulièrement la valeur et l’agrément. D’ailleurs, ces conventions, si elles ont passé dans la littérature, se retrouvent aussi dans la vie sociale ; elles font partie des bonnes manières ; elles symbolisent l’effort que l’individu doit exercer sur lui-même pour se rendre agréable à autrui. « La vie française, dans ses détails quotidiens, est plus douce à vivre que la nôtre et beaucoup plus profondément imprégnée des grâces de la civilisation. »

En second lieu, de ce que les mœurs françaises, dans leur régularité habituelle, donnent moins de prise à l’individualisme, il résulte que les infractions à la discipline sociale sont à la fois plus rares et plus graves qu’ailleurs. Elles offrent donc à l’écrivain une matière d’observation psychologique et d’émotion dramatique plus riche que les sujets empruntés à la vie courante ; et comme il n’est pas retenu par les scrupules « pédagogiques » dont s’accommodent les écrivains anglo-saxons, il s’abandonne sans contrainte à son inspiration d’artiste. Et il en vient aisément à cet état d’esprit que M. Barrett Wendell a défini au moyen d’une piquante anecdote qu’il vaut la peine de rapporter. Il y a quelques années, dans une réunion américaine en l’honneur d’un « éminent écrivain français, » — ne s’agirait-il pas ici de M. Paul Bourget ? — on lui demandait pourquoi les héroïnes des romans français avaient une si mauvaise conduite, alors qu’en fait les Françaises étaient de si exquises et honnêtes créatures. Et le romancier parisien, « avec cette délicieuse aisance de gestes et d’expressions » qui sont le charme de la conversation en France, de répondre qu’en effet les Françaises ressemblaient trait pour trait à l’image flatteuse qu’en avait tracée son confrère américain, mais qu’il fallait bien en revenir à un mot de Maupassant, à qui l’on posait un jour la même question : « L’honnête femme n’a pas d’histoire. » La boutade avait d’ailleurs fort scandalisé les interlocuteurs américains de l’homme de lettres français.

Ils se seraient peut-être moins scandalisés s’ils en avaient mieux saisi la portée, et s’ils s’étaient aussi rendu compte de l’exacte valeur que les écrivains et le public français attribuent d’un commun accord aux caractères fictifs de la littérature et de l’art. Si vivante et parlante qu’en soit l’expression, ce sont avant tout pour eux des abstractions, des cas imaginaires, des symboles. Avec cette tendance à généraliser et à systématiser qui est propre aux Français, auteur et public ont vite fait de dépouiller tel héros de roman de tous les élémens concrets qui l’individualisent, et ils discutent sur son cas, comme s’ils se trouvaient en présence d’une simple expression algébrique. Dans ces conditions, la force de suggestion que possède l’image artistique se trouve réduite au strict minimum, et les inconvéniens moraux que la liberté des peintures entraîne sont singulièrement atténués.

Si donc il y a des pays où, suivant le mot célèbre, la littérature soit l’expression de la société, ce n’est point la France. En France, la littérature exprime, de parti pris, non pas la généralité, mais l’exception. Et tout concourt à entretenir les Français dans cette disposition : leur admirable loyauté intellectuelle, — ce trait, sur lequel il revient souvent, paraît avoir fortement frappé M. Barrett Wendell, — qui leur fait admettre la réalité de choses que l’Anglo-Saxon incline à ignorer ; leur vie très active, très laborieuse qui, aux heures de détente, leur fait rechercher, pour se distraire, des livres où on leur représente ce qu’ils n’ont pas coutume d’observer dans la régularité de leur existence quotidienne. Et ces lectures n’entament pas plus leur moralité intime que les conversations très libres, paraît-il, qu’Anglais et Américains tiennent volontiers entre hommes. « Les Français ont la liberté d’écrire des phrases qu’ils ne prononceraient pas. Les Anglo-Saxons peuvent dire des choses qu’ils n’écriraient pas. » On ne saurait plus galamment et plus impartialement conclure.

M. Barrett Wendell ajoute une dernière considération qui a en effet son prix. Les romanciers et dramaturges en France, à la différence de ce qui se passe dans les pays anglo-saxons, appartiennent d’ordinaire au milieu des artistes. Or, les artistes, en France comme dans tous les pays du monde, ne passent généralement pas pour être des modèles de conduite, et il est assez naturel qu’ils empruntent leurs sujets, et même leur langage, au milieu où ils vivent. Voyez par exemple le cas des deux Dumas. Rien de moins austère que la vie d’Alexandre Dumas père, mais son œuvre, peut-être un peu vulgaire, reste bien amusante et intéressante. Et quant à son fils, on ne peut s’empêcher d’être étonné du contraste que présente la morale rigoureuse qu’il nous prêche avec les sujets souvent fort scabreux qu’il étudie et la verdeur d’expression dont il ne se départ guère. C’est qu’ayant longtemps vécu dans un milieu fort libre, il utilisait dans son œuvre son expérience personnelle, tout en la jugeant et en la condamnant. Ses intentions étaient plus irréprochables que son langage. Il y aurait quelque pharisaïsme à lui en faire un crime.

Au total, si la littérature française est fort loin d’être l’image fidèle, exacte et complète de la vie française, on peut le regretter, mais il n’en faut rien induire, — et au contraire, — contre la moralité française. De ce que les histoires de crimes remplissent les colonnes des journaux américains, et de ce qu’elles sont lues avec passion, va-t-on conclure que la plupart des Yankees sont, à tout le moins, des voleurs ? Dans les deux cas, la lecture est un délassement, une distraction. « En France, cette distraction a un grand mérite intrinsèque ; en Amérique, elle n’a que la valeur éphémère du journalisme populaire. Dans les deux cas, la relation avec la vie de chaque jour est la même... Dans chacun des cas, les faits présentés sont substantiellement vrais ; dans chaque cas, ils sont comparativement exceptionnels. »

Il y a bien de l’ingéniosité et bien du bon sens dans cet ensemble d’observations, — je ne dis pas dans ce plaidoyer, car M. Barrett Wendell se défend d’avoir voulu écrire une « apologie. » Tout en lui donnant raison, on peut souhaiter que nos écrivains s’attachent à moins donner prise à de trop faciles jugemens téméraires, car, hélas ! tous les étrangers n’ont pas la prudence et la perspicacité de M. Barrett Wendell [3].


V

Où cette perspicacité devient tout à fait admirable, c’est dans les pages que l’auteur américain consacre à la question religieuse. « Pour commencer, dira-t-il, il est difficile de bien connaître les Français sans s’apercevoir qu’ils sont un peuple instinctivement et profondément religieux. » Enfin ! voici un étranger qui, sans s’arrêter aux apparences, aux préjugés courans, aux formules toutes faites, prononce la parole décisive que nous attendions, et que tant d’autres, parmi nous, hésitent à prononcer ! Comme ils se trompent, ceux qui, déconcertés par notre ironie, notre promptitude à sourire, nos habitudes de raillerie, notre affectation d’élégant scepticisme, nos fanfaronnades de libre pensée, bref, toute l’écume de notre esprit, nous font une réputation de facile incrédulité ! Irréligieux, le pays des Croisades et des cathédrales gothiques, le pays de saint Louis, de Jeanne d’Arc et de Pascal, le pays des guerres de religion et des guerres révolutionnaires ! Il l’est si peu que son irréligion même est d’essence religieuse. Car, d’abord, comme le dit très bien M. Barrett Wendell, « la négation de la croyance est aussi une croyance. » Mais il y a des négations qui, calmes, sereines, souriantes, se défendent comme d’une indiscrétion de toute velléité de propagande. Il en est d’autres, au contraire, qui brûlent de se répandre, et de faire des conversions. Elles ont une confiance en elles-mêmes, une intrépidité d’affirmation, une ardeur de générosité, une flamme de prosélytisme, bref, tout ce qui caractérise les croyances religieuses. Le credo a changé, l’âme est restée la même. Telle est bien l’irréligion française. Le Français est incapable de garder pour soi la vérité qu’il croit posséder ; il veut la communiquer à l’univers entier ; il enseigne, il prêche, il répand la bonne parole ; il est né apôtre. S’il s’est si promptement converti au christianisme, c’est qu’en vertu d’une sorte d’harmonie préétablie, le christianisme répondait à ses dispositions les plus permanentes et les plus intimes. Si, parmi bien des vicissitudes de pensée et d’histoire, il est resté foncièrement catholique, c’est que, par définition même, le catholicisme embrasse l’humanité tout entière. Le Français a l’instinct, le besoin, le génie de l’universel. Voyez nos révolutions comparées à celles des autres peuples. Rien de plus strictement local et national que la révolution anglaise, qui, pourtant, était, dans son fond, une révolution religieuse. La Révolution française qui, elle, était d’abord une révolution politique, a bien vite débordé les frontières françaises, et elle a procédé, — combien d’autres, après Tocqueville, l’ont déjà observé ! — à la façon d’une révolution religieuse. Elle a légiféré pour l’univers entier, et son premier geste a été de proclamer les Droits de l’homme. Que l’on songe aussi au retentissement mondial de nos révolutions de 1830 et de 1848. Le Français est un éternel croisé, et, « soldat du Christ » ou « soldat de la liberté, » les grandes causes idéalistes trouvent en lui un champion toujours prêt.

C’est ce qu’a très bien senti M. Barrett Wendell, et, si, en la résumant ainsi, je précise un peu sa pensée, je ne crois point la déformer. Venu en France à un moment où l’anticléricalisme officiel faisait rage et aurait pu donner le change aisément à un observateur prévenu ou superficiel, il maintient son opinion : « Mieux vous apprenez à connaître les Français, — insiste-t-il, — aujourd’hui encore, plus sûrement vous vous rendez compte qu’au fond de leur cœur, ils demeurent profondément religieux. » Ses impressions datent de loin à cet égard. Venu tout enfant en France, dans les dernières années du second Empire, il avait, à la Madeleine, assistant à une cérémonie religieuse, vu passer un prêtre dont « l’inoubliable figure » le transporta d’admiration : « cette prestance grave et belle était celle d’un saint, d’un être venu de quelque monde plus beau que celui qu’il avait jamais pu rêver. » Une dame qui fut témoin de son émerveillement, l’assura que « cette beauté spirituelle était plus vraiment française que toutes les vanités sur lesquelles les voyageurs frivoles jugeaient la France entière. Chacun peut constater notre légèreté, ajouta-t-elle, mais nul ne nous connaît entièrement, s’il ignore notre piété. » Cette parole profonde commentant une « merveilleuse impression » d’enfance, dut faire son chemin dans l’esprit de l’écrivain américain, car, longtemps après, il en éprouvait la justesse. Il avait, depuis, longuement médité et rêvé dans « la vastité sombre » des cathédrales françaises, et la leçon qu’il en emportait était celle-ci : « Pour qu’un peuple, une race, un mélange de races ait pu nous laisser des œuvres comme celles-là, — au milieu du terre à terre étouffant et troublant du milieu, — il fallait qu’il fût dominé par la puissance de la religion. » Puis, son expérience des choses françaises devenant plus large et plus intime, bien qu’il avoue avoir peu fréquenté de prêtres, et ses préjugés de protestant cédant peu à peu la place à une vue impartiale et sereine des réalités, il en est arrivé à rendre aux institutions et aux hommes du catholicisme français un très sympathique hommage : « Au fur et à mesure, écrit-il, que les mois s’écoulaient, de plus en plus je me rendais compte que, autant que tout autre clergé, celui de la France moderne méritait le titre de Révérend. » Et ailleurs : « Si l’efficacité spirituelle, qui ne se mesure pas, est un argument en faveur d’une doctrine spirituelle, l’Église peut se reposer avec joie, pour la paix qu’elle a apportée pour des siècles à l’humanité européenne. Elle n’a pas été la source unique du réconfort spirituel, mais elle a été, de manière incalculable, la plus grande, la plus sûre, la plus compréhensive, la plus générale de ces sources. Le véritable bon sens aurait bien de la peine à nier sa puissance, dans toutes les matières du spirituel. »

D’où vient donc qu’une doctrine si bienfaisante soit aujourd’hui, en France, en butte, non seulement à de pitoyables tracasseries, mais à de véritables persécutions ? M. Barrett Wendell prononce le mot, et si désireux qu’il soit de ne pas prendre parti dans nos querelles intérieures, il ne peut s’empêcher de condamner la chose. « La conduite des libres penseurs, maintenant au pouvoir, dit-il, a ramené ces temps que la tradition historique appelle la persécution. Bien entendu, ils n’ont pas repris les méthodes surannées d’autrefois : ils n’ont tué personne. Mais ils ont confisqué un grand nombre de propriétés ; ils ont fait tout ce qui était en leur pouvoir pour empêcher l’acquisition de nouveaux biens, et, tout en demandant pour eux-mêmes l’absolue liberté de conscience, ils ont inauguré, en fait, une législation qui blesse la liberté de conscience de ceux qui pratiquent. Aucune intolérance cléricale n’a jamais été plus sincère et plus impitoyable que l’intolérance anticléricale de ces derniers temps. » Vous entendez bien : plus impitoyable. Comment expliquer cette criante contradiction ?

C’est que, précisément, la libre pensée, en France, n’est rien moins que la pensée libre : c’est, littéralement, une religion à rebours. Elle a son credo, ses dogmes, ses prêtres et sa liturgie. Elle est fondée sur une idée de la nature humaine qui est le contre-pied absolu de l’idée chrétienne. Tandis que le christianisme admet comme un fait d’expérience la perversité foncière de la nature humaine, la philosophie issue de l’Encyclopédie affirme la bonté native de l’homme et le progrès indéfini par la liberté. Cette dernière conception, chez des esprits froids et terre à terre, semblerait devoir être une de ces opinions purement spéculatives qui demeurent sans influence sur le cours habituel de la vie. Mais chez un Français, ce n’est pas une opinion spéculative ; c’est une foi. Et c’est une foi qui s’oppose violemment à la foi inverse. « Cette profonde divergence des deux philosophies, dit très bien M. Barrett Wendell, a été exceptionnellement mise en lumière parmi les Français, pour la simple raison qu’ils sont à la fois très religieux et instinctivement disposés à réduire à un système philosophique tout ce qui fait partie de leurs connaissances. » Le Français ne se contente pas de prendre les idées au sérieux ; il les prend au tragique. Il a des passions intellectuelles. Il croit de toute son âme aux idées. Les systèmes qu’il compose ne sont point pour lui des formes abstraites ; ce sont des forces morales ; ce sont des personnes vivantes. Il les aime ou il les hait avec passion. Et comme sa rigueur logique, et ce que l’auteur de la France d’aujourd’hui appelle avec raison sa « loyauté intellectuelle » lui fait apercevoir avec une grande force les oppositions entre les systèmes, il ne peut s’empêcher de poursuivre d’une haine vigoureuse les idées hostiles aux idées qu’il épouse et qu’il aime. De là son intolérance : il ne peut « tolérer » une « vérité » contraire à la « vérité » qu’il a choisie ; il la juge malfaisante, et il la persécute. Sa sincérité, son ardeur, son goût de l’apostolat, son idéalisme invincible ont ainsi pour rançon son peu de goût pour le libéralisme. « Les Français croient qu’ils croient à la liberté, » dit spirituellement M. Barrett Wendell. En réalité, ils ne croient qu’à leur philosophie personnelle. Et si ce défaut est le revers d’admirables qualités, il est indéniable que c’est un défaut.

Ce défaut est-il destiné à durer autant que la race française ? Et sommes-nous condamnés à être éternellement balancés d’une intolérance à une autre, d’un dogmatisme à un autre dogmatisme ? M. Barrett Wendell, — qui écrivait, il est vrai, en 1907, c’est-à-dire au plus fort de la lutte religieuse, — paraît le craindre, non pourtant sans une lueur d’espoir : « Les deux camps, déclare-t-il, demeureront longtemps tels que nous pouvons les observer aujourd’hui, avec de nobles instincts, une assiduité admirable dans l’accomplissement du devoir, et une incompréhension mutuelle passionnée. Si les libres penseurs avaient la voie libre aujourd’hui, ils feraient subir aux catholiques une persécution comme celle que ceux-ci infligèrent aux protestans, lors de la révocation de l’Edit de Nantes. Que les catholiques reviennent au pouvoir, comme ils le souhaitent, et l’aventure pourra être répétée avec les mots anciens. Et ainsi de suite, à moins que, bientôt, l’intelligence merveilleuse de la France ne s’éveille à la véritable sagesse d’une tolérance qui, par delà toutes ces luttes, semble déjà apparaître. » Acceptons-en l’augure ; et souhaitons, quand il reviendra en France, que l’auteur de la France d’aujourd’hui se félicite d’avoir été bon prophète.


VI

Il l’a été, en tout cas, nous l’allons voir, et d’une manière bien remarquable, dans quelques-unes des pages qu’il a consacrées à la France politique et sociale.

Il constate tout d’abord, fort justement, que notre histoire tout entière, depuis plus d’un siècle, est dominée par un fait essentiel, la Révolution française. Ce grand événement, qu’il est si difficile, aujourd’hui encore, à un Français, d’apprécier avec impartialité, était dans la nature des choses. La contradiction croissante qui se manifestait, au cours du XVIIIe siècle, entre les institutions et l’esprit général du temps, rendait inévitable une crise révolutionnaire. Mais ce qui caractérise la Révolution française, et la différencie, par exemple, si profondément de la Révolution d’Amérique, c’est son « radicalisme. » La Révolution française commence par faire table rase du passé ; elle veut reconstruire non seulement la France, mais l’humanité même sur un nouveau plan : bien française en cela, s’il est vrai que l’esprit français, logique et systématique à l’excès, généreux certes, mais follement idéaliste, ignore ou dédaigne les compromis, les demi-mesures, les innombrables contingences qui sont la menue monnaie de la vie sociale. Qu’elle dût aboutir nécessairement à de terribles désordres, et même à des crimes, c’est ce qui était d’autant moins surprenant que le tempérament français est, d’une manière générale, aussi peu révolutionnaire que possible. « Cette tentative, dit excellemment M. Barrett Wendell, cette tentative fut faite avec un enthousiasme sectaire, au sein d’un peuple qui, aujourd’hui encore, demeure, dans l’ordre privé, le plus strictement prudent, le plus instinctivement conservateur de tous les peuples modernes. » La Révolution a agi à la manière d’un cataclysme. Elle a finalement échoué, parce qu’il faut bien que la vie réelle reprenne ses droits, et parce que l’idéal d’ « anarchie mystique » qui était le sien ne saurait convenir à aucune société humaine. Mais elle a laissé des traces ineffaçables, et elle a créé une tradition toujours vivante, et toujours prête à s’opposer à celle qu’elle prétendait remplacer.

Car la tradition qui soutenait l’Ancien Régime, et qui, au total, se reflète encore dans les mœurs actuelles de la communauté française, cette tradition n’a pas disparu, même politiquement, et à deux reprises, comme on sait, elle a ressaisi le pouvoir au cours du XIXe siècle. Mais ce même XIXe siècle en a vu naître une troisième, la tradition impérialiste qui, intermédiaire entre les deux autres, a eu ses jours de gloire, et a marqué d’une forte empreinte la société qui, par deux fois, s’y est soumise. De sorte que, jusqu’en 1870, l’histoire française peut se ramener à la lutte et au triomphe alternatif de ces trois traditions contraires, et que l’instabilité politique semble être devenue la loi la plus constante de son développement.

Depuis 1870, un régime non pas nouveau, mais renouvelé, et assez conforme à la tradition révolutionnaire, est sorti des circonstances, et non sans luttes, non sans difficultés, il a fini peu à peu par s’imposer. Il a duré déjà beaucoup plus qu’aucun des régimes qui se sont succédé en France depuis 1789, et s’il a encore des adversaires, si les traditions adverses ont encore leurs défenseurs et leurs représentans, on ne saurait nier qu’il corresponde aux sentimens et aux vœux de la majorité du pays. Il parait plus conforme qu’aucun autre aux aspirations démocratiques qui, de toute évidence, dominent dans la France contemporaine ; enfin, il est fort de sa durée même. Seulement, il faut bien reconnaître qu’il n’a pas réussi, jusqu’à présent, à faire l’unité morale d’une nation qui demeure fort divisée, et dont les différens partis politiques sont animés à l’égard les uns des autres de sentimens peu concilians. « Où que vous alliez en France, note M. Barrett Wendell, vous trouvez des témoignages de cet état d’esprit agressif, donnés par la fraction de tout parti qui a occupé le pouvoir, ne serait-ce qu’un instant. » Celui qui l’occupe actuellement se souvient trop d’avoir été jadis dans l’opposition ; il reste un parti militant et intolérant ; il n’a pas encore pardonné à ses adversaires de la veille ; il gouverne souvent contre eux. « La République, dit bien joliment l’auteur américain, ne se sent pas encore assez sûre d’elle-même pour admettre le passé. De son propre aveu, elle révèle ainsi ce qui est vrai, aujourd’hui encore. Même à l’heure actuelle, elle se présente, à ses partisans aussi bien qu’à ses adversaires, non pas tant comme un gouvernement national établi, que comme un parti politique, occupant temporairement le pouvoir. »

Cette instabilité, ces querelles politiques sembleraient devoir être fort préjudiciables à la prospérité générale du pays. Or, il n’en est rien, et l’observateur impartial peut en être étonné ; mais il est bien forcé de conclure que la politique n’a pas en France l’importance capitale qu’on serait tout d’abord tenté de lui attribuer. Même aux plus mauvais jours de la Révolution, la vie française n’avait guère changé. Et aujourd’hui… Mais laissons sur ce point s’expliquer directement M. Barrett Wendell : « Si celui qui voyage en France, écrit-il, considère de ce point de vue l’aspect de cette nation, dans la trente-septième année de la troisième République, il échappera difficilement à l’impression que ce pays est prospère entre tous. Évidemment, d’autres peuples peuvent sembler plus agressivement entreprenans. Vous pourrez peut-être rencontrer ailleurs un esprit d’initiative plus développé chez les commerçans et les industriels. Vous pourrez peut-être remarquer plus de mouvement, mais nulle part vous n’éprouverez une impression plus évidente de bien-être solide et substantiel. Depuis les Flandres et la Normandie jusqu’à la Provence, et de l’Atlantique jusqu’aux Alpes, où que vous alliez, vous verrez moins de pauvreté, moins de paresse, moins de misère que vous n’en constaterez, n’importe où, dans le monde entier. » Et assurément, le facteur essentiel de cette prospérité nationale, c’est le peuple, non le régime, un peuple « robuste, intelligent et économe. » « Mais nulle vigueur, nulle intelligence, nulle parcimonie chez un peuple ne pourraient avoir tout leur rendement, si le pouvoir, dans l’ensemble, ne lui était pas salutaire. » Et n’est-ce pas là le bon sens même ?

Un peuple robuste, intelligent et économe, assez divisé sans doute au point de vue politique, mais resté profondément, religieux et idéaliste, foncièrement sérieux d’ailleurs et doué d’une forte vie familiale : telle est l’image qu’après une enquête loyale et consciencieuse s’est formée de la France d’aujourd’hui un écrivain américain, qui s’est donné pour tâche de « comprendre, avec le plus de sympathie possible, la nature d’un peuple étranger, passionnément intéressant, étranger, bien qu’ami, séduisant dès l’abord, et même après coup. » Beaucoup d’étrangers, — d’étrangers parlant allemand, — ont, depuis quarante ans, à propos de la France, crié à la décadence. M. Barrett Wendeil croirait nous faire injure en posant seulement la question, à laquelle tout son livre répond. Ceux-là seuls peuvent croire à la décadence de la France qui, ayant intérêt à y croire, prennent leurs désirs pour la réalité et oublient de regarder la vie française. M. Barrett Wendell, qui, lui, l’a longuement regardée, sait combien elle est saine, et nos défauts mêmes, qu’il ne se dissimule point, ne lui inspirent aucune inquiétude pour l’avenir. A entendre nombre de nos démocrates, par exemple, ils ne tendraient à rien de moins qu’à créer une classe de privilégiés à rebours. « Mais ce but est loin d’être atteint. On s’en rend compte, en voyant, par toute la France, la pérennité de l’élite. On s’en rend compte, en constatant la fixité des cadres sociaux. On s’en rend compte, en constatant la beauté de la vie familiale française. On s’en rend compte, en voyant comment, au sein de toutes les classes, le respect de la hiérarchie se conserve, et comment toutes transmettent à leurs enfans les traditions ancestrales. La conséquence dernière de la doctrine démocratique, — la suprématie arbitraire des classes inférieures, — si généreuse qu’elle soit dans son origine, si agréable qu’elle soit aux convictions ardentes, est une chose qui ne semble pas encore près d’être acclimatée en France. Car les résultats pratiques d’une doctrine qui voudrait substituer un idéal égalitaire au vieil idéal du mérite, seraient utopiques ou barbares, ou les deux à la fois. Et il n’est personne, connaissant la France contemporaine, qui puisse la croire capable d’errer, au point de devenir le pays de l’utopie ou de la barbarie. »

M. Barrett Wendell va plus loin encore. Il regrette la politique sectaire et agressive que le régime républicain pratique depuis tant d’années ; mais il croit et il espère que cette politique de parti n’est pas loin d’avoir fait son temps. « Dans l’état actuel des choses, dit-il, on ne discerne pas la raison pour laquelle une politique de plus cordiale confiance mutuelle, de sympathie plus magnanime ne se montrerait pas compatible avec l’habileté aussi bien qu’avec la générosité. La France, à vrai dire, apparaît encore, à l’heure actuelle, comme le pays des antagonismes irréconciliables. Toutefois, il me semble qu’elle est arrivée à l’instant où l’entente ne semble plus chimérique. » Et comme s’il pressentait « l’union sacrée, » lui qui a rencontré « d’admirables gentlemen » dans tous les partis, il écrit ces paroles véritablement prophétiques : « Le dissentiment en France est moins vital que les Français ne semblent le croire. Il y a des symptômes qu’un moment va peut-être venir, prochainement, où les Français eux-mêmes se montreront plus justes à l’égard les uns des autres qu’il ne leur a été possible de l’être au cours si troublé du XIXe siècle. »

Et veut-on savoir l’un des faits symptomatiques sur lesquels s’appuie l’écrivain américain pour y fonder son rêve, ou son espérance ? On connaît l’admirable réponse du duc d’Aumale à Bazaine, en plein conseil de guerre : « Il ne restait rien, » disait ce dernier, pour justifier sa capitulation. — « Monsieur le Maréchal, riposta le Prince, il restait la France. » Eh bien ! à tant de reprises, dans des milieux si différens, M. Barrett Wendell a entendu citer et approuver ce mot, que cette unanimité dans l’approbation lui a paru symbolique. Et ce n’est pas, je crois, forcer sa pensée de dire qu’il a eu le pressentiment ou l’intuition que ce qui referait l’unité française, ce serait le patriotisme français.

« Oui, il restait la France, — s’écrie-t-il dans un très beau mouvement, — et elle est encore là, et elle demeurera... Elle est la France de la Chanson de Roland, la France de saint Louis, la France de Jeanne d’Arc. Elle est la France de la Renaissance, et la France de Henri IV. Elle est la France de Richelieu et la France qui déploya sur la civilisation européenne son étendard impérial, pendant le grand siècle de Louis XIV. Elle est la France de l’Ancien Régime aussi bien que la France de la Révolution et que la France de l’Empire. Elle est la France de cet ambitieux et déconcertant XIXe siècle que nous avons parcouru ensemble. Aucun de ses souvenirs, et nul autre, parmi les milliers d’autres qu’ils évoquent, n’a créé, à lui seul, la France d’aujourd’hui. Tous ont besoin de s’unir pour faire la France héroïque, aucun n’étant isolé, mis à part ou négligé. Sans toutes les gloires de son glorieux passé, la France serait la plus pauvre et la moindre des nations. Toutes ensemble, saignantes ou rayonnantes, ces gloires créent la France, cette source intarissable de noblesse, que ceux qui sont admis à la connaître, et par là même à la chérir, sentent devoir exister à jamais. »

Je transcris cette page avec une émotion que partageront, j’en suis sûr, tous ceux qui la liront. Elle me toucherait moins, je l’avoue, si elle était d’aujourd’hui, si elle datait d’une époque où nos ennemis mêmes rendent hommage à la virilité de notre effort, et où les neutres impartiaux et informés ne cessent de nous exprimer leur admiration et leur sympathie. Oui, aujourd’hui, le monde entier le sent bien, la France ne peut pas périr, et en héroïsme, en grandeur morale, elle ne le cède à aucune autre nation. Mais il y a huit ans, à l’époque où écrivait M. Barrett Wendell, il n’en était pas ainsi, et ses pressentimens ont dû faire sourire plus d’un de ses compatriotes. La France était alors très discutée au dehors, et ce n’est pas seulement en Allemagne que l’on parlait couramment de sa décadence. M. Barrett Wendell a été pour notre pays l’ami des mauvais jours. Il nous a apporté son libre et désintéressé témoignage. Dans la France telle qu’il la voyait, il a su discerner, deviner la plus grande France d’aujourd’hui. Il a été l’un des annonciateurs du « miracle français. » Notre union devant l’ennemi, notre courage et notre endurance, ont dû le surprendre moins que personne ; nul ne sera moins étonné ni plus heureux de notre victoire. Et les Allemands, alors, se repentiront peut-être de ne pas l’avoir mieux lu.

M. Barrett Wendell écrivait encore, et ce sont les dernières lignes de son livre :

« Aux Français eux-mêmes, la République apparaît moins comme un régime national que comme un régime de parti. J’aspire, ainsi que les meilleurs d’entre eux, à ce temps où, n’étant plus le gouvernement d’un parti, elle sera le gouvernement national ; et ce temps, je crois qu’il viendra. Mais, même alors, nous serons plus justes envers l’entière magnificence du passé, si nous saluons la République comme la France, et non pas la France comme la République. Ce n’est pas trop du terme le plus grand pour embrasser l’âme totale de cette nation. »

Nous avons, depuis vingt et un mois, assez bien suivi cet excellent conseil d’un noble ami de la France. Puissions-nous, la guerre une fois finie, être assez sages pour continuer à lui donner raison !


VICTOR GIRAUD.

  1. 1. The France of today, by Barrett Wendell, Professor of English at Harvard College, Sometime Clark Lecturer at Trinity College, Cambridge, and First Lecturer on the Hyde Foundation at the Sorbonne and other French Universities, 1 vol. in-8, New York, Charles Scribner’s son, 1914. Le livre, publié en septembre 1901, a été réimprimé en octobre et décembre 1907, en mars 1908, en janvier 1909, en novembre 1912, en octobre 1913 et en 1914. Il a été traduit en français, sous le titre de la France d’aujourd’hui, par M. Georges Grappe (1 vol. in-8 ; Paris, Henri Flory, 1910). Cette traduction a été réimprimée dans la collection Nelson. C’est celle que j’utiliserai, en la retouchant çà et là.
  2. Voyez, à cet égard, un très intéressant témoignage dans le livre tout récent de M. Rollo Walter Brown, How the French boy learns to write, Introduction, p. 7 (Cambridge, Harvard University Press, in-8, 1916).
  3. Ne pourrait-on pas dire aussi que la littérature d’imagination, même en France, n’est pas toute la littérature ? Mais à quoi bon prolonger une discussion qui, même réduite à ces termes, aboutit à une démonstration aussi péremptoire ?