Magasin d’Éducation et de Récréation, Tome XIII, 1901



CHAPITRE III


Lorsqu’elle eut couru quelque temps à travers le petit bois, Irène s’arrêta à l’endroit où le sol inclinait sur l’autre versant de la colline. Au milieu d’un terrain entouré d’un mur bas en pierres sèches, s’élevait l’antique demeure des Lissac, une grande bastide à laquelle le père de Mlle  Dorothée avait fait ajouter un étage. La fillette franchit la barrière ouverte et enfila l’allée droite qui conduisait à la maison. Sur les deux côtés s’étalaient des planches de légumes, de gros choux d’un vert sombre à côté de pieds de céleri au tendre feuillage ; tomates et aubergines enroulaient leurs tiges grimpantes autour des rames fichées en terre pour les soutenir.

Assise près de sa porte sur un siège de bois, le visage ombragé par les larges bords de sa capeline, Mlle  Dorothée tricotait. Grande, maigre, très active, la parente d’Irène parlait et agissait avec autorité.

« Me voilà, tante Dor, dit la petite en s’arrêtant devant elle, pour attirer son attention.

— Je le vois bien : mais d’où arrives-tu, je te prie ?

— De la Foux-aux-Roses, là-bas, du côté des orangers et j’y ai fait un sauvetage, un vrai, un beau sauvetage !… Je viens de repêcher… »

Mlle  Lissac haussa les épaules :

« Un petit chien ou un chat que tu vas me proposer d’adopter… Bon Diou ! comme te voilà faite !… tes cheveux dénoués, l’ourlet de ta robe trempé !… Est-ce ainsi qu’on s’amusait de mon temps ?… Non, certes, et ma mère avait coutume de dire que la meilleure récréation est celle qu’on passe à travailler. »

Irène était trop accoutumée au ton rébarbatif de la vieille demoiselle pour s’en inquiéter ; elle rejeta en arrière ses cheveux dorés, puis secouant les gouttelettes qui brillaient au bas de sa jupe :

« C’est l’eau de la Foux », dit-elle simplement.

Sa tante gronda de nouveau :

« Je m’en doute bien, puisque tu as été par là… tes pieds aussi sont mouillés, et pour sauver qui, s’il te plaît ?

— Pour sauver une bicyclette qui venait de faire un plongeon avec son maître ! Quel saut !… D’abord j’ai eu grand’peur ; pourtant, quand j’ai vu ce garçon qui clapotait d’un air gauche et n’était guère à son aise, cela m’a bien amusée !

— L’eau n’est pas haute à présent que les grandes pluies sont passées, fit observer Mlle  Dorothée.

— Non, mais elle court très vite et, pendant que le maladroit se remettait sur ses pieds, sa machine était entraînée à la dérive de mon côté ; j’en ai eu pitié, je suis descendue sur la roche aiguë et j’ai tiré, tiré, si bien que la bicyclette est en train de sécher sous les orangers. Je pense que son maître ne tardera pas à la réclamer.

— Et… ce garçon n’est-il pas un de tes cousins Brial ? » demanda la vieille demoiselle, non sans une visible répugnance.

Les lèvres de la fillette se plissèrent malicieusement :

« Si la bicyclette leur appartenait, comment pourraient-ils la ravoir ? dit-elle en se penchant sous la capeline pour mieux lire dans les yeux de sa tante.

— C’est donc vrai ! tu as été assez sotte pour rendre service à des gens qui ne demanderaient pas mieux sans doute que de me causer mille désagréments ? T’imagines-tu que je vais me donner la peine de leur renvoyer cette mécanique !… Qu’ils viennent la chercher, s’ils osent !… Mais ils oseront ; ces enfants-là sont d’une effronterie !… »

Mlle  Dorothée, très rouge, fronçait les sourcils comme dans ses plus violents accès de mécontentement. Irène la regarda un instant avec des yeux un peu tristes ; puis, de nouveau, son gentil visage s’éclaira d’un sourire :

« Sois tranquille, tante Dor, ce n’est pas Norbert Brial qui aurait barboté dans la Foux d’une façon si ridicule, ni même Jacques ; ils sont plus lestes et plus adroits.

— Cela, c’est de famille, petite ; jamais un Brial ni un Lissac n’a passé pour un lourdaud. Quand leur père avait l’âge de ces enfants, tu ne peux te figurer les parties que nous faisions ensemble !… Une fois, nous avons obtenu que le cousin Jean nous emmenât jusqu’aux carrières qu’il exploitait dans l’Estérel et d’où il tirait des meules pour les moulins à huile. Il fallait gravir des sentiers escarpés, franchir d’étroites passerelles au-dessus des torrents… Ah ! bien ! pas une seule fois le cousin n’a été obligé de nous aider dans les passages difficiles ; nous grimpions comme les chèvres des montagnes… Je me souviens d’une belle plante de crocus qui poussait au ras de l’eau bouillonnante. Honoré est allé me la cueillir sans mouiller le bout de ses souliers ; c’était le bon temps alors ! »

Mlle  Lissac, en prononçant ces mots, ferma les yeux comme pour revoir les montagnes, les gorges profondes des torrents, et surtout le petit Honoré Brial, gai, alerte et si aimable qu’elle s’attendrissait malgré elle à ce souvenir :

« Petite, dit-elle tout à coup en revenant à son ton habituel, quel malin plaisir prends-tu à me rappeler ces choses-là, à parler sans cesse de nos ennemis ?

— Ce n’est pas moi qui ai commencé, tante Dor : c’est toi, en me demandant si le vélocipède appartenait à mes cousins. Tu sais, je ne puis pas dire mes ennemis ; ils ne m’ont jamais fait de mal, ni ma cousine Marthe non plus.

— Honoré Brial ne m’en a pas fait davantage, petite ; mais, tant qu’il s’obstinera à prétendre que la Foux-aux-Roses est sa propriété, je soutiendrai qu’il nous fait tort, comme son père a fait tort au mien, et je le traiterai en ennemi.

— Peut-être qu’il croit avoir raison, hasarda Irène.

— C’est possible, mais je suis aussi en droit de croire le contraire, puisque mon père m’a toujours affirmé que le terrain n’avait pas été bien partagé. »

La fillette soupira :

« Alors, c’est pour toujours que vous êtes fâchés ?

— Probablement, ma fille, car je ne cesserai jamais de réclamer ce qu’on nous doit, et Honoré Brial continuera à refuser de le rendre… et, dans quelques années, quand je ne serai plus de ce monde, tu suivras mon exemple et tu ne laisseras pas accuser ton aïeul d’avoir réclamé ce qui ne lui appartenait pas. »

La réponse d’Irène ne fut point telle que sa tante l’attendait ; à peine celle-ci eut-elle achevé sa dernière phrase que deux bras caressants se nouèrent autour de son cou :

« Je t’en prie, tante Dor, ne parle pas de me quitter dans quelques années ; dis : dans longtemps, dans très longtemps… quand je serai grande et même vieille… »

En parlant, elle couvrait de caresses le visage de la bonne demoiselle qui finit par se dégager :

« Assez, assez, petite folle ; voici Marie-Louise qui vient annoncer que le déjeuner est servi ; va renouer tes cheveux et te laver les mains ; tu sais, je n’aime pas attendre. »

Irène obéit en souriant. L’accueil fait à ses marques d’affection eût attristé tout autre enfant, mais elle savait que sa tante l’aimait et elle devinait de la tendresse sous ses rudes manières.

Un instant après, toutes deux, assises devant le couvert propret que Marie-Louise avait préparé, mangeaient de bon appétit. De nouveau il fut question de la bicyclette ; seulement Irène, sans trop savoir pourquoi, ne dit pas que Jacques et Norbert étaient sur l’autre rive de la Foux, et Mlle  Dorothée, qui écoutait plus patiemment son récit, se figura qu’en dépit de sa maladresse Philippe avait fini par sortir seul de l’eau.

« À présent, dit-elle comme pour terminer cette affaire, fais-moi le plaisir de t’occuper d’autre chose et de laisser le vélocipède où il est ; son maître saura bien le réclamer.

— Mais, tante Dor, si quelqu’un allait passer par le bois et le voler.

— Tant pis, tu ne peux pas monter la garde à côté, ni te battre avec les voleurs ; encore moins l’amener ici pour salir la maison… En voilà assez là-dessus. »

Irène n’osa répliquer, elle savait que sa tante n’aimait pas les discussions ; pourtant, se conformer tout à fait à sa recommandation lui parut très difficile.

Le repas terminé, elle prit le livre qui contenait sa leçon du lendemain et alla s’asseoir sur le mur bas afin de surveiller le chemin montant.

« Deux heures, deux heures et demie… trois heures ! » murmura-t-elle successivement, lorsque la grosse horloge de la cuisine lui envoya les notes graves de son timbre.

« Ce garçon est encore plus maladroit que je ne pensais… il ne sait même pas trouver notre bastide ! »

Découragée, elle allait quitter son observatoire, quand, dans l’air très pur, le bruit d’une conversation lui arriva :

« Je t’assure, père, disait avec emphase une jeune voix de garçon, je t’assure qu’à ma place le meilleur cycliste n’aurait pas évité cette chute ! Je dirigeais très bien mon vélo quand il est parti de travers… et, si tu avais pu voir comme je me suis vite relevé au milieu de ce courant rapide !… quand Norbert est accouru, je grimpais déjà le talus ; il n’en revenait pas et m’a dit : Vous êtes joliment leste !… »

Par un éclat de rire retentissant, la studieuse Irène, toujours assise sur le petit mur, son livre sur les genoux, coupa net les belles phrases de Philippe, car c’était lui qui gravissait le chemin aux côtés de M. Jouvenet. Ce dernier fit halte à quelques pas de la rieuse et parut s’amuser beaucoup de cet accès de gaîté, dont il devinait à peu près la cause.

Le père et le fils n’étaient pas seuls ; Mme  Francœur montait plus doucement le chemin, appuyée sur l’épaule de Nadine qui, au premier éclat de rire, aurait bien voulu presser le pas.

Toutes deux apparurent au moment où M. Jouvenet disait :

« Voilà une petite personne qui ne semble pas prendre tes prouesses au sérieux ; est-ce par hasard la fillette que tu as vue au bord de l’eau ?

— Justement, papa, c’est elle ; pourquoi veux-tu que ce soit de moi qu’elle se moque ?

— Pourquoi ?… nous pouvons le lui demander. Voyons, petite fée, qu’est-ce que ce garçon a donc dit de si drôle ?

— Ah ! monsieur, tout au contraire, c’est ce qu’il ne dit pas qui est le plus amusant… il oublie les ronces, les épines, elles le piquaient et ça le faisait pleurer. Sans Norbert, qui l’a tiré très fort, je crois qu’il serait encore dans la Foux !… moi, j’étais trop loin pour lui tendre la main.

— Une fille qui m’aurait aidé… j’aurais bien voulu voir cela ! » exclama Philippe rouge et piqué.

Son air de dédain ne fut pas du goût d’Irène ; elle ne riait plus en répondant avec feu :

« Vous êtes bien fier… Une fille comme moi n’a pas peur d’une piqûre et ne s’amuse pas à mentir ! Je vaux bien un garçon qui pleurniche devant deux brins de ronces et raconte un tas d’histoires qui ne sont pas vraies ! »

Entièrement déconcerté, Philippe ne savait plus quelle contenance prendre sous le regard mécontent de son père.

« Toujours le même, mon pauvre garçon, dit ce dernier, haussant les épaules. Vaniteux comme un paon et brave comme une poule mouillée !… Quand te corrigeras-tu ?

— Papa, je t’assure…

— Assez ! tu vas encore me servir quelque sottise et me fâcher tout à fait. »

Si penaud que fût Philippe, il n’était pas le plus confus en ce moment : Irène s’aperçut que le sourire aimable de M. Jouvenet avait fait place à un sévère froncement de sourcils et que la vieille dame, dont son petit-fils était le favori, hochait la tête en lui lançant un coup d’œil de reproche.

Elle n’entendait pas grand’chose à la politesse telle qu’on l’apprend aujourd’hui aux enfants bien élevés ; sa tante, toujours occupée des travaux champêtres, lui faisait donner des leçons et surveillait son instruction, mais ne s’inquiétait nullement de ses manières rustiques. Mlle  Lissac ne pensait pas non plus que sa nièce eût besoin d’amies de son âge ; aussi le jeune monde connu de l’enfant solitaire se composait-il des petits campagnards dont les parents travaillaient sur les propriétés de la tante Dorothée. Quand Irène les rencontrait, ils lui adressaient la parole avec la familiarité un peu fière des méridionaux ; mais ils l’appelaient « Mademoiselle » et se laissaient tancer et quereller par elle de si bonne grâce que notre petite fille avait pris l’habitude de dire sans se gêner sa façon de penser. Les fanfaronnades de Philippe étaient ridicules. Irène avait donc trouvé naturel de les railler ; pour mieux dire, elle trouva cela naturel jusqu’au moment où, ayant lu sur le visage de M. Jouvenet une vive contrariété, sur celui de la grand’mère un peu de tristesse, deux grosses larmes brillant dans les yeux du jeune garçon mirent le comble à sa confusion.

« Ai-je dit quelque chose de mal ? interrogea-t-elle, en les regardant à la ronde. Oui, oui, je suis une sotte de parler sans réfléchir ; pourtant, je ne croyais pas vous faire de peine… voulez-vous me pardonner ? »

Quittant son piédestal, elle avait sauté près d’eux et tendait sa petite main ouverte avec un sourire si affable que tous les visages, excepté celui de Philippe, s’éclairèrent en même temps.

« Vous êtes une aimable enfant, dit M. Jouvenet ; allons, mon garçon, un bon mouvement, imite-la ; c’est ainsi qu’on se fait des amis dans ce monde. »

Philippe, à qui ces dernières paroles s’adressaient, mit pour la seconde fois depuis le matin sa main dans celle d’une personne qui avait froissé son amour-propre.

« Merci », dit gentiment Irène, croyant qu’il la lui donnait de bon cœur ; puis, au grand étonnement de tous, elle partit comme un trait dans la direction de la bastide.

Cette fois, Mme  Francœur n’y tint plus :

« A-t-on jamais vu une enfant aussi mal élevée ! s’écria-t-elle d’un ton scandalisé ; je vous assure, mon gendre, qu’on parcourrait tout Mortagne sans trouver la pareille ! »

L’architecte sourit :

« Peut-être bien, chère madame, les petites filles de votre connaissance sont-elles plus civilisées que celle-ci ; mais combien pourrez-vous m’en nommer qui cherchent à réparer leurs fautes avec autant d’empressement ?

— Dame, petit père, c’est très difficile de dire comme cela devant tout le monde : « J’ai eu tort », observa Nadine.

— Je le sais ; aussi je ne crains pas d’affirmer, à première vue, que celle qui agit ainsi a beaucoup de cœur et une grande droiture.

— Tant mieux, papa, car je la trouve très gentille… mais où donc est-elle partie ?

— Peut-être prévenir sa tante ; en tout cas, la barrière est ouverte ; allons jusqu’à la maison. »

M. Jouvenet avait deviné : Irène, se sentant incapable de recevoir convenablement des étrangers, accourut comme un ouragan près de Mlle  Lissac et lui expliqua tant bien que mal son embarras.

« Quatre personnes pour venir réclamer cette mécanique que tu aurais mieux fait de laisser au fond de la Foux, grommelait cette dernière en s’avançant à grands pas dans le jardin ; je n’aime guère les visites, moi ; pourtant, impossible de mettre d’honnêtes gens à la porte !… Les Lissac ont toujours été hospitaliers, et nous sommes des Lissac ; retiens cela, petite : chez nous, on reçoit bien et poliment. »

La fillette fut en effet émerveillée à la vue de la tante Dor, dont le visage grondeur avait pris son sourire des beaux jours pour souhaiter la bienvenue à ses visiteurs. Cinq minutes plus tard, Irène, électrisée par l’extraordinaire spectacle d’une réception dans la grande salle solitaire de la bastide, offrait avec empressement à Mme  Francœur l’unique fauteuil et avançait pour les autres personnages les chaises de paille multicolore, rangées le long du mur. Mais elle n’était pas au bout de son étonnement et de sa joie : sur l’ordre de sa maîtresse, Marie-Louise apporta un plateau chargé de verres, une carafe de délicieuse limonade et des fougacettes[1] croustillantes.

Les mains tremblantes, les yeux brillants, elle aida sa tante à servir les gâteaux et la fraîche boisson, puis vint s’asseoir près de Nadine.

Bien des fois, il lui était arrivé de se figurer tout ce qu’elle ferait et dirait d’aimable, si un jour elle partageait les jeux d’autres enfants ; néanmoins, quand Mlle  Dorothée lui conseilla d’emmener Philippe et sa sœur à la recherche de la bicyclette, elle se leva et, sans prononcer un mot, leur fit signe de la suivre.

Le visage tranquille de la petite Parisienne l’intimidait bien davantage que l’air important du garçonnet. Ils avaient déjà fait un bout de chemin. Irène, de plus en plus embarrassée de son propre silence, marchait en avant, cherchant vainement un sujet de conversation qui pût convenir aux jeunes étrangers. Nadine vint à son secours en lui demandant :

« Est-ce que vous demeurez toujours dans cette maison au milieu des champs ?

— Certainement, puisque la bastide et les champs sont à nous ; tante Dor ne pourrait pas s’en passer ; elle dit que ce sont ses amis ; si vous n’étiez pas arrivés, elle serait déjà à l’autre bout de la campagne[2] pour surveiller le travail des ouvriers. Dans quelques jours, ce sera bien autre chose : on récoltera la violette et ma tante conduira les femmes à la cueillette, pèsera les paniers pleins, payera tout le monde… Ah ! ce n’est pas une petite affaire, allez !

— Et vous, comment passez-vous vos journées pendant que Mlle  Lissac s’occupe ainsi ? demanda encore Nadine.

— D’abord, aussitôt levée je fais mes devoirs, j’apprends mes leçons que je récite chaque soir à tante Dor, et trois fois par semaine ma maîtresse vient de Grasse me faire travailler. Quand tout est prêt pour Mademoiselle, j’ai une tâche de couture ou de tricot… et puis, c’est fini ; je suis libre de m’amuser, de me promener…

— Toute seule, comme ce matin ? interrompit Philippe.

— Sans doute, puisqu’il n’y a pas d’autre enfant chez nous ! Oh ! j’aimerais mieux avoir des frères et des sœurs, allez, mais puisque je n’en ai pas…

— À votre place, dit Nadine, je jouerais souvent avec Marthe Brial. »

Irène soupira :

« Moi, je ne demanderais pas mieux ; je suis sûre que je l’aimerais tout de suite, ma cousine Marthe et ses frères aussi… seulement, c’est impossible, la Foux-aux-Roses m’en empêche… tenez, la voilà justement ! »

Les trois enfants étaient en effet arrivés au bord de la petite rivière dont les eaux couraient impétueuses sur leur lit de pierres moussues.

« Elle est jolie — n’est-ce pas ? — et elle chante bien », reprit naïvement Irène.

Sa compagne se mit à rire.

« On dirait que vous parlez d’une personne, et puis, quelle drôle d’idée de croire qu’une rivière vous empêche d’aimer vos cousins !

— Oh ! reprit la fillette, les yeux toujours fixés sur la Foux, pour bien comprendre cela, il faut connaître l’histoire de la famille qui est trop longue à raconter. Ce n’est pas précisément la rivière qui nous sépare de nos parents ; c’est plutôt parce que le père de M. Brial et celui de tante Dorothée disaient tous les deux qu’elle coule dans leur propriété ; ils se sont brouillés à mort, et il faut que nous restions fâchés tant que la Foux coulera ; c’est ma tante qui l’affirme.

— Je crois que Norbert et Jacques ne demandent pas mieux, répliqua peu charitablement Philippe ; ils ne vous aiment guère et se passent bien de vous. »

Les yeux d’Irène étincelèrent :

« Ce n’est pas non plus parce que j’ai besoin d’eux que je serais contente si toute la famille se réconciliait ; pour m’aimer, j’ai tante Dorothée ; pour m’amuser, j’ai les chers petits oiseaux et ma chatte Caprice.

— Jolie société ! riposta le jeune garçon d’un air moqueur. Je vous conseille de ne jamais laisser la fameuse Caprice en tête-à-tête avec vos autres amis, elle en ferait une fricassée. »

La fillette haussa les épaules :

« Vous parlez sans savoir, dit-elle d’une voix brève ; Caprice ne quitte pas la bastide et mes oiseaux sont dans les arbres. »

Comme les gens faibles et vaniteux, Philippe aimait à avoir le dernier mot, même si ce mot était une sottise ; il reprit d’un ton railleur : « Ah ! je comprends, vous grimpez là-haut pour leur faire visite. »

Cette fois, sans laisser à sa compagne le temps de répondre, Nadine intervint :

« Tais-toi donc, Philippe. Si maman et papa t’entendaient, tu n’oserais pas dire ces choses désagréables.

— Et pourquoi cela, mademoiselle ?

— Parce qu’ils veulent que nous soyons polis : Irène t’a rendu service en sauvant ta bicyclette et, au lieu de la remercier, tu la taquines. »

La blondine parlait posément comme une petite femme. Philippe, un peu honteux mais toujours guidé par son amour-propre, salua avec un respect exagéré :

« Mademoiselle, je suis désolé de vous avoir offensée, je vais me taire puisqu’on n’a pas le droit de plaisanter. »

Il pirouetta sur ses talons et se mit à siffloter en marchant seul devant les fillettes qui suivaient le bord de la source, mais presque aussitôt il poussa un cri de surprise ;

« Tiens, Norbert a donc voulu me jouer un tour en m’assurant qu’il fallait descendre tout là-bas dans la plaine pour traverser la rivière ; si j’y vois clair, on peut la passer ici. »

Il courut un peu plus loin jusqu’à un vieux pont de pierre qui enjambait la Foux. Irène l’avait laissé faire sans mot dire et rit de sa mine déconfite. Une porte rustique fermait le passage près de l’autre rive.

« Tout cela est à nous, déclara-t-elle fièrement en caressant la mousse qui croissait entre les pierres disjointes, et la porte, mon grand-père l’a fait mettre quand il s’est fâché avec son beau-frère ; à présent, c’est tante Dor qui a la clef.

— Elle doit être bien rouillée si on ne s’en sert jamais, dit Nadine.

— Pas du tout ; chaque mois ma tante la prend et vient ici pour faire jouer la serrure.

— Comme son père ? interrogea Philippe en ajoutant un geste comique à sa question.

— Certainement ! et après tante Dor je ferai comme elle si… si… mais cela ne peut pas vous intéresser. J’aperçois votre machine contre l’arbre où je l’ai mise, allez voir ce qu’elle a de cassé. »

Le garçonnet suivit aussitôt ce conseil ; car la bicyclette, dernier cadeau de son père, était à ses yeux un objet précieux. Plein de sollicitude, il tâta les pneus pour s’assurer qu’ils n’étaient pas crevés, fit tourner les roues et fut, hélas ! obligé de constater que plusieurs rayons étaient brisés.

Pendant ce temps, assises sur un banc, les fillettes causaient.

« Ainsi, disait Irène qui, ne craignant plus les réponses ironiques de Philippe, parlait librement, vous connaissez ma cousine Marthe.

— Depuis ce matin. Mme  Brial nous a permis de jouer ensemble toute la matinée : nous deviendrons de grandes amies.

— Elle doit être très gentille ?…

— Oh ! oui, mais pas plus que vous, fit Nadine, jetant un regard sur sa compagne ; pourtant, on ne devinerait jamais que vous êtes parentes.

— C’est tout simple, répliqua naïvement Irène ; M. Brial élève sa fille comme une petite demoiselle, sa maman lui apprend sans doute un tas de choses que tante Dor juge inutiles ; auprès d’elle on me prendrait pour une paysanne.

— Je ne trouve pas, moi ; je voulais seulement dire que vous êtes gaies et vives toutes les deux ; mais je crois qu’avant d’agir et de parler Marthe ne se donne pas la peine de réfléchir ; quand on joue, elle choisit tout de suite ce qui lui plaît, ce qui l’amuse, tandis que toi… je suis sûre que tu cherches toujours à faire plaisir aux autres. Tu avais l’air si heureuse en offrant le goûter… Tiens, voilà que j’ai dit « tu » sans y penser, comme cela, tout naturellement.

— Oh ! c’est plus joli ! exclama Irène en battant des mains ; pense donc, Nadine, que je n’ai ni un frère, ni une sœur, ni même une petite amie qui me tutoie ! Quel dommage que tu ne puisses pas devenir la mienne, seulement un peu, sans fâcher Marthe !

— Pourquoi pas ? C’est maman que cela regarde et non Marthe ; on peut avoir plusieurs amies et les aimer tout de même beaucoup. »

Irène la regardait avec admiration :

« Comme tu es raisonnable ! comme tu dois savoir de belles choses !

— Bah ! fit en riant la petite Parisienne ; parions que tu m’en apprendrais encore plus que je ne sais pas. Puis elle ajouta : Vois-tu, quand on a une maman toujours malade et une bonne vieille grand’mère qui n’aime pas le bruit, il ne faut pas les fatiguer ; dans le jardin je chante, je joue comme les autres enfants, je fais de superbes parties avec mon chien Morilo ; mais à la maison je m’amuse tranquillement, j’écoute les grandes personnes et surtout maman ; c’est elle qui m’enseigne ce que je dois faire de bien et qui me rend raisonnable tout doucement sans jamais m’ennuyer.

— Que tu es heureuse ! soupira Irène. Tante Dorothée fait quelquefois la conversation avec moi ; elle veut aussi que je sois bonne, mais presque toujours elle parle de notre Foux-aux-Roses pour me recommander de défendre mes droits plus tard !… Moi, j’aimerais mieux n’avoir pas d’ennemis, vois-tu ; jamais je ne détesterai Marthe, quoiqu’elle passe à côté de moi d’un air fier, ni Norbert, ni Jacques non plus qui ne peut pas me souffrir. Quand il vient dans le chemin aux Roses, lui, c’est pour me taquiner : il fait tomber mes affaires dans la Foux. L’année dernière, c’était bien pis ; il m’a gâté ma plus jolie fille, une poupée toute neuve qu’on m’avait envoyée de Marseille, et tante Dor m’a punie : elle croyait que je l’avais abîmée par négligence.

— Tu aurais pu lui dire que ce n’était pas de ta faute.

— Non ! oh ! non, repartit doucement Irène, je ne veux pas irriter ma tante contre les parents de là-bas ! »

La réponse de Nadine ne fut pas longue, pourtant elle fit briller des larmes de joie dans les yeux gris d’Irène : c’était un baiser comme jamais elle n’en avait reçu d’une enfant de son âge.

« Bravo ! c’est touchant fit la voix moqueuse de Philippe qui se rapprochait. Venez-vous ? On doit nous attendre. »

Au retour, Irène guida ses amis par le chemin le plus court ; comme ils passaient près d’un chêne vert, elle murmura :

« Une autre fois, si ta maman permet que tu reviennes, j’appellerai mes oiseaux ; ils sont si gentils, tu verras ! »

À la Bastide, M. Jouvenet était parti en s’excusant parce qu’il avait une affaire importante à traiter ; mais le temps n’avait pas paru long à Mme  Francœur et à Mlle  Lissac. La vieille dame avait raconté l’existence tranquille qu’elle et son mari menaient dans la plus paisible rue de Mortagne. La tante d’Irène avait à son tour énuméré le charme de ses occupations champêtres, et toutes deux étaient tombées d’accord sur l’horreur que leur causaient les chemins de fer qui secouaient les pauvres voyageurs au risque de leur briser les os, affirmaient-elles énergiquement.

On se quitta enfin, et Irène, de nouveau hissée à l’angle du petit mur, écouta les pas des visiteurs s’affaiblissant jusqu’à ce qu’ils se fussent perdus dans le lointain.

A. Mouans.

(La suite prochainement.)

  1. Galettes à l’huile.
  2. En Provence, on dit une campagne pour une propriété.