Magasin d’Éducation et de Récréation, Tome XIII, 1901



CHAPITRE VIII


Sur le quai de la gare, Mlle Dorothée se promenait en agitant son parasol café au lait…

« Salut, mademoiselle Lissac ! lui dit un gros homme à mine réjouie, vous prenez peut-être comme moi le train de neuf heures et demie ?

— Moi, monter en wagon ! répliqua fièrement la tante d’Irène. Fouque, mon bon, vous perdez l’esprit !

— Pourquoi donc, mademoiselle ? les chemins de fer sont faits pour tout le monde…

— Dites plutôt qu’on a inventé cette infernale machine pour les fous et les imprudents !… Et comme, Dieu merci, je suis une femme raisonnable, elle m’inspire une horreur !… vous le savez bien, je vous l’ai dit plus de vingt fois.

— Pardon, j’avais oublié, répondit poliment Fouque ; c’est pourtant agréable de faire des lieues vite et sans fatigue…

— Assez là-dessus !… j’ai trop de fermeté pour changer d’avis, prononça la vieille demoiselle, très solennelle ; je viens au-devant de ma petite nièce, qui a passé quelques jours à Antibes. »

« Oser dire que les chemins de fer vont vite ! grommela-t-elle encore quand Fouque l’eut quittée pour aller prendre son billet. Je ne m’en aperçois guère, moi qui attends là depuis trois quarts d’heure… Enfin ! voici la fumée de la locomotive… oh ! quel sifflet perçant !… oh ! que cette fumée est âcre et noire !… faut-il que j’aie hâte de voir cette petite sotte pour supporter des choses pareilles ! »

Elle avançait à grandes enjambées le long du train à peine arrêté, lorsque sa nièce, qui avait reconnu l’ombrelle café au lait, lui sauta au cou en s’écriant :

« Bonjour, tante Dor ! embrasse-moi vite ! t’es-tu beaucoup ennuyée ?

— Bonjour, enfant, ne me serre pas si fort, tu chiffonnes ma collerette… Quelle idée te fais-tu donc qu’une personne sensée puisse s’ennuyer comme les petites filles capricieuses ! riposta Mlle Lissac d’un air digne tout en lui rendant ses caresses ; si je n’avais écouté que ma fermeté, tu aurais pu rester là-bas jusqu’à Pâques ; mais Mme Jouvenet, Nadine, Marie-Louise, Caprice, les oiseaux… tout le monde… étaient contre moi ; alors, pour avoir la paix, j’ai consenti à te faire revenir. »

Afin de mieux cacher la joie qu’elle éprouvait, la tante Dor s’empressa de remercier les Raybaud des soins qu’ils avaient donnés à sa nièce, choisit un commissionnaire pour porter la malle de la voyageuse, et, tenant Irène par la main, reprit la route de sa bastide. Quel ne fut pas l’étonnement de la fillette quand, au lieu de monter tout droit à sa chambre déposer ses vêtements de sortie, sa tante s’arrêta devant la barrière et dit à Marie-Louise, qui accourait avec des exclamations joyeuses :

« Assez de train comme cela, ma fille ; ne dirait-on pas que le retour de cette gamine est une fête pour nous ? Va vite nous ouvrir l’écurie… et toi, Irène, suis-nous.

— À l’écurie, tante, sans ôter nos chapeaux ?… pour quoi donc faire ?

— Te tairas-tu, raisonneuse ? si je te dis de venir, c’est qu’il y a quelque chose à voir par ici. »

Ce « quelque chose », Irène ne l’eût pas deviné seule, jusqu’alors sa tante ne lui avait jamais fait d’autre cadeau qu’une petite montre d’argent. Les mains jointes, le visage exprimant à la fois la surprise et la joie, elle contemplait un âne de très petite espèce, frisé, coquettement harnaché et attelé à un bijou de charrette anglaise.

« Voilà de quoi promener Nadine Jouvenet, dit Mlle Dorothée en levant le doigt d’un air sévère ; j’ai décidé, avec la mère de cette enfant, que vous vous verriez chaque semaine ; mais ne t’avise jamais d’aller à Beau-Soleil avec elle, je suis trop ferme pour plaisanter quand on me désobéit !

— Oh ! tante, bonne tante Dor ! je ne sais comment te remercier ! s’écria Irène dans un transport de joie. Laisse-moi t’embrasser encore !

— C’est bon, c’est bon, nous avons le temps ! Monte plutôt dans ta charrette, que je voie si tu sauras t’y prendre. »

L’expérience fut satisfaisante : Mlle Lissac, qui avait suivi des yeux l’équipage et la conductrice, se frotta les mains avec satisfaction.

Pendant que Marie-Louise dételait, l’âne, caressé et complimenté par sa nouvelle maîtresse, fit mille gentillesses.

« À présent, ordonna la tante Dor, rentre défaire ta malle et ranger tout en ordre ; puis, après déjeuner, tu auras ta tâche de couture et tes leçons à apprendre comme d’ordinaire.

— Et Caprice, que je n’ai pas encore vue… et mes oiseaux, auxquels je veux préparer un régal ; viendras-tu avec moi jusqu’au chêne vert, tante ?

— Nous verrons !… faut-il donc s’occuper de toi toute la journée à présent ?… vas-tu déjà mettre la maison à l’envers ? » gronda Mlle Lissac en s’éloignant…

« C’est égal, continua-t-elle plus bas, Raybaud avait raison et je commence à croire que la petite est heureuse de revenir près de sa vieille tante. »

Tant que dura le déjeuner, Irène babilla et Mlle Dorothée l’écouta complaisamment sans songer une seule fois à l’interrompre. Les oiseaux, qui avaient reconnu leur jeune amie, le nom de Vol-au-Vent qu’on choisit pour l’âne après force réflexions, puis les impressions de voyage d’Irène, étaient des sujets aussi intéressants pour l’une que pour l’autre.

« Non, disait la fillette, avant d’avoir voyagé, je ne me figurais pas, quand je voyais filer le chemin de fer, qu’il vous emporte si vite et vous berce si doucement. À peine a-t-on le temps de regarder les maisons, les vignes, les champs, qu’ils disparaissent… Es-tu bien sûre, tante Dor, que cela te secoue horriblement ?

— Très sûre, mademoiselle.

— C’est étonnant, moi je ne sens qu’un léger balancement… peut-être le train que tu avais pris était-il composé de mauvais wagons ? »

Mlle Dorothée toussa : jamais elle n’avait consenti à prendre le train ; Irène, qui le savait fort bien, pinça les lèvres pour ne pas rire, mais pensa qu’il était prudent de changer de sujet.

« Le bateau de Louis, c’est tout autre chose que le chemin de fer, continua-t-elle, ça glisse sans bruit ni secousse… à moins de regarder au loin, on ne s’aperçoit pas qu’il avance ; pourtant, c’est un excellent marcheur ; j’ai vu une foule de jolies barques qui venaient de Cannes, peintes en bleu, en vert, en rose, avec des voiles de couleur ; eh bien, nous serions arrivés avant elles. Seulement Raybaud a voulu pêcher les poissons de notre bouillabaisse. Oh ! c’est cela qui a été le plus amusant. Nous… »

Ici la fillette s’arrêta, baissa le nez sur son assiette et ajouta d’un ton moins assuré :

« Tu dois être fatiguée ; une autre fois je te raconterai notre pêche. »

Comme le repas était terminé, elle courut se mettre à sa tâche de couture. Mlle Lissac prit sa capeline et sortit pour inspecter des champs de violettes très éloignés où la récolte allait bientôt commencer.

Irène travaillait en silence, sans répondre aux agaceries de sa chatte et au bavardage de Marie-Louise, qui allait et venait. Elle se sentait mal à l’aise depuis qu’au milieu de son récit le nom de Norbert avait failli lui échapper. C’était la première fois qu’elle avait un secret pour sa tante Dor !… Plus elle y réfléchissait, plus cela lui paraissait lourd et pénible ! Comment regarder la vieille demoiselle en face et ne pas lui dire la vérité tout entière, comment lui dire cette inquiétante vérité sans la fâcher, surtout sans être accusée de désobéissance et d’ingratitude !…

Tant que l’ourlet que la petite fille tenait à la main ne fut pas achevé, elle se posa successivement ces questions redoutables avec de gros soupirs en guise de points d’interrogation, puis, lorsque l’aiguille eut mordu l’étoffe pour la dernière fois, elle jeta son ouvrage dans sa corbeille et partit en courant vers le bois d’orangers. La Foux chantait sur son lit de pierres comme pour souhaiter la bienvenue à son amie, qui ne put s’empêcher de sourire en la revoyant ; mais presque aussitôt une voix joyeuse domina le gazouillis de l’eau :

« Hourrah ! cousinette ! disait cette voix, j’aurais parié que j’allais vous trouver ici quand Nanette Raybaud m’a appris qu’elle vous avait ramenée ce matin ; aussi je reviens par le chemin le plus long ; ma visite vous fait-elle plaisir ? »

Norbert, en costume d’écolier, sa serviette gonflée de livres et de cahiers sous le bras, était sur l’autre bord de la rivière, agitant son béret.

« Oh ! oui, un très grand plaisir, répondit Irène, dont l’air piteux contrastait avec les paroles, d’abord parce que je commence à beaucoup vous aimer, et puis pour autre chose… vous êtes plus âgé, vous saurez mieux que moi… voyons, qu’est-ce qui vous semble le plus mal, de tromper quelqu’un ou démentir ?…

— La drôle de question, fit le jeune garçon en riant, on ne peut guère tromper sans mentir, et quand on ment c’est pour tromper.

— Alors, l’un est aussi mal que l’autre…

— Certainement, père dit toujours que les honnêtes gens ne font pas de pareilles choses.

— Voilà tout juste ce que je pense, reprit Irène avec un grand soupir, et ce qui est surtout affreux, c’est de tromper une personne qui vous aime beaucoup… comme tante Dor par exemple… Elle m’accorde d’avoir Nadine pour amie, elle me donne une jolie charrette avec un âne pas plus haut que ça ; elle gronde, gronde très fort d’un air pas sévère du tout, parce que cela la rend heureuse de me revoir, eh bien, pendant le déjeuner, en lui racontant mon voyage, je me suis arrêtée court au moment où j’allais prononcer votre nom ; je me suis sentie honteuse comme si je venais de dire un gros mensonge… et, quand tante Dor m’a regardée, j’ai cru qu’elle allait lire dans mes yeux que vous étiez avec nous sur le bateau de Louis !… Oui, je comprends pour quoi à présent : on ment sans parler quand on laisse croire ce qui n’est pas vrai ! Qu’est-ce que vous feriez à ma place, Norbert, pour réparer cela ?

— Je raconterais franchement à ma tante ce qui s’est passé, je lui expliquerais que ce n’est pas de ma faute si mon cousin était caché à bord.

— Expliquer !… ah ! ce serait bien trop long, tante Dor ne m’en laisserait pas le temps, elle serait tout de suite en colère !…

— Pauvre cousinette ! papa avait raison : quand je lui ai conté ce que j’avais fait, il a haussé les épaules en disant : « Je crains que cela n’attire une punition à ta petite cousine ;… Dorothée ne plaisante pas là-dessus !… » Croyez-vous vraiment qu’elle vous punirait ?

— J’en suis presque sûre, mais ça ne fait rien…

— Cela fait beaucoup, au contraire, puisque c’est de ma faute ! se récria le jeune garçon. Je ne puis pas souffrir que d’autres attrapent des punitions à ma place, surtout une fille… cependant j’ai une idée, une idée que papa trouverait bonne. Au revoir, cousine !

Sans laisser à Irène le temps d’ajouter un mot, Norbert lui fit un signe d’encouragement et dégringola de toute la vitesse de ses jambes le Chemin-aux-Roses.

« Bon, le voilà parti ! soupira-t-elle surprise, si c’est comme cela qu’il me donne son idée, il me faudra m’en passer ; mais, bah ! les meilleures idées du monde n’empêcheraient pas ma tante d’être fâchée contre moi… et aussi contre le brave Raybaud… »

Irène, tout en parlant, avait sauté sur une pierre pour apercevoir son cousin le plus long temps possible ; quand il eut disparu, elle vint se rasseoir au bord de l’eau en répétant :

« Où peut-il courir comme ça ? »

Le Chemin-aux-Roses aboutissait à une route très étroite qui côtoyait encore la petite rivière ; Norbert, loin de ralentir sa course, enfila cette route et ne s’arrêta qu’à l’endroit où trois énormes pierres jetées de distance en distance dans la Foux, permettaient aux plus agiles de la traverser à pied sec sans aller chercher la passerelle à deux cents mètres plus loin. En quatre bonds, notre ami fut de l’autre côté, sur la lisière d’un immense champ de violettes dont le parfum se répandait délicieusement.

« Oh ! oh ! fit-il en aspirant l’air embaumé, ils sentent bon les champs de la cousine Lissac, les fleurs sont à point pour la cueillette ; si la récolte est commencée dans sa campagne, elle n’est pas à la bastide ; il faut pourtant que je la trouve…

— Trouver quoi ? Qu’est-ce que vous cherchez ici ? » dit non loin de lui une voix aigre.

Il se retourna et vit la vieille demoiselle debout à la porte d’une cabane qui bordait le champ. Elle attachait sur lui des regards si sévères que beaucoup d’enfants de son âge eussent reculé en balbutiant, mais Norbert était un garçon qu’on n’intimidait pas lorsqu’il avait en tête un projet généreux. Il fit quelques pas en avant et, retirant poliment son béret :

« Salut, cousine Lissac ! Je suis Norbert Brial.

— Je le vois très bien sans lunettes : tu as la tournure, les traits et jusqu’aux yeux d’Honoré dans notre jeune temps, mais cela ne m’explique pas de quel droit tu te promènes sur mes terres ! repartit la vieille demoiselle d’un ton rogue, dis-moi plutôt ce que tu as perdu ?

— Perdu ?… répéta Norbert étonné.

— Oh oui ! mon garçon, ne fais pas le niais : comme je t’apercevais, je t’ai entendu dire : « Il faut que je la trouve » ; tâche donc de ramasser ce que tu cherchais et file sur l’autre rive, je ne veux pas que ton père me reproche de t’attirer ici.

— D’abord, cousine, papa ne m’a pas défendu d’aller chez vous…

— Te tairas-tu ! cria Mlle Dorothée en lui montrant d’un geste impérieux l’autre bord de la Foux…

— … Ensuite, je ne peux pas m’en aller comme cela, continua Norbert, puisque c’est vous que je cherchais. »

La pensée que le jeune garçon parlait sérieusement, qu’il avait traversé la rivière pour la rencontrer, parut invraisemblable à Mlle Lissac ; aussi, persuadée qu’il voulait se moquer, elle redressa sa haute taille et s’avança vers lui la main levée :

« Sais-tu bien qu’un enfant comme toi qui raille une personne respectable mérite un maître soufflet… dit-elle avec indignation ; pourtant je ne te toucherai pas, non ; mais à la condition que tu t’en iras tout de suite. »

Norbert, sans faire un mouvement pour éviter la main qui le menaçait, était devenu très rouge et regardait la tante Dor d’un certain air batailleur qui plut singulièrement à celle-ci.

« Oh ! si vous croyez que j’ai peur ! fit-il hardiment, écoutez-moi une toute petite minute et ensuite je vous promets de m’en aller. »

Le bras de Mlle Lissac retomba, tandis que son visage exprimait une vive satisfaction :

« Tu es un garçon comme je les aime, reprit-elle, pas peureux et obstiné… oui, l’obstination est une excellente chose quand on l’applique à bien faire ; on voit que tu t’appelles Brial ; à ton âge, Honoré eût agi tout comme toi… c’est de famille ; voyons, qu’est-ce que tu peux avoir à me dire ? dépêche, je ne suis pas patiente ! »

Ravi de ce succès inattendu, Norbert raconta aussi brièvement qu’il le put son expédition de la veille, le mécontentement de Raybaud en découvrant sa présence à bord, et les scrupules d’Irène, « qui pourtant n’a rien fait de mal », insista-t-il en terminant. Pendant ce récit, Mlle Dorothée, tantôt fronçait les sourcils, tantôt le regardait avec intérêt, elle conclut enfin d’une voix sévère :

« Irène est une sotte de ne m’avoir rien dit ; je suis très ferme, mais je suis juste et ne l’ai jamais punie sans une bonne raison. Raybaud n’est qu’un maladroit de ne pas t’avoir découvert du premier coup derrière ta barrique ; je lui en ferai compliment… Quant à toi, ton espièglerie me rappelle fort celle de ton père autrefois… et, ajouta-t-elle presque bas, je devine que tu as son cœur. »

Elle posa sa main sèche sur les cheveux du jeune garçon, le forçant à lever la tête pour mieux lire sur son visage :

« Va, maintenant », dit-elle avec un soupir.

Norbert, sans mot dire, passa sur l’autre rive, pendant que la tante d’Irène s’éloignait à grandes enjambées.

Le jeune garçon, très étonné de l’accueil de Mlle Lissac, mais cependant assez satisfait d’avoir tiré Irène d’embarras, reprit d’un pas allègre la route de Beau-Soleil. Chemin faisant, il réfléchissait, et, selon son habitude, monologuait :

« Vraiment, disait-il, avant de connaître Irène, cela m’eût paru très désagréable d’aller trouver sa tante. Cette cousine Dorothée a beau être revêche, elle est respectable, et je ne l’avais jamais vue sourire… Ce n’est guère encourageant, une personne qui vous regarde avec de grands yeux sévères ; pourtant, quand elle sourit, ce n’est plus la même… Je commence à comprendre que sa nièce l’aime… et si elle voulait… que cela serait agréable de traverser souvent la Foux, comme tout à l’heure !… Jacques va jeter les hauts cris ; il accuse sans cesse Irène de le taquiner méchamment ; mais, en réalité, c’est parce qu’il s’impatiente qu’elle ne veuille pas se quereller avec lui… Moi, je la trouvais sotte de supporter toutes nos malices et de n’y pas répondre… Combien on se trompe quand on juge les autres de loin, sans les entendre…

— Tu es en retard, mon ami, dit Mme Brial, comme il entrait. Dans une heure, on se mettra à table ; tes devoirs ne seront pas terminés.

— Sois tranquille, petite mère, je veux une bonne place à la prochaine composition ; aussi, après dîner, je reprendrai mon travail.

— C’est dommage, dit d’un air narquois Jacques, qui étudiait ses leçons ; les Jouvenet viennent justement passer la soirée. »

Son frère fit la grimace.

« Tant pis pour moi, je monterai dans ma chambre jusqu’à ce que j’aie tout fini.

— Bah ! tu pourrais te lever de meilleure heure demain.

— Non, non ; c’est plus sûr ce soir.

— Je puis me vanter d’avoir un fils raisonnable, s’écria gaiement M. Brial, en posant son journal, et j’aimerais à ce qu’il fût aussi exact. « Chaque chose en son temps », c’est ma devise ; si tu étais rentré plus tôt, tu ne serais pas privé d’une partie de cette soirée avec tes amis. »

Jacques, satisfait d’entendre un peu blâmer son frère, releva vivement la tête :

« Papa a raison. Je me demande ce qui te forçait à courir jusqu’à la Foux pour voir cette sauvage d’Irène ?

— Mon garçon, dit sérieusement le père, je t’engage à ne pas employer d’expressions désobligeantes pour ta cousine ; laisse-la tranquille. Si Dorothée apprenait que tu t’occupes d’elle…

— Oh ! il n’y a pas de danger ; la petite ne rapporte jamais », interrompit l’étourdi. À son tour, Mme Brial le regarda d’un air sévère.

« Rapporter !… est-ce que par hasard vous vous seriez permis des choses dont la petite Lissac pourrait se plaindre ?… Cette enfant n’est pas élevée comme vous ; mais plusieurs personnes m’ont vanté son caractère aimable.

— Oui, oui ; elle est bonne et intelligente, et toujours occupée à faire plaisir aux autres, reprit Norbert avec feu… et puis si drôle quand elle se désole à propos de la Foux. On voit que sa tante lui rabâche cette fameuse histoire ; ce n’est pas gai. Pauvre petite, elle m’a fait pitié, quoiqu’elle aime beaucoup Mlle Dorothée.

— Mais enfin, demanda M. Brial, est-il vrai que tu viennes encore de la Foux ?

— De plus loin que cela, père. J’ai passé sur l’autre rive et causé pendant un quart d’heure avec la cousine Lissac. »

En parlant, le jeune garçon avait promené autour de lui un regard satisfait. La nouvelle, en effet, avait son importance, car, depuis le temps où les deux grands-pères s’étaient querellés, aucun Brial n’avait franchi la rivière et posé le pied sur les terres des Lissac.

Mme Brial, revenant la première de sa surprise, s’écria :

« Quoi ! Norbert, tu as fait cela sans la permission de ton père ?

— Dame, je n’avais pas le temps de la venir demander… Un garçon peut-il laisser punir une fille par sa faute ; sans compter que le vieux Raybaud craignait la colère de la cousine, toujours à cause de moi !… Mlle Dorothée l’a compris… à la fin seulement ; si elle avait été dans sa bastide, elle m’aurait tout de suite fermé la porte au nez… Brou !… Quelle voix quand elle gronde ! Elle voulait me chasser avant que je n’aie ouvert la bouche… ensuite, tout s’est bien passé… »

Encouragé par l’attention de son père, le jeune garçon narra les détails de sa solennelle entrevue avec la redoutable parente.

« Pauvre Dorothée ! murmura M. Brial d’un ton ému ; elle se souvient malgré tout de notre amitié d’enfance.

— À ta place, père, j’irais la voir. Elle te recevrait très bien, dit étourdiment Norbert.

— C’est possible, mon ami ; mais je ne juge pas les choses comme si j’avais tes douze ans. Tout en excusant l’irritation et l’entêtement de notre parente, que mon oncle Lissac a élevée dans ses idées, je ne permettrai jamais qu’elle accuse mon père d’une action malhonnête, et je ne consentirai à la revoir que le jour où elle promettra d’oublier la vieille querelle qui a causé tant de chagrin dans nos familles. Mais sois persuadé que je ne lui en veux pas. Guidée par son excellent cœur, elle croit remplir un devoir filial en soutenant que son père ne s’est pas trompé… et je crains qu’elle ne sorte jamais de là !…

— Cependant, père, serais-tu contrarié si elle nous autorisait à traiter Irène comme notre parente ?

— Non, certes ; M. Jouvenet m’a fait l’éloge de cette enfant, qui souffre de son isolement. Nadine aussi s’en est mêlée… Je ne vous ai jamais interdit de lui adresser la parole, je ne vous défends pas davantage de l’aller voir à la bastide Lissac ou de ramener ici, à la condition absolue que sa tante le permette. Tu le vois, mon cher garçon, je me fie à ta raison, car c’est plutôt à toi qu’à Marthe et à Jacques que je donne cette autorisation… Pourtant, ne chantez pas victoire ; je doute fort des bonnes dispositions de Dorothée à ce sujet. De la prudence ! un seul mot blessant raviverait sa colère !

— Sois tranquille, papa », dit Norbert, auquel ces graves paroles donnaient une certaine importance à ses propres yeux.

Jacques avait écouté en silence, très vexé de la supériorité que trois années donnaient sur lui à son frère, et, plus que jamais irrité contre sa petite cousine, il se remit à l’étude d’un air maussade.