Magasin d’Éducation et de Récréation, Tome XIII, 1901



CHAPITRE XI


Le surlendemain, dès le matin, Mlle  Dorothée prépara tout ce qu’il fallait pour panser le poignet de Norbert.

« Petite, ordonna-t-elle quand tout fut prêt, va donc voir si tu aperçois ton cousin sur la route. »

Irène, en haut du petit mur, son observatoire favori, la main au-dessus de ses yeux, se mit à surveiller le chemin.

« Le vois-tu ? interrogeait à chaque instant la tante Dor, qui se promenait dans le jardin avec de grands gestes d’impatience.

— Non, je ne vois personne.

— Tu te trompes, ma fille, il est certainement près d’ici.

— Mais je t’assure qu’il n’y a pas un chat.

— J’entends des pas…

— C’est Misé Serrât qui traverse tout là-bas pour aller à sa vigne.

— Regarde, ma fille, regarde mieux… il est impossible que ce garçon, le fils d’Honoré, charmant comme son père l’était autrefois…

— Oh ! tante, M. Brial est encore aimable à présent ! interrompit Irène.

— Je ne m’en aperçois guère, puisqu’il maintient ses prétentions sur la Foux ! prononça la vieille demoiselle d’un ton rogue ; mais je me souviens que c’était un enfant poli, qui avait des égards pour les personnes sérieuses, et Norbert doit être de même… Tu le vois venir, hein ?…

— Pas encore. »

Vainement Irène continuait à regarder ; aucun des rares passants dont elle signalait l’approche n’avait la tournure du cousin tant désiré.

Au bout d’une demi-heure, l’humeur de Mlle  Dorothée s’aigrit et ses dispositions changèrent :

« Conçoit-on, s’écriait-elle, qu’un gamin de treize ans se permette de faire attendre une femme de mon âge !… On ne leur enseigne donc plus la politesse aujourd’hui… moi qui m’étais laissé prendre à ses gentilles manières… je suis trop bonne de m’occuper d’un jeune sans-cervelle qui a tout l’air de se moquer de moi. »

La fillette quitta aussitôt son perchoir :

« C’est impossible, tante ; Norbert ne voudrait pas te manquer de respect ; je crois plutôt que sa blessure lui fait mal… trop mal pour qu’il vienne jusqu’ici… L’homme l’a frappé rudement… il peut être malade… Hier, Marie-Louise a vu la voiture du docteur Ortiz qui allait du côté de Beau-Soleil ! »

Mlle  Lissac réfléchit un instant ; à mesure que la petite parlait, son front se chargeait d’inquiétude.

« Tu es stupide avec tes idées ! dit-elle enfin, et je le suis davantage de t’écouter !… Se pourrait-il que je n’aie pas reconnu la gravité de cette blessure, moi que le docteur Ortiz nomme « son cher confrère » !… J’ai tâté le poignet, il n’avait rien de cassé, rien, je l’affirme… pourtant, je finis par craindre comme toi !… Ah ! sans la Foux-aux-Roses, je courrais moi-même à Beau-Soleil porter mon baume !… Quand je pense que le fils d’Honoré souffre pour nous avoir défendues ! »

Pauvre Mlle  Dorothée ! Si fière, si raide d’ordinaire, elle s’était assise, le front incliné, dans une attitude de chagrin qui émut sa petite nièce.

« Veux-tu que j’aille demander pourquoi il n’est pas venu ? offrit celle-ci d’une voix caressante. Je dirai que tu l’attendais avec impatience, que…

— Silence ! fillette, tu me ferais perdre ma réputation de fermeté… Une personne respectable qui s’inquiète des faits et gestes d’un moutard a tout l’air d’un esprit faible !…

— Alors, j’expliquerai seulement que tu veux savoir si Norbert est malade !

— Pas davantage !… »

Irène puisa dans son imagination fertile une douzaine de raisons acceptables pour se présenter chez Mme  Brial, raisons auxquelles sa tante, l’air de plus en plus soucieux, répondit par autant de refus.

« Eh bien ! s’écria résolument la fillette, donne-moi une fiole d’onguent, j’irai la porter pour qu’on soigne la main de Norbert. »

Mlle  Lissac eut un soupir de satisfaction :

« Voilà une meilleure idée, ma fille ; tout le monde trouvera naturel que j’envoie mon remède… surtout aie soin de dire que le docteur en approuve l’emploi. »

Déjà le flacon était enveloppé ; Irène, qui avait couru chercher son chapeau, s’empara du précieux paquet, mit deux baisers sur les joues de sa tante et partit aussitôt.

Aller à Beau-Soleil avec l’autorisation de la vieille demoiselle qui, deux mois auparavant, ne lui permettait pas de parler à ses cousins et lui interdisait même de voir Nadine !… quel rêve étonnant et heureux !

Pourtant, devant la grille blanche, elle s’arrêta interdite : à travers les barreaux elle venait d’apercevoir le visage rond et les yeux malveillants de Jacques, qui s’apprêtait à sortir, sa serviette d’écolier sous le bras :

« Que venez-vous faire ici ? lui demanda-t-il sans ôter son chapeau et d’un ton impoli.

— Je voudrais voir le cousin Honoré ou bien votre maman, si cela ne la dérange pas.

— Mère a justement une de ses grandes migraines qui durent au moins deux jours, elle ne reçoit personne ; papa est parti hier pour l’Italie en même temps que M.  et Mme Jouvenet, qui vont à San Remo.

— Alors, voulez-vous me dire comment va Norbert ? »

Jacques, dont l’amour-propre avait été froissé par la vaillante équipée de son frère et les compliments que celui-ci avait reçus, haussa les épaules :

« Ah ! oui, Norbert… parlons-en, il devient joliment intéressant depuis qu’il se bat contre des mendiants ! »

Les joues d’Irène s’empourprèrent

« Votre frère nous a bravement défendues ! dit-elle avec feu, vous devriez être fier !… Mais pourquoi n’est-il pas venu se faire panser par tante Dor ? Sa main lui fait donc bien mal ? »

Au lieu de répondre, le garçonnet, résolu à taquiner, fit entendre un petit sifflement moqueur et ouvrit la grille pour sortir ; Irène voulut entrer, il lui barra le chemin.

« Puisque je vous dis qu’il n’y a personne à la maison.

— Je peux au moins remettre ce flacon à Rousseline… »

La curiosité de Jacques s’éveillait :

« Qu’est-ce qu’il y a là dedans ? demanda-t-il avec un coup d’œil à l’adresse de la fiole enveloppée.

— C’est tante Dor qui l’envoie, ça ne vous regarde pas.

— Tiens, tiens, la cousine Dorothée a peut-être mis la Foux en bouteille, elle est très aimable de nous en faire cadeau ! »

À ces mots, Irène se redressa fièrement :

« Vous savez bien qu’on ne met pas une rivière en bouteille ; mais, si cela se pouvait, ma tante aurait parfaitement le droit d’y mettre notre Foux-aux-Roses, et elle ne vous en ferait jamais cadeau !

— Ta, ta, ta, papa est trop bon. Mais, quand je serai grand, vous verrez si je me gêne pour semer des écrevisses dans cette eau-là et venir les pêcher… En attendant, montrez votre bouteille… »

Lorsque Jacques taquinait, il ne savait pas s’arrêter à temps. Il voulut prendre le flacon ; sa cousine résista, et, après une courte lutte, la fiole, glissant de leurs mains, fit une pirouette et vint retomber sur le sol où elle se brisa en mille morceaux.

Au même instant, Nadine et Marthe, qui les avaient aperçus d’une fenêtre, s’élancèrent entre les combattants.

« Oh ! Jacques, que tu es méchant ! s’écria cette dernière. Si mère n’était pas si souffrante, j’irais la prévenir tout de suite ; oui, tout de suite !…

— Ce n’était pas pour la casser, murmura le garçonnet un peu mortifié ; je voulais seulement savoir…

— Tu bousculais Irène ; je t’ai vu.

— Ah ! tu m’ennuies à la fin. Va rapporter si cela te fait plaisir ! »

Et, selon sa coutume, lorsqu’il avait commis quelque sottise, le petit bonhomme s’esquiva.

« Qu’y avait-il là dedans ? demanda Nadine en regardant les débris de la fiole.

— De l’onguent pour la main de Norbert ; ma tante craignait qu’il ne fût trop souffrant pour venir se faire panser chez nous.

— Mais il est parti bien avant l’heure du collège pour s’arrêter à la bastide, répondit Marthe. Papa le lui a recommandé ; il a pris le chemin d’en haut.

— Et moi celui d’en bas. Je comprends, nous nous sommes croisés sans nous rencontrer ; tante Dor doit être satisfaite.

— Et moi aussi, petite cousine, puisqu’elle t’a envoyée chez nous. Entre vite, Nadine et moi nous avons justement un grand projet à te confier. »

Marthe entraîna sa cousine. Les trois amies s’installèrent dans sa chambre, dont l’ameublement coquet et les tentures à fleurs roses émerveillèrent la simple Irène.

« En voudrais-tu de semblables ? demanda Marthe, flattée de son admiration.

— Non, cela n’irait guère avec les chers vieux meubles de notre bastide, et puis, je ne désire jamais les choses que je ne peux pas avoir… excepté…

— Excepté quoi ?

— Que la grande querelle soit terminée !

— Ah ! moi aussi, par exemple ! approuva Marthe en embrassant sa cousine. À présent, parlons de notre affaire. Voyons, Nad, tu racontes mieux que moi. »

Quoique le récit de Nadine ne fût pas long, il fit ouvrir de grands yeux à Irène.

L’avant-veille, Thérésine Riouffe était venue aux Myrtes chercher quelques effets que Mme Jouvenet avait promis de lui donner ; mais, en traversant le jardin, la pauvre fille, qui ne portait pas de chaussures, s’était mise à pousser des cris de douleur. On était accouru, et Généreuse, après l’avoir portée sur un banc, avait, à la surprise générale, retiré de son pied ensanglanté un hameçon, dont la pointe barbelée lui déchirait les chairs.

« Cet hameçon n’a pas une tache de rouille et doit être ici depuis peu de jours, avait dit M. Jouvenet en l’examinant. Eh ! mais en voilà un second, puis un autre, puis un quatrième ; tous aussi brillants. Qui donc les a semés là ? »

Chacun s’étonnait ; Philippe plus que tout le monde.

« Ce sont probablement des passants qui ont jeté cela par-dessus le mur, disait-il, ou bien M. Pomard les a perdus avant-hier en venant faire une visite. Vous savez, il a un yacht et pêche à Jouan-les-Pins. »

Malheureusement, au milieu de ses ingénieuses suppositions, Jacques, survenant, s’était écrié :

« Comment ! tu ne te souviens plus ?… Mais ce sont les hameçons de Norbert ; tu les as lancés de tous côtés pour te venger, l’autre jour qu’il te taquinait. »

« Est-il assez maladroit, ce Jacques ! dit Marthe étourdiment ; Philippe a raison de lui en vouloir.

— Philippe a tort, prononça Irène d’un petit ton net et bref, qui lui donnait une certaine ressemblance avec sa tante. Comment Jacques aurait-il deviné ce que l’on avait dit avant son arrivée ?… Et puis, on ne ment pas pour faire plaisir aux autres ! Si je m’avisais de mentir comme Philippe, tante Dor ne me le pardonnerait pas de sitôt.

— C’est bien cela aussi qui a fâché papa, reprit Nad. Pour l’affaire des hameçons, mon frère aurait reçu une simple observation, tandis que père l’a privé du voyage à San Remo…

— Figure-toi, interrompit Marthe, que Nadine a voulu rester, afin que la punition fût moins dure à son frère… C’est héroïque. Eh bien ! pour la récompenser, monsieur boude et déclare qu’il ne donnera pas un sou à notre loterie.

— Une loterie ?…

— Certainement ; c’est le projet dont je t’ai parlé. M. Ortiz a dit que Thérésine ne doit pas marcher avant que son pied ne soit guéri ; elle ne pourra recommencer que dans trois semaines. Mme Jouvenct lui a remis de l’argent ; elle et sa mère ne manqueront de rien, et Nad a obtenu la permission de faire une loterie, dont nous offrirons le produit à la mère Riouffe. Veux-tu être des nôtres ?

— Je crois bien !… Je placerai des billets à tante Dor, à Misé Sérat, à Mme , à mon professeur… à une foule d’autres personnes, et nous récolterons un argent fou. — Avant tout, ce sont des lots qu’il nous faut, fit observer Nadine. Moi, je peux dépenser dix francs de ma bourse pour en acheter, et Norbert, qui sculpte de si jolis bonshommes en bois, m’a promis deux marins tout à fait soignés.

— J’ai acheté tant de choses ce mois-ci qu’il ne me reste que trois francs, soupira Marthe, dont la figure s’allongeait.

— Et moi, je n’ai pas un sou ! déclara bravement Irène ; mais tante Dor me fournira du coton, de la laine, et, avec une bonne aiguille, je trouverai moyen de faire quelque chose de gentil.

— Des ouvrages ! tu crois qu’on en peut donner comme lots ?

— Mais certainement.

— Alors, je suis sauvée ! »

Marthe bondit vers les tiroirs de son chiffonnier et revint poser sur la table une quantité d’objets dont les couleurs variées faisaient penser à l’habit d’Arlequin.

« Qu’est-ce que cela ? demanda Irène, pendant que Nad, plus au courant des travers de Marthe, pinçait les lèvres pour ne pas rire.

— Tu le vois, répondit la brunette avec aplomb, ce sont mes petits ouvrages commencés !… Maman me gronde sans cesse parce que je ne termine rien ; elle va être joliment contente !… Regarde, voilà d’abord une paire de petits chaussons…

— Mais le premier est à peine à moitié !

— Et puis une dentelle au crochet…

— Il n’y en a que dix centimètres…

— Un porte-aiguilles, un dessous de lampe, une bourse perlée, et ce vide-poche », poursuivit l’imperturbable Marthe, dont les mains brouillonnes prenaient et quittaient chaque objet.

Irène, qui les passait à l’examen, éclata de rire.

« Qu’est-ce qui te prend ? Trouves-tu mes ouvrages mal faits ? s’écria Marthe.

— Au contraire ; seulement, combien te faudra-t-il de jours pour tout achever ? »

La fillette leva les bras au ciel : « Des jours ! comme tu y vas ! Je ne suis pas une machine !

— C’est que notre loterie ne peut pas attendre, observa Nadine.

— Alors, nous pourrions faire comme les marchandes d’ouvrages ; elles les vendent commencés ! On les mettrait en loterie comme cela ; les personnes qui les gagneraient auraient le plaisir de les terminer. »

L’idée était si ridicule que le rire de Nad se mêla à celui d’Irène :

« Ah ! ma pauvre Marthe ! quelle invention ! Je te demande un peu ce que ton père ou le mien, ou un autre monsieur, feraient d’un ouvrage commencé ?… C’est trop drôle ! »

Ce fut l’air piteux de la pauvre Marthe qui calma leur gaieté :

« Alors, dit-elle les larmes aux yeux, je n’aurai pas grand’chose à offrir, car, pour terminer tant de choses, il me faudrait travailler jusqu’à la cueillette des olives.

— Oui, si tu travaillais toute seule, dit Irène ; mais à nous trois nous irons plus vite. Veux-tu finir la bourse perlée, Nad ?

— Oui, oui, et le vide-poche aussi.

— Eh bien, moi qui travaille tous les jours pendant une heure et demie, j’achèverai le reste, excepté les chaussons que je laisse à Marthe. »

La brunette ne se possédait pas de joie :

« Comment ! tu feras tout cela pour moi ! Quelle gentille cousinette ! Comme c’est heureux que tu viennes enfin chez nous !… Nad, aide-moi à lui mettre les ouvrages dans un carton ! »

Marthe prit et rejeta successivement plusieurs cartons avant de trouver celui où elle empila ses futurs lots ; puis Irène embrassa ses deux amies et partit à la hâte, tout en priant de ne pas parler à Mme Brial de la bouteille brisée par la faute de Jacques.

« Comme elle a peur de faire punir les autres !… Décidément elle est meilleure que moi ! » murmura Marthe en la regardant s’éloigner.