Bourdilliat (p. 400-418).

CHAPITRE XXXII

Charenton


Grâce à son système de fourgon-logis, M. Blanchard, comme on l’a vu, se donnait ordinairement le plaisir de se réveiller chaque matin en présence d’un nouvel horizon. Le choix du lieu était toujours abandonné au bon goût du cocher ; c’était sa grande préoccupation ; il fallait éviter la monotonie des perspectives souriantes, procurer un réveil en forêt après un réveil en plaine, fournir une matinée au bord de l’eau après une matinée sur la montagne. Et que de difficultés à vaincre ! Ce cocher avait fini par devenir un véritable artiste, rien qu’en cherchant ainsi l’originalité des contrastes. Du reste, M. Blanchard, qui appréciait et savait récompenser tous les genres de mérite, ne manquait pas de faire venir ce brave homme et de le gratifier chaque fois que le point de vue était heureusement choisi. Un jour, en ouvrant ses stores. M. Blanchard se voyait sur le Mont-Valérien ; deux attelages de renfort expliquaient cette ascension ; le lendemain, il se sentait singulièrement balancé : il était en pleine mer.

Or, il advint qu’un matin M. Blanchard, en se mettant à la fenêtre, n’aperçut qu’une haute muraille grise et nue. Il fit la grimace d’un gourmet mal servi.

— Médiocrement réjouissant ! dit-il ; voyons de l’autre côté.

Et, se retournant, il vit une seconde muraille absolument pareille à la première.

— C’est plat, c’est mauvais, grommela-t-il ; le goût de ce drôle se déprave. Allons, en route ; vite, sortons de ce puits !

M. Blanchard agita un cordon qui, d’habitude, mettait le cocher en émoi et les chevaux au galop. Mais le ressort était sans doute cassé, car l’immeuble ne bougea pas. Il eut recours à un autre cordon qui devait amener son valet de chambre ; mais ce nouvel appel demeura également sans effet. La colère monta aux joues de ce sybarite de la locomotion.

— Morbleu ! s’écria-t-il ; ces maroufles sont-ils donc au cabaret !

D’une seule enjambée, M. Blanchard traversa le salon, l’antichambre, et il se trouva sur le marchepied.

— Holà ! Poitevin, Baptiste…

La menace expira sur ses lèvres : il était en face de trois personnages vêtus de noir. À la boutonnière du plus âgé fleurissait le ruban de la Légion d’honneur. Les deux autres n’offraient de particulier qu’une attitude silencieuse, méditative, incertaine.

M. Blanchard crut naturellement avoir affaire à trois honnêtes bourgeois attirés sous les roues de son char par une puérile curiosité. En conséquence, il fit un demi-tour sur lui-même, rentra dans l’antichambre, y prit un carton et l’accrocha à l’extérieur ; c’était le fameux avis conçu en ces termes : AUJOURD’HUI, RELÂCHE.

Les trois bourgeois ne parurent pas attacher une grande importance à l’apparition de cet écriteau. Cependant le plus âgé murmura quelques mots que les deux autres accueillirent avec des signes de tête approbatifs.

— Démence paisible, n’est-ce pas ? et cependant vanité exagérée.

— Il s’imagine être une pièce curieuse.

— Les lettres de l’écriteau ont-elles été tracées de sa main ?

— Nous pouvons le lui demander.

D’abord stupéfait, M. Blanchard fut pris d’une irrésistible hilarité en entendant ces étranges paroles. Pendant plusieurs secondes il se tordit sur son marchepied.

— C’est cela, ajouta le monsieur décoré ; dilatation nerveuse par le rire, joie sans motifs.

— Bravo ! bravo ! dit M. Blanchard, dès qu’il put articuler.

— Si nous l’interrogions sur son identité ? demanda un de ces trois observateurs.

— Il n’y a pas de danger à cela, répondit le plus âgé.

— Monsieur… prononça le premier en s’adressant à M. Blanchard.

— Oui ! oui ! très bien ! dit M. Blanchard se tenant toujours les côtés.

— Voulez-vous nous faire l’honneur de nous dire qui vous êtes ?

— Parfait ! la scène des médecins de Molière. Ah ! ah ! ah !

— Manie théâtrale ; il n’est constamment occupé que de choses de comédie…

— De bravos…

— De relâches…

— Il n’a pas répondu cependant à ma question ; permettez-moi de la lui poser en de nouveaux termes.

— Volontiers.

— Est-ce à M. Blanchard que nous avons l’honneur de parler ?

— À lui-même, messieurs.

— Est-il vrai qu’il demeure dans un omnibus ?

— Pas précisément, mais dans une voiture aussi grande qu’un omnibus.

— Nous permettra-t-il de visiter son domicile ?

— Avec plaisir, messieurs ! répondit M. Blanchard aves des démonstrations de politesse exagérées et comme s’il donnait la réplique à des acteurs.

— Vous voyez, dit le vieux monsieur en s’adressant à ses compagnons ; il s’exprime fort bien ; l’aliénation n’est que partielle ; peut-être même n’y a-t-il que manie. Le traitement le plus simple est celui qui conviendra le mieux.

En ce moment, un petit vieillard pâle, les yeux hagards, les vêtements en désordre, se précipita dans l’enceinte où stationnait la voiture de M. Blanchard.

— À moi, ma garde ! mes gentilshommes ! mon épée ! donnez-moi mon épée ! s’écriait ce malheureux.

Deux robustes garçons, qu’à leur costume on pouvait reconnaître pour des infirmiers, suivaient de près le petit vieillard. L’un d’eux tenait un treillis de lin ou chemise de force, sous laquelle il s’apprêtait à le prendre comme un poisson dans un filet.

— Ah ! vous qui êtes roi comme moi, mon frère ! dit le vieillard, faites-moi justice !

— Pourquoi tout ce tapage ? demanda le personnage à la décoration.

— Monsieur le directeur, répondit l’un des infirmiers en soulevant sa casquette, nous avons beau lui promettre qu’on lui rendra ses États, il ne veut pas recevoir sa douche.

— Monsieur le maréchal, et vous, Monsieur le grand chancelier, allez replacer mon frère sur le trône qui lui appartient ! dit solennellement celui qu’on venait qualifier du titre de directeur.

— Ah ! s’écria le petit vieillard ivre d’orgueil et de joie ; le jour de la justice est donc enfin venu ! À cheval, messieurs, à cheval ! Tu, tu, tu, ru, ru, tu ! Hop !

Il marcha en triomphateur devant les deux infirmiers. M. Blanchard avait suivi cette scène d’un regard plein de stupéfaction.

— Messieurs, dit-il enfin avec un accent courtois, mais légèrement ému, seriez-vous assez bons à votre tour pour m’apprendre à quelle distance de Paris je me trouve ?

— Vous êtes à cinq kilomètres environ de la barrière du Trône.

— Je crois avoir compris, poursuivit-il en descendant de son marchepied, je suis à Charenton.

— À Charenton-Saint-Maurice, ajouta tristement le directeur.

M. Blanchard promena autour de lui des regards à la fois inquiets et curieux. Situé dans un des plus beaux paysages du monde, sur un coteau d’où la vue embrasse le parc de Vincennes et les îles de la Marne, l’hospice de Charenton élève ses innombrables arceaux qui rappellent les grands cloîtres italiens. Nous ne savons rien de plus majestueux que cet édifice, entièrement moderne du reste et d’une étendue à faire soupirer d’envie les phalanstériens. Cependant l’admiration s’apaise pour faire place à un autre sentiment dès qu’on se sait en présence de la Cité de la Folie ; la blancheur intense de ces murailles blesse les yeux, leur hauteur paraît affligeante, les grâces du paysage sont oubliées. Là vivent, comme entre parenthèses, cinq cents personnes environ, hommes et femmes, dont l’âme, à demi échappée du corps, n’y est retenue que par un dernier lien, semblable à un oiseau martyr. C’est une autre humanité à côté de l’humanité ; c’est le principe de vie triomphant dans ce qu’il y a de plus absurde et de plus énigmatique, et victorieusement installé sur les ruines de l’intelligence.

Du vieux Charenton, du Charenton des lettres de cachet et des détentions arbitraires, il ne reste que quelques bâtiments, un groupe de pavillons ardoisés sur le versant du coteau. Le nouveau Charenton, tout à fait en harmonie avec les besoins actuels, ne renferme pour ainsi dire que l’aristocratie de la démence ; on n’y reçoit que des fous assez riches pour payer leur pension, ou assez célèbres jadis pour que le gouvernement la leur paye : aussi est-ce milieu de bon goût, où les accords du piano se marient au bruit des pièces d’échecs et des cornets de trictrac, où les soins du jardinage alternent avec les travaux de broderie, où les rêves, bien qu’un peu biscornus, s’envolent méthodiquement dans les spirales bleuâtres du cigare.

Ces dernières années, si fécondes en chocs politiques, ont amené une recrudescence dans le nombre des aliénés. Nous ne parlons que de Charenton, car nous ne voulons pas entreprendre une statistique, rendue de jour en jour plus difficile par l’accroissement des maisons de santé. Cette concurrence élevée contre les établissements patronnés par l’État devait inévitablement stimuler l’imagination des spéculateurs ; une industrie, étrange au premier aspect, est née et s’est fortifiée : nous voulons parler des commis voyageurs en fous, qui aujourd’hui sillonnent la France et l’étranger, s’introduisent dans les familles dont un des membres n’est pas absolument sain d’esprit, offrent des avantages considérables, des rabais, une bonne exposition au midi, une nourriture délicate et les meilleurs médecins de la Faculté. Ces messieurs ont des prospectus ; ils font ordinairement deux voyages par an ; la tournée la plus importante est celle du Midi. Il y a la bonne saison et la saison morte ; il y a aussi des années où les fous donnent considérablement, comme autrefois les pendus en Normandie.

On arrive à Charenton en suivant une charmante allée d’arbres, le long d’un cours d’eau aux talus gazonnés et coupé d’espace en espace, par de petits ponts en bois. Au bout de dix minutes de marche, un portail grillé se présente aux regards, sur la gauche. C’est là. Vous voyez qu’après tout ce n’est pas bien effrayant ; le malheur est qu’un préjugé y veille sur le seuil.

Toute la poésie du chemin avait été perdue pour M. Blanchard, puisque le transport avait été effectué pendant son sommeil ; mais en revanche, il ne perdit pas un détail de l’architecture extérieure de l’hospice. Ainsi que beaucoup de personnes, il s’était jusqu’alors représenté Charenton sous la forme d’une maison noirâtre, cachée dans des broussailles ; il se trouvait en face d’un monument aux galeries superposées, grandiose comme un aqueduc, élégant comme un palis. Il fut surpris et ébloui.

Son examen terminé, il s’adressa au personnage âgé et décoré.

— Je viens, lui dit M. Blanchard, de vous entendre qualifier le directeur ; êtes-vous, en effet, le directeur de céans ?

— Oui, monsieur.

— Dans ce cas, et puisque je dois à une facétie de mes gens l’avantage de me trouver avec vous, me permettez-vous, en attendant leur retour, de visiter votre établissement ?

— J’allais vous en faire la proposition, répondit le directeur avec empressement.

— Ensuite, messieurs, ajouta M. Blanchard, s’il vous plaît d’accepter à déjeuner dans ma voiture, je serai heureux de vous faire les honneurs de chez moi.

Le directeur échangea un sourire clément avec ses compagnons. Quelques façons furent faites pour inviter M. Blanchard à passer le premier. Il s’engagea dans l’escalier naturel et presque à pic qui monte aux bâtiments. Chaque pas déroulait à son œil charmé des nappes de verdure, des bois, des villages, des routes poudreuses et serpentines ; la Marne frétillait et brillait ; l’air s’épurait, on soupçonnait des villes à l’horizon. Les nuages étageaient leurs sommets neigeux que transperçaient par intervalles les flèches d’or du soleil.

Les visiteurs traversèrent une voûte et se trouvèrent dans le vaste préau de l’administration. Arrivé là, le directeur fit signe à un infirmier d’approcher.

— Chavet, demanda-t-il, avez-vous préparé la chambre de monsieur ?

— Ah ! c’est monsieur qui est le nouveau pensionnaire ? dit l’infirmier en regardant M. Blanchard.

— Oui. Vous allez le conduire au 10.

Et se retournant vers M. Blanchard, le directeur lui dit d’un ton paternel :

— Vous serez très bien ; rien ne vous manquera. La division où je vous place n’est composée que de gens absolument paisibles ; il y en a même plusieurs qui sont en voie de convalescence. Excusez-moi de vous quitter, j’ai mes occupations de directeur ; nous nous reverrons tantôt, vous dînerez à ma table ? Charet, vous entendez ? monsieur dînera à ma table aujourd’hui.

— Où faudra-t-il mettre son couvert ? demanda l’infirmier.

— Mettez-le à côté du romancier… entre le romancier et le colonel.

Le directeur allait se retirer, lorsque M. Blanchard, qui était resté muet, le retint vivement par le bras.

— Un mot, dit-il.

— Quoi ?

— Qu’est-ce que cela veut dire ? De qui parlez-vous ?

— Chavet vous expliquera le train de la maison ; c’est un de nos plus anciens infirmiers. Moi, je suis un peu pressé.

— Non, non, je veux savoir…

Le directeur regarda ses amis d’un air de plaisanterie.

— Hein ? qu’est-ce que je vous disais ? Toujours les mêmes ! Ils veulent savoir. C’est leur mot à tous : savoir ; ils ne sortent pas de là. Il est vrai que, de mon côté, j’ai les mêmes réponses depuis quinze ans. Vous allez voir.

M. Blanchard fronça les sourcils à ce langage familier.

— Une seule question, monsieur ? dit-il brusquement.

— Parlez.

— Est-ce que l’on m’a conduit ici pour y être détenu ?

— Pour y être détenu non, mais pour y subir un traitement de quelques jours, nécessité par votre état d’agitation maladive, agitation dont vous ne vous rendez peut-être pas compte, mais qui existe, qui est constatée. Ce traitement est d’ailleurs, comme vous le verrez, la moindre des choses : il consiste dans quelques bains, dans la promenade, dans la distraction. Nous savons que dans le monde on se fait une toute autre idée de Charenton, une idée terrible ; le mot seul est un épouvantail… Ce sont des contes de bonne femme, des chimères, et vous ne tarderez pas vous-même, mon cher monsieur, à revenir de ces préventions, si du moins vous les avez toujours partagées.

Ces paroles qui, comme venait de l’avouer le directeur, servaient évidemment à tous les nouveaux venus, avaient été annoncées par lui avec une affabilité, une onction, qui eussent peut-être ébranlé tout autre que M. Blanchard. Mais M. Blanchard n’était pas homme à se payer de périodes et de ménagements oratoires. Il ajouta en se contenant :

— Je veux bien prendre au sérieux votre discours, monsieur, et abonder un instant dans votre sens. Mais obligez-moi de me dire par quelle volonté j’ai été amené ici, et en vertu de quelle autorité il est possible de m’y retenir.

— Volontiers, monsieur. Les choses se sont passées dans l’ordre accoutumé ; c’est-à-dire que votre translation a été opérée sur un certificat de votre médecin…

— Je n’ai pas de médecin.

— Lequel certificat a été envoyé immédiatement, selon l’usage, à la préfecture de police. C’est ainsi qu’on procède. Avez-vous d’autres renseignements à me demander ? Je vous prierai seulement de les formuler succinctement, car je suis attendu à l’économat.

— Je vais résumer, selon votre vœu, dit M. Blanchard avec une teinte d’ironie. Dans la supposition où cette… mystification… viendrait à me lasser au bout de quelques heures, quel moyen ai-je de la faire cesser ?

— Second discours, murmura le directeur à ses amis ; ils prétendent tous être victimes d’une mystification plus ou moins odieuse. Écoutez.

Il reprit son sourire urbain.

— Mon cher monsieur, le plus court est d’attendre la visite du médecin chef. Lui seul peut décider du plus ou moins d’opportunité de votre mise en liberté. Cette visite a lieu tous les trois jours ; après-demain vous pourrez exposer vos justes moyens d’opposition devant lui ; il vous écoutera avec la considération à laquelle vous avez droit, et je ne doute pas que vous ne triomphiez aisément de la précipitation et peut-être même des intrigues qui vous ont amené ici.

Le directeur passa sa langue sur ses lèvres en signe de satisfaction.

— Puis-je écrire ? demanda M. Blanchard.

— Tant que vous voudrez. Seulement vos lettres devront passer sous mes yeux, et l’envoi en sera ajourné après la décision de notre savant docteur.

— Monsieur, vous vous exprimez on ne peut mieux, et votre bienveillance est excessive, dit M. Blanchard ; je n’ai rien de plus à ajouter.

— J’en étais sûr, répliqua le directeur, nous nous entendrons à merveille.

Après un échange de salutations, M. Blanchard suivit l’infirmier à la garde duquel il venait d’être commis. Il traversa plusieurs divisions, jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés à celle qui portait le n° 10. Sous les arcades d’une vaste cour se promenaient une trentaine d’individus, fort paisibles en apparence, ainsi que le directeur les lui avait signalés. Les autres, composant la division, étaient réunis dans la salle publique où ils lisaient, jouaient, fumaient, selon leurs diverses aptitudes. M. Blanchard qui, au premier moment, avait ressenti une vive répugnance et une certaine tristesse, vit s’évanouir par degrés ses appréhensions ; rien ne semblait indiquer jusqu’à présent qu’il fût dans une maison d’aliénés.

L’infirmier Chavet le conduisit à sa chambre ; elle était presque luxueuse : tapis, calorifère, et point de vue d’un prix inestimable.

— Si monsieur s’habitue à la maison, hasarda l’infirmier, monsieur aura le loisir de payer un domestique qui lui sera exclusivement attaché et qui couchera dans une chambre voisine de la sienne.

— Ah ! ah ! murmura M. Blanchard.

— Nous avons plusieurs pensionnaires qui ont des valets de chambre ; entre autres, le colonel.

— Qu’est-ce que c’est que le colonel ?

— C’est celui à côté de qui monsieur dînera ce soir… un bien brave homme… seulement je préviendrai monsieur de ne pas trop faire attention à sa manie.

— Quelle est donc sa manie ?

— Il se croit empaillé, répondit l’infirmier.

— Je ne le contrarierai pas.

— Monsieur a-t-il quelque chose à me demander pour le moment ?

— Non.

— Du reste, monsieur a une sonnette dans sa chambre.

Et l’infirmier Chavet s’éloigna. M. Blanchard, livré à lui-même, s’aventura avec quelque timidité dans la cour. On le regarda à peine. Les pensionnaires avaient, pour la plupart, un air de gravité qui imposait ; quelques-uns se promenaient deux à deux, et il surprit des lambeaux de conversation d’une lucidité et d’un bon sens incontestables. Au bout d’une demi-heure, M. Blanchard se sentit fort embarrassé ; devait-il aborder ses nouveaux collègues ou attendre d’être abordé par eux ? Ils ne manifestaient aucune curiosité à son égard, et cela le remplissait de surprise, au point de se demander s’il était bien réellement à Charenton ou dans un athénée quelconque.

Enfin, un de ces messieurs vint à son secours. C’était un grand jeune homme, aux cheveux très noirs, vêtu avec modestie. Il dit à M. Blanchard ;

— Vous êtes ici depuis peu de temps, monsieur, à ce qu’il me semble ?

— Depuis une heure à peu près.

— C’est cela. Vous trouverez le régime très doux. Quant aux infortunés dont la compagnie vous est imposée, ils sont aussi inoffensifs que moi.

— Monsieur… dit M. Blanchard, de plus en plus confondu et les yeux fixés sur son interlocuteur.

— Je vois ce qui vous préoccupe, reprit le grand jeune homme avec un sourire ; vous cherchez sur ma physionomie des traces d’égarement ; vous n’en trouverez pas. Cela vient d’un fait bien simple et qui cependant est d’une rareté inouïe, à ce qu’on prétend : je sais que je suis fou.

— Ah ! dit M. Blanchard.

— Oui ; et cette conviction constitue à la fois ma supériorité et mon malheur. La médecine ne me pardonnera jamais ma clairvoyance.

— Parce que c’est vous, monsieur, qui m’amenez sur le terrain du délicat, oserai-je vous demander comment se manifeste votre folie, et quel en est le caractère ?

— C’est bien simple, dit le jeune homme ; je n’ai pas de folie à moi particulière : j’emprunte celle des autres, quand ils n’en ont pas besoin. Lorsque nous aurons fait plus ample connaissance, monsieur, je vous prierai de me prêter la vôtre, si, du moins, vous n’y tenez pas trop. Je paye demi-bourse ici, et mes moyens ne me permettent pas d’avoir une spécialité de folie en toute propriété. Donc, je suis un peu forcé de vivre sur le commun. Du reste, on me prête assez volontiers, je n’ai pas à me plaindre. Il n’y a qu’un instant, ce gros, qui est accoudé sur la balustrade, m’a prêté sa folie, qui consiste à se croire l’avant-dernier des Mohicans ; je viens de la lui rendre à présent, après l’avoir gardée vingt minutes, et c’est pourquoi vous me voyez dans l’état de calme parfait.

M. Blanchard restait silencieux. Avait-il affaire à un mauvais plaisant ou à un aliéné véritable ? Tout en se promenant avec ce jeune homme, il vit passer devant lui un individu qui paraissait très affairé et qui alla coller une affiche sur un des piliers de la cour. M. Blanchard s’approcha et lut ce qui suit :

ORDRE DU JOUR

L’an II de l’hygiène moderne.

Si du flegme chez vous la dose excessive,

On sent maux d’estomac, de tête et de côté ;

L’estomac, abreuvé d’un torrent de salive,

Des mets les plus exquis se trouve dégoûté.

Le pouls est faible, rare, et sa marche est tardive ;

Et cette aqueuse humeur, la nuit, vous fait songer

Que vous voyez une eau prête à vous submerger.

Nota bene. – « Mon ami Teyssonneau se trouvait dans ce cas ; sur deux années, il resta dix-sept mois alité. Je l’ai guéri ; vous pouvez prendre vos renseignements rue Aumaire, près de la voûte. Ce n’est pas pour les trente francs qu’il me doit, le pauvre garçon ! je lui en fais bien volontiers cadeau. Sa femme était un peu mon alliée, par Gustave ; je l’ai guérie, elle aussi, d’une pituite. Évitez surtout les émotions trop fortes. »

Peu à peu, dans ce premier jour, les hôtes de la maison royale de Charenton se départirent de leur réserve vis-à-vis de M. Blanchard. Quelques-uns sollicitèrent l’honneur de lui être présentés, et le grand jeune homme se fit gracieusement leur intermédiaire.

M. Blanchard vit de la sorte passer sous ses yeux plusieurs variétés de malades, et des types qu’il eut bien de la peine à ne pas croire échappés des légendes allemandes. C’étaient des gens qui causaient avec le vent, qui prédisaient la ruine de la papauté ou qui se prétendaient doués de la sonorité de l’harmonica. Un autre, après dix minutes d’un entretien fort sensé, le quitta brusquement en lui annonçant que c’était l’heure à laquelle il partait habituellement pour les Antipodes, au moyen d’un trou qu’il s’imaginait avoir creusé dans le jardin.

Il vit le fou immobile, espèce de faquir qui s’était astreint à ne faire aucun mouvement, parce que, disait-il, le temps s’était arrêté.

— J’attends qu’il se remette en route pour faire comme lui.

Telles étaient, à quelques syllabes près, les seules paroles qu’on pouvait tirer de ce maniaque, robuste gaillard qu’il fallait habiller, transporter, faire manger et coucher.

Il vit le fou arithmétique, le plus insupportable des fous, chiffre vivant, rapportant tout aux chiffres et n’agissant que par eux ; il avait remplacé les lettres de l’alphabet par vingt-quatre chiffres correspondants. En saluant M. Blanchard il lui dit :

— 2, 15, 14, 10, 18, 21, 18.

Cela signifiait : bonjour.

On conçoit tout ce qu’une conversation avec un tel être devait avoir de fatiguant. Lui, cependant, semblait ne pas s’en apercevoir ; sa volubilité était excessive ; il mêlait les chiffres et jonglait avec eux comme un jongleur avec des boules. M. Blanchard s’empressa de quitter cette colonne d’addition.

Il vit encore des inventeurs foudroyés par leur invention, et qui traçaient machinalement sur les murs des lignes mystérieuses ; ceux-là ne fréquentaient personne ; la fixité de leurs regards et de leur attitude disait l’unité de leur malheur. M. Blanchard passa avec respect devant ces victimes de l’Idée.

Le grand jeune homme, qui s’était institué son cicérone, l’engagea à entrer dans la salle de réunion. Une partie de billard était engagée ; la galerie se pressait à une distance respectueuse des deux joueurs.

— La bille en tête et les trois bandes, dit le premier en accusant son coup.

— Gare au contre ! repartit le second ; à ta place, je jouerais l’ effet.

On se serait cru dans un café du Palais-Royal. Un vieux monsieur aux mouvements presque automatiques, et qui s’obstinait à garder deux épaulettes sur son habit noir, toucha doucement l’épaule de M. Blanchard. Celui-ci se retourna et crut deviner ce colonel dont le portrait lui avait été tracé par l’infirmier.

— Pardonnez l’extrême licence que je prends, lui dit ce nouvel excentrique, d’une voix adoucie à dessein.

— Il n’y en a aucune, monsieur.

— Vous m’avez semblé un homme de goût, et mon désir le plus vif serait de vous consulter.

— Sur quel sujet ? demanda M. Blanchard.

— Je suis convaincu à l’avance que vous ne verrez pas dans mes paroles un texte à railleries… comme les autres.

— Certainement non.

— Me trouvez-vous bien empaillé ?

— Mais… pas mal.

— Eh bien, moi je ne suis pas content, dit le colonel avec une profonde expression de tristesse.

— Peut-être êtes-vous trop exigeant.

— C’est ce que tout le monde me dit, mais je sais par malheur à quoi m’en tenir. On empaillait bien mieux autrefois. Je ne durerai pas dix ans.

— Oh ! si !

— Non ; on a lésiné sur les matières premières. J’ai déjà été plusieurs fois obligé de me raccommoder moi-même. Et puis, il me reste de l’odeur.

— Vous vous trompez, dit M. Blanchard.

— Auriez-vous par hasard un peu de paille dans vos poches ?

— De la paille ? Non.

— Tant pis ; vous m’en auriez mis dans les oreilles. Rendez-moi le service d’en prendre partout où vous pourrez. Moi, de mon côté, je vais demander à l’infirmerie une aiguille et du fil. Hélas ! je sens que je me découds tous les jours !

Sur cette parole mélancolique le colonel s’éloigna par petites saccades.

— D’où lui vient cette bizarre idée ? demanda M. Blanchard à son cicérone ; se prend-il pour un oiseau ou un quadrupède ?

— Pas le moins du monde ; son unique ambition est de figurer au musée d’artillerie.

M. Blanchard n’en était plus à se récrier ; tout commençait à lui paraître naturel.

— Si vous êtes désireux de connaître un pensionnaire complètement persuadé, celui-là, de son animalité, regardez de ce côté, dit le grand jeune homme. Voyez-vous cet individu qui affecte là-bas une pose menaçante et exaspérée ? Je suis sûr qu’en ce moment il croit représente le dragon de saint Michel. C’est un fou, comme vous et moi.

— Je vous remercie, dit tranquillement M. Blanchard.

— Il croit avoir seule le monopole d’incarner tour à tour les animaux célèbres. Hier, il s’est réveillé en nous assourdissant d’un cocorico éclatant comme un son de trompette : il se figurait être le coq de saint Pierre. La veille, il avait été le bœuf de saint Luc, et il avait grogné en conséquence. Il n’est pas tous les jours aussi pieux et ses excursions dans la mythologie sont assez fréquentes. J’ai même plusieurs motifs de croire qu’il a été renfermé ici pour s’être cru trop indiscrètement le cygne de quelque Léda moderne. Mais cela ne me regarde pas. Tantôt vous l’entendrez hennir comme Bucéphale ou vous le verrez ramper comme l’araignée de Pélisson. Il vous proposera une partie de dominos comme Munito. L’autre jour, il m’a sauté à la gorge en me prenant pour le chevalier Macaire, et en se mettant à la place du chien de Montargis ; mais, le lendemain, il s’est grandement repenti en pleurant comme la biche de Geneviève de Brabant.

— Tous ces fous sont fort ingénieux, remarqua M. Blanchard.

— Ils n’ont que cela à faire, ajouta modestement le jeune homme aux cheveux noirs.

— C’est vrai ; mais j’en vois quelques-uns qui lisent ce qu’on appelle les grands journaux. Est-ce qu’on ne craint pas d’éveiller chez eux les susceptibilités politiques ?

— Oh ! non. D’abord, les fous politiques, proprement dits, sont classés dans une autre division, qu’ils occupent tout entière. Les fous de notre division, de la division n° 10, n’ont que de la curiosité et pas de passion. On leur permet de s’abandonner eux-mêmes, et pour leur compte, à toutes les feuilles périodiques. Quant à moi, mes ressources modiques m’interdisent une telle félicité.

Cette première journée ne parut à M. Blanchard ni longue ni ennuyeuse ; au contraire. La tournure de son esprit s’accommodait de ce milieu fantasque où se mouvait l’essaim des rêves personnifiés. Ne voulait-il pas d’ailleurs aller en Turquie ? N’avait-il pas précédemment exprimé le désir de visiter les pays où les femmes sont voilées et où les hommes sont armés ? Il devait être content, ce nous semble. Charenton lui donnait un avant-goût de Constantinople.

Au dîner, il se trouva placé, comme on l’en avait prévenu, entre le colonel et le personnage qu’on appelait le romancier. C’était un honneur de dîner à la table du directeur, et cet honneur était accordé à tour de rôle à ceux qui avaient su le mériter par une conduite et une docilité exemplaires. Ce jour-là, une trentaine de pensionnaires d’élites avaient été invités. Le directeur reconnut de loin M. Blanchard et lui fit un signe amical de la main.

Dès que M. Blanchard se fut assis, le romancier engagea la conversation et se pencha à son oreille ; voici ce qu’il lui dit :

— Par une belle matinée du mois de juin, un cavalier suivait lentement les bords de l’Escaut ; sa physionomie respirait un air de franchise et de valeur ; son panache ondoyait au gré du vent… »

— Je connais, je connais ! dit M. Blanchard en l’interrompant.

— C’est dommage, murmura le romancier ; mais j’en ai d’autres. « O ma Juana ! jure-moi que tu ne seras jamais à d’autres qu’à ton Pablo ! Ainsi s’exprimait dans une sierra d’Aragon, un jeune homme qu’à son air martial et décidé, à sa veste ornée de broderies, il était facile de reconnaître pour un muletier… »

— Je connais cela aussi.

— Vous êtes difficile.

En ce moment, un fou se leva avec vivacité et vint répandre une petite poudre dans l’assiette de M. Blanchard.

— Qu’est-ce que c’est ? qu’est-ce que c’est ? s’écria celui-ci en faisant un bond.

— Goûtez votre potage maintenant, lui dit le fou qui avait regagné sa place.

— Eh bien, monsieur Corbulon ? dit sévèrement le directeur.

— Qu’a-t-il mis là-dedans ? demanda M. Blanchard à son voisin le colonel.

— Rien de malfaisant. C’est un original qui s’imagine avoir retrouvé la recette de l’ambroisie.

— Va-t-il recommencer son manège pour tous les plats ?

— Oh ! non.

— « Dans la rue de la Grosse-Écritoire, à Reims, l’observateur eût remarqué, il y a trente ans environ, une maison d’obscure apparence, construite dans le style lombard. À l’une des étroites fenêtres, qui avaient scrupuleusement gardé leurs carreaux encadrés de plomb, apparaissait par intervalles une ravissante tête de jeune fille… »

C’était le romancier qui s’était penché de nouveau vers M. Blanchard.

— J’ai lu ce début pas plus tard qu’avant-hier, se hâta de dire celui-ci.

— On me l’aura dérobé.

— C’est probable.

Pendant ce colloque, un fou placé en face de M. Blanchard lui avait effrontément enlevé sa côtelette. M. Blanchard voulut se récrier.

— Ne dites rien, lui dit le fou ; je suis invisible.

— « Corne-bœuf ! Pasques-Dieu ! la sambregoi ! mes cavaliers, je jure qu’il en restera au moins quatre de vous sur le carreau ! s’écria l’épais Amaury en soulevant lourdement son hanap ciselé… »

— Assez ! assez, de grâce ! dit M. Blanchard, que la mauvaise humeur commençait à gagner.

— C’est un épisode de la guerre des Albigeois, murmura le romancier confus.

Depuis quelques minutes, M. Blanchard prêtait l’oreille à un bruit qui l’inquiétait, une espèce de grattement, qui partait du côté du colonel.

— Entendez-vous ? dit M. Blanchard.

— Chut !

— C’est donc vous ?

— Oui, répondit le colonel ; faites comme moi, je tire de ma chaise autant de paille que je peux.

— Mais elle va se défoncer.

— Soyez tranquille.

— « Le général de Moranges n’était pas un de ces hommes ordinaires qui, après avoir affronté le feu des batailles, s’en vont paisiblement, retirés au fond d’un château, tourner le fuseau d’Hercule aux pieds d’une Omphale de sous préfecture. C’était une âme de bronze… »

— Ah ! vous devenez fatigant, mon cher ! s’écria M. Blanchard.

— La suite au prochain numéro, dit le fou en baissant la tête.

Aucun autre incident ne signala le dîner. Il était impossible que la conversation se généralisât. Le dessert achevé, on ramena les pensionnaires à leurs divisions respectives, où, après une séance assez animée dans la salle de réunion, chacun d’eux se retira, selon son degré de fortune, dans le dortoir commun ou dans la chambre qui lui était particulière.

Privé de sa voiture pour la première fois depuis un an, M. Blanchard se coucha avec un dépit réel dans la cellule qui lui avait été affectée. En découvrant son lit, il aperçut sous l’édredon une feuille de papier qu’on y avait sans doute glissée pendant son absence.

L’ayant dépliée, il lut ce fragment fraîchement écrit, sinon fraîchement inventé :

« Pitié pour Amanda ! Si elle fut coupable, que sa faute retombe sur moi seul ! J’étais ton ami, j’ai pu l’oublier ; sans doute mon crime est grand, mais il n’est peut-être pas sans excuse. Amanda était si belle, et tu étais si imprudent ! Que de promenades délicieuses nous avons faites, elle et moi, au bord de la Nièvre, à l’heure où le soleil se couche dans les nuages empourprés ! Ton souvenir, il est vrai, passait souvent entre nous comme un remords, mais il était vite chassé. Pauvre ami, je n’ai pas osé soutenir ta vue ; mais je tremble pour Amanda ; sois grand, sois généreux, sois magnanime ; pitié pour elle ! pitié ! pitié ! »

M. Blanchard n’eut pas de peine à reconnaître, dans ce style d’une banalité insoutenable, son voisin le romancier. Il replia le fragment sans en terminer la lecture ; puis, il s’endormit en rêvant à son étrange aventure, dont il attendait le dénouement, sans le désirer ni le craindre, comme dit le poète.