Bourdilliat (p. 390-399).

CHAPITRE XXXI

L’épée d’Irénée


Le lecteur a compris qu’Amélie était effectivement tombée dans les rets de Marianna. Devons-nous révéler les moyens employés par celle-ci ? N’a-t-on pas assez dit quelles nombreuses intelligences la Franc-maçonnerie des femmes comptait en tout lieu ? Est-il utile de faire entendre, par exemple, que la narration de M. Bécheux était une chose prévue et ordonnée ?

Arrivée au pavillon de Boulainvilliers, Amélie avait été introduite dans une salle du rez-de-chaussée, où elle s’était trouvée en présence de Mme de Guillermy, de la comtesse Darcet, de Mme Flachat et de Mme Ferrand.

Elle les reconnut immédiatement, et la crainte traversa son esprit.

— Mesdames, veuillez me dire où je suis ? demanda-t-elle.

— Vous êtes sous notre sauvegarde, lui répondit la comtesse Darcet.

— Mais mon mari… cette chute ?

— On a dû employer ce moyen pour vous conduire ici.

— Je ne suis donc pas chez le ministre ? dit Amélie avec étonnement.

— Vous êtes chez une de vos sœurs.

— Laquelle ?

— Vous l’apprendrez bientôt.

— Mesdames, mesdames, qu’est-ce que cela signifie ? Pourquoi m’a-t-on trompée ? Est-ce un jeu ? Dissipez mon inquiétude, je vous en prie.

— Au milieu de nous, vous n’avez rien à craindre, dit Mme Guillermy.

— Il n’importe ! On a usé de mensonge pour m’attirer dans cette maison ; je ne peux, je ne dois pas y rester.

— Ma chère enfant, dit la comtesse Darcet, votre volonté cesse d’être individuelle, du moins pour quelques instants ; car nous agissons au nom de la Franc-maçonnerie.

Ce mot glaça les veines de la jeune femme.

— De la Franc-maçonnerie ! murmura-t-elle !

— Quoique nouvelle dans notre ordre, vous n’ignorez pas la prudence de nos décrets, non plus que l’esprit de sagesse préside à nos actions. Vous alarmer, c’est donc nous faire injure.

— Mais pourquoi des détours ? Ne serais-je pas accourue de plein gré sur un appel de notre société ?

— Tout vous sera expliqué, dit Mme Ferrand avec douceur.

— J’en appelle à la grande-maîtresse.

— Son autorisation est inutile ici. Toute sœur a le droit de nous requérir au nombre de quatre, sans engager pour cela notre responsabilité.

— Qui vous a requises ? demanda Amélie.

Les quatre femmes gardèrent le silence.

— De sorte que je suis votre prisonnière, reprit-elle.

— Pour peu de temps.

— Mon mari s’étonnera de mon absence.

— Nous avons songé à tout ; que cette considération ne vous préoccupe point.

— C’est bien, dit Amélie ; je suis en votre pouvoir ; j’attendrai ma délivrance de votre bon plaisir.

Lorsqu’elle se vit seule, Amélie essaya de pénétrer le mystère qui l’environnait. Sa première pensée fut celle-ci : Philippe avait-il déjà trahi le secret qu’elle lui avait confié ? Dans le même instant où elle subissait pour lui mille combats et mille remords, à l’heure où pour le sauver elle parjurait sa foi chrétienne, lui, inhabile et dédaigneux, avait-il laissé surprendre son imprudence ou son scepticisme ?

— Qui sait si maintenant on ne lui tend pas le même piège qu’à moi ! se disait-elle ; et s’il y tombe, quel compte la Franc-maçonnerie ne me demandera-t-elle pas de ma faute ?

Cette rêverie l’absorba pendant plus d’une heure. La pièce où se trouvait enfermée Amélie était, comme nous l’avons dit une dépendance au rez-de-chaussée. Une fenêtre, à laquelle des barreaux avaient été posés récemment donnait sur une cour intérieure. Le mobilier était simple : d’un côté une bibliothèque, de l’autre une panoplie. Cette panoplie dans la maison d’une femme était cette particularité assez significative pour attirer l’attention d’Amélie. Un soupçon s’empara d’elle à l’aspect de ces armes. Était-elle bien chez une femme, en effet ? Mais ce soupçon s’effaça au souvenir de l’honorabilité de Mme Ferrand et des trois autres femmes qui s’étaient constituées ses gardiennes. Néanmoins elle examina en détail la panoplie, qui était du plus beau travail artistique. Elle s’arrêta tout à coup, étonnée, devant un écusson qu’elle reconnut pour être celui de la famille de Trémeleu. Une épée qu’elle détacha du faisceau lui offrit également le chiffre d’Irénée. Ce nom, qui se représentait subitement à elle dans un tel lieu et dans de telles circonstances, lui inspira de mélancoliques réflexions.

— C’ était l’époux que ma mère me destinait, pensa Amélie ; il était du même rang que moi. Avec lui, ma vie se fût écoulée silencieuse et digne, sans ardeurs, mais sans remords. J’ai méconnu la volonté maternelle ; Dieu m’en punit.

La journée s’acheva sans amener la délivrance d’Amélie ; une chambre à coucher était attenante à la pièce où elle était détenue : elle y passa la nuit. On lui avait donné une camériste, ou plutôt une surveillante.

Le lendemain, vers midi, elle entendit, vers midi, elle entendit un bruit de pas. Cinq femmes entrèrent. La première semblait la moins émue ; Amélie la reconnut : c’était Marianna. Toutes deux échangèrent un regard lent, profond.

— Madame, dit Marianna, vous êtes libre.

Une telle décision n’avait pas été prise sans de longues et mûres délibérations. Les arguments de Philippe Beyle, ses intentions, son énergie bien connue, tout cela avait été discuté et mis en opposition avec les projets de Marianna. Son plan de vengeance avait dû céder devant l’intérêt de la Franc-maçonnerie des femmes.

À ces paroles inattendues, Amélie demeura immobile et comme indécise.

— Si je suis libre maintenant, pourquoi donc étais-je prisonnière tout à l’heure ? dit-elle ; ma délivrance m’étonne autant que ma captivité.

— C’est à votre conscience qu’il appartient de vous répondre, répliqua Marianna.

Amélie se tourna vers les autres femmes, qui l’examinaient avec une sincère expression de tristesse.

— Et vous, mesdames, serez-vous plus explicites ? leur demanda-t-elle.

— Vous avez trahi notre société, murmura Mme Ferrand.

— Est-ce au témoignage de madame que vous vous en rapportez ? dit Amélie en désignant Marianna par un mouvement de tête méprisant.

— Non.

— Alors où sont les preuves de votre accusation ?

— Votre mari sort d’ici.

— Philippe ! s’écria-t-elle avec angoisse.

— Il a parlé, et ses paroles ont été entendues de nous.

— C’est impossible !

— Madame, notre douleur égale la vôtre.

— C’est un nouveau piège. Philippe n’a pu parler. D’ailleurs, qu’aurait-il pu dire ?

Marianna sourit froidement et répondit :

— À quoi bon tant vous inquiéter, si vous êtes innocente ? Laissez là ces propos. La liberté vous est rendue ; que n’en profitez-vous ?

— Vous avez raison, dit Amélie après un silence ; je me disculperai devant la Franc-maçonnerie des femmes.

Et s’adressant à Marianna :

— Mais auparavant, il faut que je vous entretienne en particulier, à l’instant même. Mesdames, le permettez-vous ?

— Nôtre rôle est fini, dit la comtesse Darcet en se retirant, suivie de ses amies silencieuses.

Certaine de leur départ, Amélie revint devant Marianna.

— Est-ce la vie de Philippe ou la mienne que vous voulez ? lui demanda-t-elle.

— Je ne veux la vie de personne, répondit Marianna.

— Il faut que votre haine se décide pourtant et choisisse entre lui et moi. Je suis lasse à mon tour de vous rencontrer sans cesse sur mon passage. Votre opiniâtreté n’a plus de nom ; et quand je songe que vous m’avez tenue prisonnière là ; chez vous, je vous trouve d’une hardiesse à mériter tous les châtiments.

Cette apostrophe siffla comme une lanière aux oreilles de Marianna.

— Finissons-en, reprit Amélie. Et d’abord, pour ce qui est de la Franc-maçonnerie des femmes et de ma trahison, sachez que vous êtes aussi bien perdue que moi.

— Laquelle de nous deux a parjuré son serment ?

— Je prouverai votre complicité. Je montrerai les lettres anonymes que vous avez fait écrire à Philippe. Ce sont ces lettres qui lui ont inspiré ses premiers doutes, et qui l’ont engagé à épier mes sorties. L’homme qui les a écrites sous votre dictée, je l’ai cherché, je l’ai découvert. Vous l’aviez payé, je l’ai enrichi. Il témoignera contre vous.

— Inventions ! murmura Marianna qui ne put se défendre de quelque trouble.

— Que vous êtes bien une femme de théâtre, dit Amélie, en haussant les épaules, et à quels misérables moyens vous ne dédaignez pas de recourir ! Je m’étonne que, me tenant en votre pouvoir, l’idée ne vous soit venue de me faire disparaître dans une trappe. C’eût été digne de vous.

Marianna voulut répondre. Mais la jeune femme n’avait pas fini ; l’indignation la rendait puissante.

— Je n’ai jamais haï personne jusqu’à présent, mais il me semble que je m’y prendrais autrement que vous en pareil cas, et surtout plus hautement. La haine de sa noblesse, elle aussi. Vous ne vous en doutiez guère, n’est-il pas, vrai ? Allez, vous ne méritiez pas d’être aimée de Philippe !

Ce mot était le coup de grâce. En le recevant, les lèvres de Marianna blanchirent.

— Je ne… méritais pas… son amour ? balbutia-t-elle, partagée entre la colère et la douleur.

— Non, dit Amélie.

— Et… pourquoi ?

— Parce que vous n’avez pas sur mourir à ses pieds ou le frapper aux vôtres !

Marianna baissa la tête.

— C’est vrai, dit-elle comme en se parlant à elle-même ; j’ai été barbare ; ne pouvant être forte. D’où cela vient-il ? Hélas ! de mon enfance sans doute. On m’a trop tourmentée et battue pour qu’il ne m’en soit pas resté un mauvais levain. Ce n’est pas comme cela que se font les éducations dans votre monde, n’est-ce pas ? Où voulez-vous que nous autres nous apprenions ce sui est vice et vertu ? Au sortir du berceau, nous ne savons épeler que deux mots : travail et crainte. Ensuite, si nous devenons mauvaises, on s’étonne, on s’irrite ; on ne veut pas que le sang grossier de nos pères se réveille par intervalles dans nos veines. J’en suis fâchée, madame, mais je n’ai pas été à l’école des vengeances raffinées ou superbes. Je me venge comme je peux et comme je sais ; je n’y mets pas d’amourpropre. Après cela, que j’aie mérité ou non d’être aimée de votre mari, c’est une question que vous ne pouvez guère décider, vous. Mais ce que je n’ai pas mérité, à coup sûr, c’est d’être traitée par lui avec dédain et lâcheté ; c’est d’être jouée comme un cheval et frappée comme une esclave. Fille du peuple ou fille du monde, il n’y a qu’une manière de ressentir de semblables outrages.

— Vous vous trompez, répliqua Amélie ; ce qui serait un crime vis-à-vis d’une femme légitime, n’est qu’une punition souvent exemplaire pour une femme placée en dehors de la loi et du respect. Soyez honnêtes, avant tout, si vous tenez à être traitées en femmes honnêtes. Pourquoi auriez-vous les mêmes privilèges que nous autres ? Vous n’êtes que des hochets aux mains des hommes, vous le savez, vous acceptez cette situation, et vous ne voulez pas qu’un jour ou l’autre on vous rejette comme des hochets, dût-on vous briser en vous rejetant ! L’orgueil ne rachète pas le malheur. Si Philippe vous a frappée dans un instant d’oubli, c’est qu’une colère supérieure à la sienne précipitait son bras. Vous auriez dû vous incliner ; mais non, vous avez voulu la lutte, la lutte obscure, vile, masquée ; la lutte avec la délation et la calomnie. Il n’est plus en votre pouvoir ni au mien d’en arrêter les effets maintenant ; nous roulerons ensemble dans le gouffre creusé par vous.

— Eh bien, tant mieux ! s’écria Marianna ; car je vous hais encore plus peut-être que je ne le hais, lui ! Je vous hais pour tout le bonheur que vous lui avez donné ! Je vous hais, pour votre beauté pure et calme, rivale de ma beauté inquiète et sombre ; pour votre enfance bénie, enveloppée de dentelles, couverte de baisers ; pour votre jeunesse fière et studieuse ; pour votre rang, pour votre nom, pour tous les avantages que vous a faits le hasard ! Je vous hais pour votre supériorité qui m’accable ! Je vous hais enfin, parce que je l’aime toujours !

— Ah ! s’écria Amélie en se redressant comme la statue de la Pudeur indignée.

— Comprenez-vous maintenant pourquoi ma haine a deux serres, et pourquoi je ne peux atteindre lui sans vous, vous sans lui ! Je l’aime, je l’aime plus que jamais !

— Madame !…

— Vous avez voulu me parler en particulier, continua Marianna ; je vous ai écoutée ; je vous ai laissé dire tout à votre aise. Vous me laisserez dire aussi, moi. J’ai appris par vous que je n’étais qu’un grain de poussière, la moindre des créatures, la proie du malheur. Soit. Ce que vous n’avez pas ajouté, je le devine : vous êtes surprise de ce que je n’aie pas demandé à la religion un refuge. Que voulez-vous ! on ne m’a pas seulement appris un Pater quand j’étais petite. Je vous l’ai dit : c’est toute une éducation à faire. Mais quelle que soit la sévérité de celui, qui me jugera, il ne verra dans ma vie qu’un amour, qu’une faute. Je n’ai jamais aimé que Philippe, je n’aimerai jamais que lui, mais à ma manière, entendez-vous ? comme les filles de pauvres gens, brutalement, égoïstement, sans raison. C’est incompréhensible, je le sens ; mais je ne veux pas qu’il soit heureux par d’autres ; je préfère qu’il souffre par moi. Ah ! si on pouvait me le livrer malade, abandonné, sans ressources, je l’adorerais plus que je ne l’ai jamais adoré ; toutes mes minutes seraient à lui. Madame, je ne sais pas comment vous l’aimez, mais je doute que ce soit autant et mieux que moi.

Amélie n’avait jamais entendu rien de pareil. La révélation de cette passion étrange la remplissait de stupeur.

— Tenez, ajouta Marianna qui prenait sa revanche ; il y a une chose qui, de temps en temps, me console ; il y a un souvenir qui est pour moi ce que la goutte d’eau est pour le condamné : pendant trois mois il m’a bien aimée.

— Assez, madame ! dit Amélie.

— Si vous saviez les serments qu’il m’a faits, le soir, quand sa tête s’appuyait sur mon épaule ; qu’il était alors enthousiaste et beau, mon Philippe !

— Oh ! vous allez vous taire ? s’écria Amélie.

— Pourquoi donc ?

— Parce que je vous l’ordonne.

— Vous ! dit Marianna avec un sourire railleur.

— Oh ! misérable et lâche ! murmura Amélie en s’avançant vers elle ; enfant de la boue, qui ne sait que ramasser de la boue pour insulter ! femme qui se salit pour salir !

Marianna eut un moment de réflexion.

— Voyons, dit-elle à Amélie, vous qui êtes de noblesse comme je suis de théâtre, qu’eussiez-vous donc imaginé contre une femme que vous auriez haïe comme je vous hais ?

— Ne le devinez-vous pas ?

— Je ne suis pas assez ingénieuse pour inventer, mais je suis assez courageuse pour ne pas reculer.

— Dites-vous vrai ?

— Essayez.

Amélie alla vers la porte et y mit le verrou.

— Que faites-vous ? dit Marianna étonnée.

— Vous allez voir.

Ensuite, se dirigeant vers la panoplie, Amélie en détacha deux épées contenues dans deux fourreaux de chagrin. L’une était l’épée d’Irénée.

— Devinez-vous, maintenant ? dit Amélie.

— Un duel ? murmura Marianna.

— Un duel.

— Nous ne sommes que des femmes…

— Nous nous haïssons comme des hommes, nous pouvons nous battre comme des hommes.

— Sans témoins ?

— Chacune de nous va écrire quelques mots qui attesteront la loyauté de notre combat. Cela suffira. La survivante anéantira son écrit.

— Mais…

— Vous hésitez ! J’en étais sûre, dit Amélie avec un inexprimable dédain et en jetant les épées sur une table.

— J’accepte ! s’écria Marianna.

— Écrivons donc.

L’instant d’après, on eût pu voir un étrange spectacle dans cette salle, éclairée par les lueurs incertaines d’un jour pluvieux. Deux femmes jeunes et belles toutes deux, se battaient à l’épée. Le regard flamboyant, la joue pâle et le souffle suspendu, elles s’épiaient, cherchant à se frapper au cœur. Jamais on n’eût assisté à un combat plus sobre de mouvements. L’art y était méconnu peut-être, du moins de la part de Marianna, mais l’instinct du danger la protégeait mieux que n’auraient pu le faire les vagues souvenirs de l’escrime. Amélie, justement parce qu’elle avait reçu les leçons des professeurs les plus renommés, s’exposait beaucoup plus que son adversaire. Elle invoquait des ressources de méthode à l’instant où l’autre, portant toute sa force uniquement dans son bras, lança son fer en avant et rencontra le but.

Amélie ne poussa pas un cri ; elle tomba, morte. Marianna avait promis de renvoyer à Philippe Beyle sa femme avant deux heures ; elle tint parole.