Bourdilliat (p. 308-312).

CHAPITRE XIII

Le boulevard des Invalides


La nuit avait la noirceur des tragédies de Crébillon le père. Neuf heures venaient de sonner à toutes les horloges de Paris, lorsqu’un coupé déboucha sur le boulevard des Invalides. Ce coupé était suivi, à une distance calculée, par un cabriolet de régie.

Les passants commençaient à se faire fort rares dans ce quartier où, à moins de circonstances extraordinaires, ils sont fort peu nombreux en plein midi. Périgueux et Lodève sont moins éloignés de Paris que le boulevard des Invalides, magnifique ceinture du faubourg Saint-Germain, large comme une grande route, et qui garde le caractère solennel du temps passé.

Ce boulevard, effroi des cochers de citadine, commence non pas au bord de la Seine, mais un peu plus loin, à l’extrémité des constructions singulières et arbitraires de feu M. Hope, c’est-à-dire à l’angle de la rue de Grenelle. Il se développa sur une double allée d’arbres énormes, bordée de vastes trottoirs, et ne s’arrête qu’à la barrière du Maine, pour prendre le nom de boulevard Montparnasse et monter vers les régions paisibles de l’Observatoire. En son chemin, il longe successivement un assez grand nombre d’établissements religieux, qui contribuent à lui donner cet aspect exceptionnel et grandiose, entretenu par le souvenir de Louis XIV. C’est d’abord, à gauche, l’archevêché, silencieux et confortable palais ; ensuite, le couvent du Sacré-Cœur, qui occupe un emplacement immense, protégé par un mur au-dessus duquel on voit se balancer les branches d’un parc vraiment royal ; la religion, la science et la poésie bercent sous ces charmilles les gracieuses titulaires des plus belles dots de France. Puis, voici l’asile plus modeste des Frères de la Doctrine chrétienne, dont il n’est pas rare de rencontrer les noires phalanges se dirigeant, lentes et recueillies, vers les campagnes d’Issy.

À la hauteur de la rue de Sèvres, on passe devant l’institution des Jeunes-Aveugles, renommée aux alentours par l’effervescence de ses essais musicaux. Plus loin est la maison dit des Oiseaux, qui tient le milieu entre le couvent et le pensionnat, entre la religion et le monde, et qui est à peu près au Sacré-Cœur ce que la finance est à la noblesse.

Si l’on parcourt le boulevard des Invalides le dimanche, à l’heure des offices, on est sûr d’entendre pendant une demi-heure un concert de voix pieuse et argentines. Les sons de l’orgue s’élèvent au-dessus des jardins ; des notes de plain-chant traversent les airs et viennent expirer sur la chaussée. Le côté droit du boulevard est la partie déserte ; les murailles de l’hôtel des Invalides, des nombreux chantiers de bois ; çà et là un pavillon couvert d’ardoises, ou bien une petite maison composée d’un rez-de-chaussée et d’une mansarde, repaire abandonné de quelques fermier général libertin ; nous ne croyons pas qu’on puisse y voir autre chose.

Les mœurs de ce faubourg sont inconnues principalement de ceux qui l’habitent ; ce sont pour la plupart des employés de ministères, des rentiers modestes, gens peu observateurs de leur nature, n’estimant la promenade qu’au point de vue de l’hygiène, et ne craignant rien tant que de se trouver attardés sur la voie publique. Aussi, si la vie de famille ou plutôt l’amour du chez soi, est pratiqué quelque part à Paris, c’est surtout dans ces zones lointaines, où la porte de chaque logis se ferme régulièrement dès le crépuscule pour ne se rouvrir qu’à l’aurore. Là se voit encore, dans toute sa pureté, la race du Parisien économe, qui achète ses denrées hors barrière, et se loge à la hauteur d’un bec de gaz afin d’éclairer gratuitement ses lares.

Les existences mystérieuses, celles que de grandes déceptions ont atteintes ou que de grandes fautes ont flétries, semblent aussi se réfugier de préférence sur ce boulevard austère. On pourrait y découvrir d’anciennes héroïnes de cours d’assises, des naufragés politiques, des ambitieux sans nom, cent misères d’autant plus féroces qu’elles sont fièrement cachées et noblement portées. Là, plus qu’ailleurs, vous rencontrez de ces fronts dépouillés, de ces regards creusés par le regret, de ces démarches insouciantes du but, de ces haillons qui disent la lutte et la défaite.

Mais si cette lisière de la capitale recèle de muets désespoirs et de douloureuses pudeurs, elle offre, en revanche, de riantes, d’originales particularités. Qui croirait qu’à cent pas des Invalides on cultive de vastes champs plantés de salades, qu’on y entretient des simulacres de prairies, et qu’on nourrit des vaches pour en vendre le lait ? Nous avons vu mieux encore nous avons vu une crèche installée au deuxième étage d’une maison de la rue d’Estrées. Les trois vaches qui la composaient y avaient été hissées dès leur plus bas âge et n’en devaient descendre qu’à l’état de catégories. Ces quelques lignes de description mettront nos lecteurs à même de se rendre compte du degré de solitude qui peut régner à neuf heures du soir dans un semblable faubourg. Quelques héros mutilés, attardés par de bachiques camaraderies, regagnaient seuls d’un pas incertain le dôme fameux, destiné à abriter leur gloire et leur innocente intempérance.

Le coupé que nous avons montré débouchant sur le boulevard des Invalides s’arrêta au coin de l’avenue de Tourville. Le cabriolet qui suivait le coupé, et qui, au mépris de tous les règlements de police, avait éteint sa lanterne, s’arrêta également.

Si le boulevard des Invalides est le plus désert des boulevards, l’avenue de Tourville est certainement la moins fréquentée des avenues. Une dame descendit du coupé ; elle était voilée et enveloppée d’une pelisse. Descendu tout aussi lestement du cabriolet, un monsieur u aux pas de cette dame. Mais, avant qu’il eût eu le temps de la rejoindre, elle disparut comme par enchantement dans un mur qui, du côté gauche, bordait le boulevard.

— Je fais un mauvais rêve ! murmura le monsieur, en qui nous prions nos lecteurs de bien vouloir être assez complaisants pour reconnaître Philippe Beyle.

Il examina de près le mur et finit par y trouver une petite porte.

— C’est cela, dit-il entre ses dents : la porte des romans, la vieille porte des mélodrames !

Philippe essaya d’ouvrir, puis de faire céder cette porte, mais le bois et la serrure en étaient solides.

— À quel corps de bâtiment correspond cette entrée ?

Telle fut la question qu’il se posa, dès qu’il fut rendu plus calme par l’impossibilité de sa tentative. Alors Philippe entreprit de longer le boulevard et de se rendre un compte exact des localités. Voici quel fut, après un circuit d’un quart d’heure, le résultat de ses observations :

Il y avait là une agglomération d’hôtels séparés entre eux par des jardins. Ce pâté, d’aristocratique apparence, était borné au nord par l’extrémité de la rue de Babylone, qui ressemble assez à l’extrémité du monde ; à l’est par la rue de Monsieur ; au sud par la rue Plumet, et enfin à l’ouest par le boulevard des Invalides. De tous côtés, comme on le voit, la solitude, l’espace, le silence.

Revenu à son point de départ, Philippe se livrait à ses perplexités, lorsqu’il vit se dessiner dans le lointain une nouvelle silhouette de femme. Il se rejeta sous la double allée d’arbres qui font, jour et nuit, une ombre épaisse au boulevard. Cette silhouette passa devant lui et disparut par la petite porte. Elle n’avait ni frappé ni sonné.

— Diable ! se dit Philippe, il doit y avoir un mot d’ordre ou un secret. Le mot d’ordre, il me paraît difficile de l’entendre ; mais le secret, je puis le découvrir. Approchons…

Un léger bruit le fit se retourner. C’était une troisième ombre qui s’avançait ; mais celle-ci aperçut Philippe, car elle s’arrêta et parut hésiter ; puis faisant brusquement volte-face, elle se dirigea vers la rue de Babylone, où une autre porte de jardin la reçut avec la même discrétion, avec le même mystère.

— Est-ce un couvent ? se demanda Philippe.

L’instant d’après, on eût dit qu’une trentaine de personnes s’étaient concertées pour pénétrer successivement dans les différents hôtels groupés sur ce point. Particularité bizarre ! ce n’étaient que des femmes. À un certain moment, Philippe aperçut une espèce de mendiante brisée par l’âge, tout haillons et toutes rides, qui se traînait.

Un météore d’élégance, de jeunesse et de beauté, une de ces filles d’Ève qui savent rendre leur toilette de ville aussi effrontément attrayante qu’un négligé d’alcôve, rejoignit la pauvresse et échangea avec elle quelques mots à voix basse.

— Vous êtes fatiguée, appuyez-vous sur mon bras, dit-elle en élevant un peu la voix.

Toutes deux s’engouffrèrent à leur tour dans la petite porte du mur.

Philippe avait été sur le point de trahir sa présence.

— Si c’est là un couvent, murmura-t-il, qu’est-ce que peut y venir faire Pandore ?

Son étonnement était au comble. Mais il était écrit que ce soir-là Philippe devait passer par tous les degrés de l’imprévu et du fantastique.