Magasin d’Éducation et de Récréation, Tome XIII, 1901
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CHAPITRE XV


« Te voilà rouge comme au jour des vendanges, tante Dor ; qu’as-tu donc fait de ton parasol ?

— Je l’ai oublié hier près de la Foux, mademoiselle, et vous, qu’avez-vous fait de votre bonne humeur ?

— Ma bonne humeur ?… Tu veux dire ce qui me fait rire et chanter souvent ?… car je ne boude pas… »

On était au dimanche ; la tante et la nièce, qui revenaient de l’église, suivaient la route poudreuse, déjà brûlante. En parlant, Irène s’était placée devant sa tante pour l’empêcher d’avancer ; elle répétait, levant son minois doux et espiègle :

« Regarde-moi bien, tu verras que je ne boude pas. »

Puis, encouragée par le demi-sourire de Mlle Dorothée, elle poursuivit en cheminant de nouveau :

« Quant à cette chose que tu nommes « ma bonne humeur », je l’ai aussi laissée près de la Foux… avec ton parasol…

— Quelle sottise me débites-tu là !…

— C’est la vérité, tante ; je crois que je n’aurai plus envie de chanter, ni de rire ou de babiller, tant que Norbert ne pourra pas venir chez nous, tant que tu me défendras d’aller à Beau-Soleil. Malgré moi, je réfléchis ; je me creuse la tête pour chercher où peut être cette vilaine clef qui cause tout le mal… Oh ! tu as beau froncer les sourcils, tante, ce n’est pas nous qui l’avons prise. »

Mlle Dorothée garda le silence. Depuis que son premier mouvement de colère était apaisé, elle se disait qu’Irène ne mentait jamais et que Norbert lui avait donné plus d’une preuve de sa franchise.

« Tu es encore plus rouge que tout à l’heure, reprit Irène qui la regardait de coin.

— Je le sais bien, ma fille ; sans capeline ni ombrelle, par ce soleil, on n’est guère à son aise.

— Allons reprendre ton parasol ; nous aurons de l’ombre dans le bois d’orangers… et, qui sait, en cherchant mieux qu’hier, je vais peut-être retrouver la clef.

— Allons ! » approuva d’assez bonne grâce Mlle Lissac.

Sous l’ombrage embaumé, la tante et la nièce avançaient plus rapidement. Lorsqu’elles ne furent qu’à une petite distance du pont, Irène courut en avant. Soudain elle leva les bras, et, dans une pantomime animée, fit signe à sa tante d’approcher sans bruit.

« Qu’y a-t-il ? gronda tout bas Mlle Lissac en hâtant le pas ; encore une idée de travers !… Ah !… »

À son tour, elle venait de s’arrêter, pétrifiée par le spectacle invraisemblable qui s’offrait à elle : le gros Jacques, ses pantalons retroussés, les manches de sa chemise laissant voir ses bras nus, était entré jusqu’aux genoux dans les eaux de la source, peu profonde à cette époque, et paraissait occupé à une besogne dont l’importance l’absorbait ; il n’entendit pas le rire étouffé d’Irène. Presque courbé en deux au-dessus du courant limpide, on eût dit qu’il comptait les cailloux du fond ; puis, maniant à deux mains un long objet, il fouillait avec précaution entre chaque pierre. D’un seul coup d’œil, la tante Dor comprit le désastre. Cette chose jaunâtre, trempée, lamentable, que l’enfant sans pitié plongeait et replongeait, c’était le parasol café au lait !

Au cri d’horreur qu’elle poussa, Jacques, qui tournait le dos, fit volte-face et présenta son visage consterné tout juste pour recevoir les apostrophes furibondes que méritait son audace.

« Ceci passe les bornes ! grondait Mlle Dorothée de sa plus grosse voix ; on ne se contente plus de me voler le bord de ma rivière, de s’y pavaner malgré ma défense ; on prend possession de l’eau elle-même !… Et pour quoi faire, bon Diou ?… pour se donner le malin plaisir de détruire mon pauvre parasol fraîchement réparé !… Enfant sans cœur, qu’est-ce que cela signifie ?… Parleras-tu ?… »

Jacques, nous le savons, ne possédait pas la hardiesse de son frère. Il taquinait Irène parce que celle-ci répondait gentiment sans le faire punir ; il déclamait bien aussi contre sa terrible cousine… quand elle n’était pas là. À présent, pour lui répondre en face, il prit un air penaud et murmura humblement :

« Ne vous fâchez pas, cousine ; je vais sortir de la Foux aussitôt que j’aurai trouvé… ce que je cherche… Quant à l’ombrelle, je ne l’ai qu’un peu mouillée ; voyez vous-même, elle n’a rien de cassé ! »

Joignant l’action à la parole, il ouvrit au-dessus de sa tête le triste parasol, qui avait en cet instant toutes les qualités d’un bon arrosoir.

Malgré son mécontentement, le spectacle du petit bonhomme, dans ce ridicule appareil, eut raison de la gravité de la tante Dor. Quant à Irène, elle avait positivement recouvré sa belle humeur près de la Foux. Oubliant sa résolution de ne plus rire avant que Norbert fut revenu à la bastide, des éclats encore plus frais que ceux de la veille partaient de ses lèvres et remplissaient le bosquet. Jacques, très embarrassé de sa personne, referma l’ombrelle, prêt à la replonger dans la Foux, lorsqu’un rayon de soleil, filtrant à travers les arbres, tomba d’aplomb sur une chose brillante, qui reposait au fond de l’eau dans un recoin moussu. Avec un cri de joie, il enfonça résolument le bout crochu du manche vers l’objet qui continuait à reluire :

« La voilà ! la voilà ! cria-t-il d’un air triomphant, j’étais sûr qu’elle était tombée là ! »

Mlle Dorothée cessa de rire car elle reconnut, passée au manche du parasol, la grande clef du père Lissac.

« La clef, la clef ! fit Irène en battant des mains, oh ! Jacques, que c’est gentil à vous de l’avoir repêchée. Tante, dis-lui que tu es contente, il le mérite bien ! »

Tout fier de son exploit, le garçonnet, avant la fin de ce compliment, se hissa sur la rive, remit prestement ses chaussures et sa veste et courut vers le pont.

« Voilà, dit-il en présentant sa trouvaille, ce n’est pas Norbert qui l’avait jetée, je vous assure,… et si j’avais pu deviner que vous seriez si bonne pour papa… »

Il s’interrompit et ses dents se mirent à claquer. La tante Dor ne pensait plus à la clef, ni au parasol ou à ses griefs de tout à l’heure ; son œil allait des joues pourpres du petit homme aux lèvres qui pâlissaient.

« Tu grelottes, petit malheureux ! je parie que tu as couru au soleil avant de te mettre à l’eau ? dit-elle d’un ton inquiet.

— C’est vrai, j’avais bien chaud, balbutia Jacques en s’appuyant à la porte.

— Vite, pas une minute à perdre, ton imprudence pourrait te conter cher… Beau-Soleil est trop loin… à la bastide. Irène, cours en avant, fais allumer des javelles… prépare du thé d’oranger ! »

Couvert du vêtement de la tante Dor, moitié traîné, moitié porté par elle, Jacques fit son entrée à la bastide où, après avoir été frictionné, il fut roulé dans une couverture devant la grande flambée de sarments qu’Irène et Marie-Louise attisaient avec ardeur.

« Bois maintenant, dit Mlle Lissac en lui présentant le breuvage brûlant, et reste là bien tranquille ; avant une heure, il n’y paraîtra plus.

— Merci, cousine Dor, je me sens déjà mieux, ma tête ne me fait plus mal… je ne tremble plus… et je suis bien content d’avoir repêché la clef… Oh ! je ne savais pas que vous étiez partie à Vintimille quand… »

Les paupières de Jacques battirent, ses yeux se fermèrent et sa respiration régulière annonça qu’il s’était profondément endormi au milieu de sa phrase.

« Nous en sommes quittes pour la peur, dit Mlle Dorothée après l’avoir considéré un instant, mais à Beau-Soleil on doit le chercher, s’inquiéter de sa longue absence s’il n’a pas dit où il allait… »

Après avoir refermé la porte de la chambre où le petit dormeur reposait, elle continua à parler et à s’agiter :

« Je pourrais envoyer prévenir ses parents par toi, Irène, ou même te charger de la commission, Marie-Louise, ce serait convenable et suffisant… si sa mère était en bonne santé… mais, avec une convalescente, on ne prend jamais trop de précautions… il faut une personne prudente… comme moi… allons, je le vois bien, je vais être forcée d’y aller moi-même. »

Pendant qu’elle parlait, la tante Dor avait remis son vêtement, son chapeau et quitté la bastide à pas pressés. Irène, juchée sur le petit mur, la suivit des yeux jusqu’à perte de vue, puis, frappant ses mains l’une contre l’autre :

« Voilà qui est plus fort que tout ! Tante Dor s’en va à Beau-Soleil ! aurais-tu cru cela, Marie-Louise ?

— Nenni, mademoiselle, c’est une drôle de chose qui s’arrive !

— Tu veux dire une chose très belle… très agréable… Ah ! si grand-père Lissac avait recommandé à ma tante de faire la paix !… comme elle serait bien plus heureuse… et moi aussi ! »

À Beau-Soleil, tout était en l’air ; les enfants, au retour de la messe, avaient appris que le Dr Ortiz autorisait Mme Brial à descendre respirer le bon air tiède dans la salle de verdure. Aussitôt Marthe et Norbert s’étaient attelés à la besogne, déclarant que personne ne saurait aussi bien qu’eux ce qu’il fallait à leur mère. Au beau milieu du tapis que la petite fille était allée chercher dans sa propre chambre, son frère installa une bergère douillette et commode, choisie par eux après longue délibération ; le coussin à mettre sous les pieds de la convalescente, les châles pour le cas où elle aurait froid, l’ombrelle pour l’abriter du soleil furent placés et déplacés vingt fois avant que Mme Brial parût enfin au bras de son mari. Mais la joie fut à son comble lorsque ce dernier proposa de dresser près du fauteuil la table du déjeuner.

« Sois tranquille, Rousseline, nous allons t’éviter de la peine, nous nous chargeons du couvert, dit Marthe ; mais où donc est Jacques ? il ne nous aide pas…

— C’est vrai, où est-il passé ? Il est pourtant rentré avec nous ! »

Une demi-heure s’écoula, le petit homme ne paraissait pas ; Norbert, envoyé à sa recherche, avait exploré tous les coins du jardin, il revenait des Myrtes, où personne n’avait entendu parler de Jacques, lorsque ses parents le virent accourir :

« Père, criait-il, père, viens vite recevoir la cousine Dorothée, elle est à la grille !

— Dorothée ici !… Dorothée à Beau-Soleil ! est-ce possible ! »

M. Brial allait se précipiter, mais déjà la vieille demoiselle entrait dans la salle de verdure.

« Salut, Honoré ! bonjour, ma cousine ! dit-elle après une majestueuse révérence, ce n’est pas une visite que je viens vous faire, je veux tout simplement vous dire que votre Jacques est chez moi. En revenant de l’église, ne l’ai-je pas trouvé qui barbotait dans la Foux pour repêcher la clef du pont qu’il y avait jetée ! J’arrivais à point : par cette grande chaleur le froid commençait à le saisir ; alors, sans hésiter, je l’ai porté à la bastide, frictionné… réchauffé… soyez tranquilles, ce gamin est hors de danger et dort à poings fermés.

— Ma bonne cousine, dit Mme Brial très émue, encore ce service après celui que vous nous avez rendu hier !… comment vous prouver ma reconnaissance ?

— En apprenant à vos enfants que la cousine Lissac n’est pas une girouette qu’ils peuvent faire tourner à leur gré… Ils sont insupportables, tes enfants, Honoré ; on dirait qu’ils se liguent avec ma nièce pour me faire faire ce que je ne veux pas… Sans ma grande fermeté, je crois vraiment que cette troupe de bambins prétendrait que j’oublie mes droits sur « ma Foux » ; mais cela, jamais, jamais !… Norbert, avance ici et donne-moi la main ; je m’étais trompée pour la clef… ton père sait-il cette affaire ?

— Oui, cousine, depuis ce matin, et autre chose encore que vous ignorez ; attendez une minute. »

Le jeune garçon partit en courant et reparut presque aussitôt portant le « chef-d’œuvre » du père Lissac.

« Cousine Dor, vous croyez m’avoir donné une canne, n’est-ce pas ?

— Une canne et aussi une relique de famille que tu dois être fier de posséder, rectifia Mlle Dorothée.

— Je sais ; mais elle est encore autre chose que vous ne soupçonnez pas… une boîte aux lettres, voyez vous-même… »

En parlant, il avait dévissé lentement la petite tête de bois qui semblait rire de plus belle pendant que son cou s’allongeait. Enfin l’étui parut aux yeux stupéfiés de Mlle Lissac.

« Prenez, c’est à vous, ajouta Norbert qui fit glisser le papier dans sa main, M. Ortiz était avec moi quand nous avons découvert cela, mais personne n’y a touché. »

Muette de surprise et d’émotion, Mlle Dorothée reçut le petit rouleau, l’examina curieusement et se décida à rompre le fil de soie qui le fermait, déroulant d’une main tremblante la mince feuille jaunie.

Du premier coup d’œil elle reconnut la signature au-dessous de quelques lignes d’une grosse écriture.

Voici ce qu’elle lut :

« Mon cher Thomas,

« Plus je vieillis et plus notre brouille me rend malheureux ! J’ai eu tort, il y a quinze ans, de refuser qu’on mesurât le terrain. Rends-moi ton amitié, fais venir un arpenteur et engageons-nous à accepter sa décision. On verra enfin à qui appartient la Foux-aux-Roses. J’attends ta réponse.

« Pierre Lissac. »

La vieille demoiselle, dont le visage pâlissait et rougissait tour à tour, se laissa tomber sur une chaise.

« Pauvre Dorothée ! est-ce donc une fâcheuse découverte que tu viens de faire ? demanda M. Brial en désignant la lettre.

— Moi qui prenais ce papier pour quelque chose de bon ! s’écria Norbert désappointé, déchirez-le, cousine, et n’y pensez plus, puisqu’il vous cause du chagrin.

— Tu parles sans savoir, enfant ! répliqua la tante Dor en se redressant, non, ce papier ne m’apprend rien de triste, au contraire… il prouve que mon père avait d’excellentes idées… écoutez tous ! »

Lentement, avec emphase, elle lut à haute voix la lettre du père Lissac et poursuivit :

« Oui, oui, il avait parfaitement raison !… Les Lissac sont fermes, tout le monde sait cela !… Depuis quinze ans, j’ai maintenu mes droits sur la Foux comme une vraie Lissac, mais puisque mon père a parlé de mesurer le terrain, je n’en suis pas fâchée.

— Alors, vous ne regrettez pas que j’aie trouvé la lettre ? interrogea Norbert.

— Pas du tout, mon garçon ; seulement, tu aurais mieux fait de la trouver il y a quinze ans.

— Mais, vous m’avez donné la canne avant-hier…

— Et, il y a quinze ans, Norbert n’était pas né, fit observer en riant Mme Brial.

— C’est encore vrai ; allons, tout est pour le mieux, ou plutôt tout sera pour le mieux si Honoré consent à mesurer…

— Dès demain je m’en occuperai, ma bonne Dorothée, à une condition, c’est que, si la Foux coule sur mon terrain, tu me permettras de te la céder.

— Merci, cousin, merci, tu es trop aimable, mais elle arrose mes terres, j’en suis certaine… c’est moi qui te ferai présent d’un bout du champ aux roses. Au revoir, mes amis, Irène ne sait rien encore… Va-t-elle être contente ! Pauvre petite, à force de l’entendre répéter : « C’est triste d’avoir des ennemis ! » je finissais par penser comme elle. »

Tête haute et le cœur joyeux, la tante Dor suivit un sentier à travers le champ de rosiers dont les fleurs odorantes semblaient la saluer. À dix mètres de la Foux, elle s’arrêta et se frottant les mains :

« Je ne me trompe pas, voilà où finit ma propriété !… Ah ! quel joli cadeau je ferai bientôt aux Brial !… »

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Huit jours après que le chef-d’œuvre du père Lissac eut livré son secret, une surprise non moins grande attendait Mlle Dorothée : dans le salon de Beau-Soleil où toute la famille l’entoure, elle vient de recevoir le plan dressé par le géomètre. Le bois d’orangers et le champ de rosiers figurent côte à côte sur cette grande feuille de papier et… chose incroyable, les deux portions du terrain sont égales… la Foux coule exactement au milieu.

Après des exclamations retentissantes, la tante d’Irène se tourna vers son parent :

« Qu’en dis-tu, Honoré ? De vieux amis comme ton père et le mien ont vécu fâchés pendant des années… et, moi-même, j’ai cru que c’était mon devoir de soutenir cette querelle inutile…

— Si je n’y mettais pas autant d’ardeur que toi, de mon côté, je pensais que les prétentions de mon père étaient justes, répondit M. Brial ; mais tout cela est fini, notre vieille amitié va refleurir, grâce à cette lettre et aussi grâce à la petite fée que voici. »

En parlant, il caressait les cheveux dorés d’Irène ; sa tante eut un sourire satisfait :

« C’est vrai, elle s’était entichée de tes enfants.

— Pas de moi, cousine, dit Jacques étourdiment, c’est impossible… je ne lui jouais que des mauvais tours.

— Et moi, je riais au lieu de la défendre », reprit Norbert un peu confus de son aveu.

Marthe ne souffla mot, mais, au souvenir des regards arrogants avec lesquels tant de fois elle avait accueilli les saluts aimables de sa petite cousine, elle mit doucement un baiser sur sa joue. « Est-ce vrai ce qu’ils disent là ? demanda Mlle Dorothée prête à se fâcher.

— Oh ! tante, il y a si longtemps, si longtemps, je ne m’en souviens presque plus à présent qu’ils sont bons pour moi, répondit Irène en souriant.

— Mais toi, mignonne, au lieu de désirer si vivement notre réconciliation, tu aurais pu rendre la pareille à tes cousins ! »

Les yeux gris de la fillette se posèrent comme une caresse sur Mme Brial qui venait de parler.

« Non, madame, je n’aurais pas pu, c’est bien plus facile d’aimer que de détester… demandez à tante Dor, elle a eu beau faire, elle n’était pas tout à fait l’ennemie de M. Honoré ! »

Une heure plus tard, un repas joyeux réunissait la famille réconciliée et les habitants des Myrtes. Mlle Lissac paraissait transfigurée, ses traits sévères avaient une expression affable dont les enfants, sauf Norbert et Irène, s’étonnaient tout bas. Au milieu de la gaieté générale, elle annonça son intention d’offrir le gros lot à la loterie des petites filles, qu’on devait tirer quelques jours plus tard et proposa une visite à la Foux.

« C’est là que j’ai amené la bicyclette hors de l’eau, dit Irène en désignant la roche aiguë, et, le même jour, Nad est venue me voir pour la première fois.

— C’est ici que j’ai repêché la clef, reprit Jacques à son tour.

— Oh ! oh ! tu parais bien fier de ton exploit, fit observer M. Jouvenet avec malice, montre-nous donc de quel endroit tu avais jeté cette célèbre clef.

— Je l’ai jetée de… de… par-dessous… par-dessus,… » balbutia Jacques en roulant des yeux effarés qui s’arrêtèrent involontairement sur Philippe. Ce dernier devint cramoisi : connaissant la clairvoyance de son père, il se sentit deviné.

« Tu l’as jetée avec la main qui a semé les hameçons dans mon jardin et tu n’oses pas le dire, n’est-ce pas, mon petit Jacques, dit M. Jouvenet ; allons, Philippe, n’est-ce pas toi qui devrais parler à présent ?

— Mais papa… je… oui… j’allais justement expliquer… avant-hier, nous étions sur le pont, Jacques et moi, je tenais la clef qui m’a échappé je ne sais comment et… »

Ici l’explication embrouillée s’arrêta net ; le jeune garçon, pour éviter le regard de son père, promenait les yeux de l’un à l’autre : Mme Jouvenet et la grand’mère semblaient tristes ; M. Brial hocha la tête, les enfants souriaient malicieusement et, pour comble de malheur, Mlle Dorothée donnait les signes d’une gaieté irrésistible :

« Faut-il que je vienne à ton aide ? Tes parents le permettront, j’en suis certaine, dit-elle en se plaçant devant lui.

— Mais, mademoiselle…

— Pas de mais !… Parle franc, tu t’en trouveras mieux. Si, au lieu de me conter sans détours son équipée sur le bateau, Norbert avait cherché de mauvaises excuses, crois-tu qu’il aurait gagné mon cœur !… Toi qui es si habile à chanter tes louanges, tâche, pour une fois, de répondre simplement. Qui, de toi ou de Jacques, a enlevé la clef de la serrure ?

— Moi !

— Et elle t’a glissé des mains comme cela, sans ta permission ?

— Non, je vais tout vous dire. »

Philippe contrit, la mine penaude à faire pitié, cette fois, raconta avec franchise comment les choses s’étaient passées. Aux derniers mots, Mlle Dorothée lui frappa amicalement sur l’épaule :

« Bien, très bien ; il faut de l’énergie pour reconnaître ses torts. Les vaniteux préfèrent les compliments ; mais, crois-moi, mieux vaut gagner l’estime des gens de cœur que de se faire admirer par les sots… Monsieur Jouvenet, pas de punition aujourd’hui, je vous prie ; cela gâterait la belle journée qui finit ! »

Notre histoire aussi touche à sa fin. Nous allons dire adieu à nos amis sur les bords de la jolie Foux, qui, après avoir été si longtemps un sujet de discorde, est devenue un trait d’union entre Beau-Soleil et la bastide Lissac.

Marthe et Irène prennent à présent leurs leçons en commun ; Norbert travaille ferme pour entrer au Borda. Les Jouvenet reviennent tous les ans passer quelques mois aux Myrtes, et, chaque fois, les amis provençaux trouvent Philippe changé à son avantage.

« Ah ! petite Foux ! chère petite Foux ! murmure Irène assise près de la source, au moment où nous la voyons pour la dernière fois, je t’aime toujours, mais j’ai d’autres amis, et tante Dor est si heureuse ! Tout est changé chez nous ! Ne voilà-t-il pas qu’elle parle de me mener à Paris !  !  ! »

A. Mouans.
FIN