Bourdilliat (p. 300-307).

CHAPITRE XXII

Lettres anonymes.


Les lettres anonymes ne pouvaient manquer à Philippe Beyle. Voici celle qu’il reçut, lettre écrite avec du venin et sablée avec de la calomnie :

« Vous négligez déjà votre femme : vous lui laissez passer de longues soirées auprès de Mme de Pressigny. Ne vous est-il jamais venu à la pensée qu’une confiance excessive déplaisait à l’honnêteté elle-même ? Vous ne savez pas que les femmes se vengent tôt ou tard des libertés qu’on leur permet en prenant les licences qui leur sont interdites ? Mme Beyle a pu s’étonner d’abord de vous voir si peu exigeant ; maintenant elle se plaît à vous voir tel que vous êtes. Si vous désirez connaître combien elle tient aux heures d’indépendance que votre insouciance lui accorde, demandez-lui de vous consacrer une des soirées qu’elle réserve à sa tante, par exemple celle de demain.

« Un ami clairvoyant. »

C’était là le triomphe de la lettre anonyme. Rien n’y manquait : style patelin, heureux choix de mots, manifestation de sympathie, signature affectueuse ; quelque chose comme un reptile qui ondule, se glisse, prend son temps et s’élance. Tout en souriant de mépris, Philippe examina l’écriture de cette dénonciation ; elle était ferme, lourde, prétentieuse. Il en conclut que ce devait être l’œuvre salariée de quelque écrivain public. Néanmoins, et bien qu’il se fût promis de n’accorder à cette injure qu’un légitime oubli, ce ne fut pas sans un mouvement de contrariété qu’il entendit le lendemain Amélie dire au laquais :

— Prévenez le cocher pour huit heures ; j’irai ce soir chez Mme de Pressigny.

La lettre anonyme était donc bien instruite. Résolu à étouffer au fond de son cœur tout germe de honteux soupçon, Philippe, le soir venu, annonça qu’il irait à l’Opéra. Ayant dit, il se leva et posa ses lèvres sur le front d’Amélie, ce qui est, pour tout mari bien élevé, la meilleure façon de prendre congé de sa femme. L’empressement qu’elle apporta à recevoir ce baiser causa à Philippe un trouble et un malaise qu’il ne put cacher.

— Qu’avez-vous, mon ami ? lui demanda-t-elle.

— Une oppression subite… oh ! rien qui doive vous inquiéter.

— De quel air vous me dites cela, Philippe ?

Il s’était assis. Elle s’assit auprès de lui.

— Vous voulez que je sonne ? reprit-elle.

— Non.

— Vous avez pâli, cependant ; il faut envoyer chercher le docteur.

— Ce n’est pas la peine, Amélie.

— Voyons, qu’éprouvez-vous ?

— Plus rien.

— Plus rien ? répéta-t-elle d’un ton incrédule.

— Je vous l’assure, dit-il en la regardant avec un sourire où la méfiance s’effaçait peu à peu.

— En effet, vous êtes moins pâle.

Elle se remit à se ganter. Une préoccupation visible remplaça ses affectueuses démonstrations. On eût dit qu’elle s’impatientait contre la pendule, trop lente à son gré. Du bout de son brodequin, elle agaçait les gros chenets reluisants de la cheminée, ou bien elle revenait se poser devant les glaces de l’appartement pour retoucher quelque détail de sa toilette, semblable à un peintre que ne satisfait jamais absolument son ouvrage. Enfin, le valet de pied entra en disant :

— La voiture de madame.

Un geste de satisfaction échappa à Amélie.

— Vous ne souffrez plus, Philippe ? dit-elle en se retournant vers son mari.

— C’est passé.

— Vous m’avez alarmée un instant.

— Rassurez-vous, je vais mieux.

— Mieux seulement ?

— Bien.

— C’est que si vous étiez sérieusement indisposé, je ne voudrais pas vous laisser seul, ajouta-t-elle en donnant de l’espace à sa robe.

— Ne craignez rien.

— Alors, je puis aller chez notre tante ?

— Avez-vous besoin de ma permission ?

Sur le seuil de l’appartement, Amélie se retourna encore une fois et lui envoya un adieu.

— Je suis un fou, et ma femme est un ange ! dit Philippe lorsqu’il se vit seul. Jaloux, moi, après quelques jours de mariage ! je ne mérite pas mon bonheur.

Il courut à l’Opéra, riant sincèrement de ses premières inquiétudes conjugales. Le lendemain, un second billet anonyme saluait son réveil.

— Un sage le déchirerait sans le lire, pensa-t-il.

Et il demeura quelque temps indécis, le pouce sur le cachet. Les réflexions se succédèrent.

— Pourquoi un sage le déchirerait-il ? Afin de ne pas voir sa confiance ébranlée. Ce sage ne serait guère courageux, en tous cas. Ne pas lire ce billet, c’est supposer que quelque chose peut ébranler ma confiance. Lisons.

Voici ce qu’il y avait dans cette lettre :

« Mon zèle aura raison de votre indifférence. Puisqu’il vous a paru inutile ou impossible de retenir Mme Beyle hier soir, demandez-lui au moins où elle est allée.

« Un ami acharné. »

— Passe pour cela, se dit Philippe ; je puis faire cette concession à mon ami.

Il réserva cet entretien pour le déjeuner. Au déjeuner, paraissant s’aviser d’un oubli de politesse, il posa la question en ces termes :

— Donnez-moi donc des nouvelles de votre tante, Amélie.

— Un reste de névralgie, mais peu de chose.

— Vous l’avez vue hier ?

Amélie leva les yeux sur Philippe avec étonnement. Il reprit :

— Je veux dire : Vous êtes allée chez elle ?

— Vous le savez bien.

— C’est vrai.

Il se tut ; mais le souvenir de la lettre anonyme le poursuivait encore.

Mon ami se moque de moi, pensa-t-il ; j’ai fait la demande qu’il m’indique ; la réponse est très rassurante. Il me rend ridicule.

Néanmoins, après un silence de quelques minutes, Philippe ajouta :

— Recevait-elle hier ?

— Qui ?

— Mme de Pressigny.

— Mais non, puisqu’hier c’était mercredi. Elle ne reçoit que les vendredis ; il est impossible que vous l’ayez oublié.

— Ah ! c’est juste.

— Quelle singulière conversation vous avez ce matin, Philippe !

— Excusez-moi : je suis un peu distrait.

— Je m’en aperçois.

— Croiriez-vous qu’hier soir, à l’Opéra, j’ai eu jusqu’au dernier moment une vague espérance.

— C’était ?…

— C’était que vous viendriez avec la marquise.

— Oh ! nous étions trop occupées, s’écria étourdiment Amélie.

Philippe l’observait. Elle rougit et perdit contenance

— Il est peut-être indiscret à moi de m’enquérir de ces occupations ? dit-il.

— Pourquoi donc ? balbutia Amélie.

— Mais… je ne sais.

— Ma tante n’a pas de secrets.

— Et vous ? dit Philippe.

— Moi non plus, répondit-elle en cherchant à sourire ; quels secrets voulez-vous que j’aie ? Est-ce que vous allez recommencer votre conversation à bâtons rompus, comme tout à l’heure ?

— Ainsi, vous et votre tante, vous avez été fort occupées hier soir ?

— À des œuvres de bienfaisance, oui.

— C’est pour le mieux.

— Vous paraissez ignorer, dit Amélie, que nous appartenons toutes les deux à plusieurs sociétés de charité, à l’œuvre de Saint-François de Paule, aux Jeunes-Orphelines, aux Jeunes-Aveugles…

— Je sais cela.

—Vous même, Philippe, vous êtes inscrit parmi les fondateurs des Crèches.

— Bah !

— Oui, mon ami.

— Vous avez bien fait, je vous en remercie, dit-il en prenant la main de sa femme ; mais… revenons un peu, si du moins vous le voulez bien, à vos occupations d’hier.

— Volontiers.

— Comment s’est exercée votre bienfaisance ?

— Mais comme elle s’exerce d’habitude.

— Au dehors, n’est-ce pas ?

— Oui, au dehors.

— Oh ! la lettre ! la lettre ! pensa Philippe. Et il continua de l’accent le plus ordinaire :

— Alors, vous êtes sorties ?

— Sans doute.

— Ensemble ?

— Ensemble.

— Je le savais, dit Philippe avec un sourire politique.

— Par qui ? demanda Amélie plus étonnée qu’inquiète.

— On vous a vue.

Amélie avait eu le temps de se remettre. Elle arrêta à son tour ses yeux sur Philippe et leur donna une expression narquoise.

— Savez-vous, lui dit-elle, comment se nomme, de son vrai nom, ce que vous venez de me faire subir ?

— Eh bien ?

— Un interrogatoire.

— Amélie ! protesta Philippe.

— Un véritable interrogatoire.

— Vous donnez à de simples questions un sens trop déterminé.

— Philippe, parlons franchement.

— Je ne demande pas mieux ; commencez, dit-il.

— Avouez que vous êtes devenu curieux.

— Non, mais je peux le devenir.

— Comment cela ?

— Cela dépend de vous, Amélie.

— De moi ?

— Vous n’avez qu’à me cacher une seule de vos démarches.

— Ah ! dit la jeune femme, qui devint pensive.

— Est-ce que cela vous fait réfléchir ?

— Oui.

— Si j’en juge par votre physionomie, vos réflexions sont d’un ordre bien mélancolique.

— En effet ; je pensais, pour la première fois, à votre autorité, aux droits que vous donne sur moi le mariage.

— Amélie, vous raillez, j’imagine.

— Un prévenu raille-t-il devant le juge d’instruction ?

— Ah ! voilà une méchante parole. Quoi ! ma sollicitude deviendrait à vos yeux de la défiance, ma tendresse une inquisition ! Vous n’y songez pas, Amélie. Depuis quand deux époux se sont-ils interdit les confidences ?

— Depuis que ces confidences ne pouvaient servir à l’un d’eux que pour contrôler d’absurdes renseignements.

— Que voulez-vous dire ?

— Qu’il est étrange à vous, Philippe, de m’interroger sur des choses que vous savez déjà. Quant à celles que vous ignorez, les personnes qui m’ont rencontrée vous les apprendront peut-être. Mais ne comptez pas sur moi pour cela.

Quelque chose de l’air et de l’autorité de Mme d’Ingrande avait passé dans ces paroles. Philippe le remarqua et il devint sombre.

— Ainsi, dit-il, dès aujourd’hui vous établissez la possibilité d’un mystère entre nous deux ?

— Jamais je ne vous ferai un mystère de ce qui ne concernera que moi.

— Vous avez des formules qui sentent tout à fait la diplomatie, chère amie. Rédigeons notre traité en termes meilleurs. Que me direz-vous et que ne me direz-vous pas ?

— Mon devoir est de tout vous dire, Philippe ; mais est-il de votre dignité de tout demander ?

Cette dernière réponse appartenait à un genre de phrases dont il avait appris à se méfier plus que de toutes autres. Il se tut. Il ne voulut pas prolonger plus longtemps une lutte dont l’issue paraissait incertaine. Peut-être même regretta-t-il de l’avoir poussée trop avant. Quelle base avaient ses soupçons, en effet ? De quelles preuves étayer une accusation quelconque ? Néanmoins, la lettre anonyme avait porté coup. L’embarras d’Amélie, sa rougeur soudaine, ses réponses ambiguës, tout cela devait rester dans l’esprit de Philippe Beyle.

Marianna avait réussi à empoisonner son bonheur.