Magasin d’Éducation et de Récréation, Tome XIII, 1901



CHAPITRE II


Pendant ce temps les deux garçonnets sans ralentir le pas avaient gravi à demi la pente douce du coteau où s’élevaient la « Villa-des-Myrtes » et sa voisine « Beau-Soleil ».

« Veux-tu traverser le champ des Rosiers ? demanda Norbert en montrant la pièce de terre qui bordait la maison et le jardin de M. Brial.

— Pour déchirer nos habits et nous égratigner les mains ? Quelle drôle d’idée ! Tu n’aimes donc plus notre jolie route entre le champ et la Foux aux Roses[1]  ?

— Si fait…

— Alors, insista Jacques devenant malicieux, tu as peur de cousine Dorothée depuis qu’elle a voulu nous empêcher de faire naviguer nos petits bateaux sur la Foux ? »

Le visage de Norbert se colora :

« Je ne suis pas un capon, dit-il sèchement, mais tu comprends bien que des enfants de notre âge ne peuvent pas se mettre en colère contre une vieille demoiselle ou lui dire des choses désagréables.

— Et Irène… faut-il aussi des gants pour lui parler ? »

Son frère ne répondant que par un haussement d’épaules, Jacques insista :

« As-tu remarqué qu’elle a toujours l’air de se moquer de nous quand elle nous regarde avec ses vilains yeux gris qui brillent comme ceux des chats… À la première occasion, je veux lui donner une leçon !

— C’est impossible, une fille… on ne peut pas la battre, ni lui faire peur, ni… ça serait lâche et grossier. »

Jacques commençait à se fâcher.

« Je ne suis ni plus lâche ni plus grossier que toi, monsieur Norbert, mais je veux absolument me défendre !

— Contre qui ?

— Contre Irène, tiens !

— Il me semble pourtant que c’est elle qui pourrait se plaindre de nous.

— Par exemple ! quel mal lui fait-on à cette pécore ?… on s’amuse un peu à ses dépens, voilà tout.

— Oh ! un peu !… tu oublies la longue perche avec laquelle tu enlèves les paniers qu’elle dépose au bord de l’eau.

— Ça lui a donné de l’esprit ; à présent elle les pose trop loin pour que je puisse les atteindre… et puis, je les remettais toujours où je les avais pris, ses paniers, fit Jacques, plein de dignité.

— Oui, après avoir retiré ce qu’ils contenaient.

— Ah ! le grand dommage ! un méchant morceau de pain et des fruits. Pourquoi ne nous offre-t-elle jamais de pêches ou de raisin de chez la cousine Lissac ? Ce n’est guère aimable !

— Et l’été dernier, sa jolie poupée…

— Je n’y pensais plus… Ah ! bien, c’est encore un service que je lui ai rendu : sa fille désirait se baigner ; il faisait si chaud, l’eau de la Foux devait être délicieuse, ça n’a pas été long, deux plongeons seulement…

— Et tu as suspendu la pauvre poupée à un arbre…

— Naturellement, pour la faire sécher ; mais deux jours après j’ai envoyé la belle demoiselle retrouver sa maman.

— Cette fois-là, Irène a pleuré, mais elle ne s’est pas plainte plus que les autres fois, fit Norbert pensif : je crois que, si elle l’avait dit à sa tante et qu’on ait avisé papa, tu n’aurais pas ri longtemps.

— Laisse donc, nous aurions été punis tous deux ; car, toi aussi, tu as ri de mes tours ; tu es plus fort que moi, il fallait m’empêcher ou prévenir maman. »

Norbert rougit légèrement :

« J’ai eu tort de rire, mais je ne rapporte pas, dit-il d’une voix moins assurée. Enfin, Irène ne nous a rien fait et ne nous parle jamais !

— Elle nous épie sans cesse quand nous venons au bord de la Foux qui est aussi bien à nous qu’à elle, quoi qu’en dise sa tante ; et je parie que bientôt elle osera nous parler. »

La route que M. Brial avait fait tracer entre son champ de rosiers et le cours d’eau était tout ensoleillée, mais une rangée de peupliers ombrageait la rive de ce côté ; nos amis s’y assirent, les pieds pendants au-dessus de l’eau. Sur l’autre rive, de vieux orangers aux troncs robustes et aux superbes rameaux formaient un petit bois. Opposé au champ baignant dans la lumière et la chaleur, il paraissait aussi sombre et aussi frais que nos plus grandes forêts : c’était là que commençait la propriété de Mlle Dorothée Lissac et d’Irène, la fille du frère qu’elle avait perdu dix ans auparavant. Mlle Dorothée était la cousine germaine de M. Brial ; dans leur enfance, ils s’étaient beaucoup aimés ; mais, après une querelle sérieuse entre leurs parents, on les avait séparés, leur défendant de jouer ensemble et même de se parler. Depuis ce temps, la Foux-aux-Roses était devenue un abîme infranchissable entre le bois d’orangers et les terrains qui entouraient Beau-Soleil.

Aux yeux des jeunes Brial, le bosquet embaumé qui se trouvait sur l’autre bord était en pays ennemi, et, bien que leur père ne parlât jamais devant eux de Mlle Lissac, ils ne prononçaient pas le nom de cette parente à peu près inconnue sans y ajouter quelque parole malveillante ou hostile.

Norbert, toujours assis sous les peupliers, avait tiré de son carton la bienheureuse esquisse qu’il comptait terminer dans l’après-midi et l’examinait tout en fredonnant. Maître Jacques, non moins occupé, venait de se coucher à plat ventre pour surveiller de plus près les tribulations des brins d’herbe et des petites branches qu’il jetait au fil de l’eau, lorsqu’un ronflement étrange, assez semblable à celui que produit un vol de pigeons, leur fit lever la tête : un cycliste, sur sa machine, dévalant à toute vitesse du haut du sentier, les effleura presque au passage, puis, se heurtant quelques mètres plus bas contre un gros peuplier, fit un bond fantastique au beau milieu de la Foux !

« Aïe ! voilà un bain complet ! exclama Norbert, moitié riant, moitié effrayé ; vite, Jacques, tirons-le de là !

— C’est le garçon du jeu de boules, criait Jacques en même temps ; comme il barbote, le malheureux ! »

Et tous deux se trouvaient déjà devant l’endroit où le cycliste avait exécuté son plongeon. Ils n’entendirent point un cri aigu parti de l’autre rive et ne virent pas davantage une petite tête rousse à demi cachée derrière le tronc d’un oranger. Le spectacle qu’ils avaient sous les yeux était assez comique pour les occuper : dans l’eau peu profonde mais rapide, le jeune étranger se débattait avec des mouvements semblables à ceux d’une grenouille.

« Tâchez de saisir ce bâton, je vous aiderai en tirant dessus, lui dit Norbert : y êtes-vous ?… un, deux, trois…

— Arrêtez ! pas si vite, il m’est impossible de remonter ce talus rempli de ronces !… gémit d’un ton piteux le baigneur malgré lui.

— Ah ! dame, ça n’est pas doux, mais il faut en passer par là ou bien rester dans l’eau… Allons, du courage !

— Mais vous ne voyez pas qu’à chaque mouvement je me pique, je m’égratigne… aïe, aïe, c’est affreux !

— Eh donc ! est-ce qu’un grand garçon doit pleurnicher ainsi pour quelques piqûres ?… D’ailleurs, plus vous voudrez mettre de précautions, plus cela vous fera de mal. Regardez si j’y vais carrément. »

Norbert, s’étant avancé sans hésitation parmi les ronces, saisit par la main le petit douillet qui fut bien obligé de suivre sa ferme impulsion et, toujours geignant, grimpa le talus épineux derrière celui qui l’entraînait.

« Bravo ! fit Jacques, qui s’était employé de son mieux à seconder son frère en le retenant par ses habits. Norbert vous a donné encore un fameux coup de main, j’espère que cette fois-ci vous allez le remercier.

— Certainement, répondit le sauvé en frottant avec des grimaces significatives ses bras et ses jambes ruisselants, mais… où donc est-elle ? »

Et il jetait de tous côtés des regards éplorés.

Norbert comprit :

« Ah ! vous cherchez votre machine ?… Elle a fait, comme vous, pouf ! dit-il en riant.

— Dans la rivière ?… Quel malheur ! Comment la ravoir ? »

Mais, à cette exclamation de détresse, le gros Jacques répondit par une autre :

« Parole d’honneur ! elle va réussir… A-t-on jamais vu une fille pareille ?… »

Nous avons dit que les deux frères, très occupés à aider le jeune étranger, n’avaient nullement fait attention à ce qui se passait sur l’autre bord de la Foux. S’ils en avaient eu le loisir, ils auraient vu que, suivant la jolie tête aux cheveux dorés, le corps svelte d’une petite personne d’une dizaine d’années n’avait pas tardé à abandonner sa cachette. Irène Lissac — car c’était elle — avait franchi en deux bonds la distance qui la séparait de la rive. Puis, comprenant que ses cousins suffiraient pour tirer de l’eau le maladroit qui s’y débattait, elle entreprit un autre sauvetage : la bicyclette, lancée plus loin que son maître dans le plein courant de cette eau rapide, s’en venait vers elle, traînant sur les cailloux du fond, lorsque trois énormes pierres qui s’avançaient dans le lit de la Foux comme un promontoire en miniature l’arrêtèrent au passage.

La petite fille, que son caractère décidé disposait à toutes les entreprises difficiles, s’aventura aussitôt sur ces roches minuscules et, s’y agenouillant, tira à elle l’infortunée machine. Il va sans dire qu’Irène était beaucoup moins forte que ses cousins ; mais très souvent l’adresse remplace avantageusement la vigueur physique. Lorsque Jacques poussa son premier cri d’étonnement, le vélocipède était déjà hissé à demi ; encore un effort et la fillette put le coucher au pied d’un arbre.

« Ma pauvre machine si jolie, toute neuve ! Courons voir si elle est cassée, exclama le malheureux cycliste sans songer à ses vêtements trempés. Où est le pont ?

— Bien loin, à plus d’un kilomètre ; il n’y en a pas sur les terres de papa, répondit Norbert.

— Ah ! mon Dieu ! comment faire ?… et la petite qui s’enfuit ! La voyez-vous au loin sous les arbres ?

— Oui, dit Jacques d’un ton rageur, elle se sera figuré que la bicyclette est à nous ; tu vois bien, Norbert, que cette Irène cherche à nous jouer de mauvais tours ?

— Soyez tranquille ! dit Norbert, votre machine est en sûreté et vous pourrez facilement l’avoir en la réclamant chez la personne à qui le bois appartient. Auparavant, il me semble que vous ferez mieux d’aller changer vos vêtements.

— Oui, mais comment retrouver ma route ? J’ai pédalé au hasard sans connaître le chemin ; savez-vous si je suis très loin de la villa des Myrtes ?

— Les Myrtes ! vous avez dit les Myr…

— Certainement, c’est le nom de l’habitation que papa a louée pour nous.

— Et vous y êtes depuis hier soir avec votre mère…

— Votre grand’mère, votre sœur…

— Un domestique et une bonne qui porte un drôle de bonnet…

— Et vous vous appelez Philippe !

— Comment le savez-vous ?

— Norbert ! s’écria Jacques, qui avait prononcé la dernière phrase avec une volubilité extraordinaire, tu avais raison, M. Jouvenet a un fils, et c’est une fameuse chance que nous l’ayons repêché ! »

Puis se tournant vers Philippe : « Nous sommes vos propriétaires !… vous ne vous en doutiez pas, hein ? »

Ils étaient si drôles — l’un ébahi et trempé, l’autre gonflé d’une comique importance — que la gaieté de Norbert éclata.

« Mon frère se trompe, il veut dire que la villa des Myrtes appartient à notre père, expliqua-t-il enfin.

— Ah ! j’y suis : vous êtes les enfants du monsieur qui a les grandes distilleries tout en bas sur la route ; papa nous les a montrées. Touchez là, mes amis, nous n’aurions pas tardé à nous connaître : mais c’est bien mieux ainsi, je ne regrette presque plus mon bain. »

Lorsque Philippe n’était pas en veine de fanfaronnade, son ton devenait plus simple, ses manières plus affables : en un mot, il perdait son air de « petit monsieur content de lui » et sa physionomie y gagnait beaucoup.

Comme ils marchaient constamment au soleil, il ne souffrait pas de ses vêtements humides. Ayant retrouvé son entrain, il raconta chemin faisant à ses nouveaux amis une foule de hâbleries, d’anecdotes invraisemblables destinées à prouver que, malgré sa chute dans la Foux-aux-Roses, il était un cycliste de première force. Le gros Jacques, enchanté d’avoir fait sa connaissance, l’écoutait et l’admirait consciencieusement ; mais son frère, plus avisé et aussi moins enfant, souriait d’un air incrédule, tout en gardant un silence dont l’intention moqueuse finit par embarrasser Philippe.

Au moment où les cloches lointaines sonnaient midi, M. Brial et M. Jouvenet, qui venaient de se rencontrer sur la route, marchaient paisiblement tout en causant, lorsqu’ils virent apparaître le groupe des jeunes garçons :

« Voilà des enfants qui nous évitent la peine de les présenter les uns aux autres, s’écria l’architecte ; je serai charmé, cher monsieur, si mon Philippe et vos fils s’accordent et deviennent bons camarades ; mais… je ne me trompe pas, ce gamin a quelque chose d’extraordinaire…

— On dirait qu’il est tombé à l’eau…

— Encore une prouesse de mon étourneau ! Halte-là ! maladroit ; d’où sors-tu dans ce piteux état ? »

Philippe n’était pas précisément à son aise pour répondre en présence de ses nouveaux amis ; enfin, la vanité l’emportant, il prit un air délibéré :

« Ce n’est pas ma faute, père ; ma bicyclette a tourné en buttant contre un arbre et m’a entraîné dans une petite rivière qui se trouve là-bas ; mais je m’en suis tiré tout de suite.

— Tu auras lâché le guidon, ou perdu la tête.

— Pas du tout ; je la dirigeais fort bien, quand elle est partie tout de travers.

— Allons donc, c’est impossible !… Qu’est-ce que cette rivière ? » demanda l’architecte aux autres garçons.

M. Brial prit la parole :

« Il s’agit sans doute de la Foux-aux-Roses, le petit cours d’eau qui borne ma propriété à l’est ; et la route qui longe la rive offre une pente dangereuse pour un vélocipède.

— Oh ! monsieur, il y aurait peut-être du danger pour un débutant, répartit Philippe avec dignité ; mais pour moi…

— Vraiment !… Je serais fort aise d’apprendre la différence que tu fais entre un débutant et un garçon qui, comme toi, se sert d’une bicyclette depuis moins d’un mois. »

Norbert lut un certain mécontentement dans le regard que M. Jouvenet attachait sur son fils en prononçant ces mots.

« Du reste, ajouta-t-il, si tu crois que ta machine est seule cause de l’accident, nous la mettrons de côté et je t’interdirai de t’en servir.

— Je ne dis pas cela », balbutia Philippe, perdant un peu de son aplomb.

M. Brial, qui le considérait en riant, voulut venir à son secours.

« Où donc est-elle, cette fameuse machine ? demanda-t-il.

— Elle est tombée dans l’eau en même temps que moi, et une petite fille l’a tirée sur l’autre bord. »

Jacques interrompit avec animation :

« C’est Irène, père, c’est Irène qui, pour nous jouer un mauvais tour, nous a volé la bicyclette, et puis elle s’est sauvée.

— Silence ! enfant. Volé est un bien gros mot dans ta bouche, lorsque tu parles d’une personne de notre famille… Rassurez-vous, cher monsieur, ajouta M. Brial, en quittant le ton sévère qu’il avait pris, je vous indiquerai l’adresse de Mlle Dorothée Lissac ; c’est chez elle que vous pourrez faire réclamer le vélo de Philippe. »

La petite troupe se remit en marche, et l’on se quitta devant les Myrtes, où Philippe rentrait moins fringant qu’il n’en était sorti. Cependant, comme il n’avait pas laissé sa vantardise au fond de l’eau, il donna une dernière poignée de main à ses compagnons en leur disant :

« Je n’ai pas voulu contredire papa, mais il a tort de me prendre pour un débutant ; je suis très fort, et je n’aurais pas peur de descendre sur ma bicyclette une côte beaucoup plus raide que ce petit chemin.

— Au revoir ! à bientôt ! criait Marthe, qui remontait en courant les allées du jardin, au moment où ses frères s’arrêtaient devant la maison.

— À qui parles-tu ? lui demanda Norbert.

— Devinez ! répondit-elle, toute radieuse.

— Devine toi-même ce qui nous est arrivé !… Une véritable aventure !

— Racontez-la moi, alors ; une aventure, c’est trop extraordinaire pour être deviné.

— Commence par nous dire à qui tu parlais, ou tu ne sauras rien.

— Eh bien ! s’écria Marthe, dont les yeux brillaient de joie, c’est à Nadine Jouvenet. J’ai passé la matinée aux Myrtes ; j’ai vu sa grand’mère, sa mère, sa bonne, son chien ; tout le monde, enfin… Ce qui est le plus drôle, c’est avec le chien que j’ai d’abord fait connaissance.

— À table ! enfants ; nous sommes tous en retard, et votre maman doit nous attendre », s’écria gaiement M. Brial, qui venait de rentrer.

Ce fut au déjeuner que Marthe apprit comment ses frères et Philippe s’étaient rencontrés. Leur récit fut si souvent interrompu par les réflexions de tous les auditeurs qu’on quitta la table avant qu’elle eût entamé sa propre aventure.

« À ton tour, à présent, parle-nous de Nadine, dit Norbert, en l’entraînant sur un des bancs de la salle de verdure.

— Oh ! mon histoire est drôle aussi… Pendant que j’étais seule au jardin, je suis allée m’asseoir sur le rebord en pierre de la petite terrasse…

— Pour voir ce qui se passait plus bas dans le jardin des Myrtes et désobéir à maman, fit Jacques.

— Pas du tout, monsieur ; j’avais tiré de ma corbeille trois belles pelotes de laine, et je commençais des chaussons pour Marie, ma filleule…

— Un quatre-vingt-dix-neuvième ouvrage que tu termineras comme les autres.

— Jacques, tu es insupportable ; ce n’est pas à toi que je parle, c’est à Norbert… Il y avait assez longtemps que je travaillais sans même lever la tête ; mais au pied de la terrasse, dans le jardin des Myrtes, j’entendais remuer les branches, on poussait de petits cris comme un enfant qui pleure ; au troisième cri, je n’ai pas pu résister au désir de me pencher tout doucement et j’ai aperçu… devinez…

— La sœur de Philippe, sans doute ?

— Non, un beau caniche noir qui me regardait avec des yeux brillants comme des escarboucles.

— Un caniche, c’est superbe pour compléter une famille intéressante, dit Norbert : toi qui as la langue bien pendue, je parie que tu as trouvé moyen de lui faire la conversation.

— Dame !… d’abord je lui ai dit : « Bonjour, mon voisin », et il a remué la queue si gentiment pour me remercier que j’ai ajouté : « Tu es le plus joli chien du monde… » Bah ! il se moquait bien de mon compliment : en me penchant, j’avais fait tomber mes pelotes de laine dans le jardin et il se payait une vraie partie ; il jappait, il gambadait… à chaque coup de patte, les pauvres pelotes roulaient et la laine dévidée s’accrochait à toutes les plantes ; j’avais beau crier, rien ne l’arrêtait.

— Que j’aurais voulu le voir ! s’écria Jacques ; c’est un chien comme cela qu’il nous faudrait !… et la petite fille, tu n’en parles pas.

— Attends un peu : tout à coup une grosse voix a crié : « Morilo !… » mais le toutou s’est blotti sous un buisson. C’était la domestique au bonnet rond, elle tenait une cravache à la main. À la vue des fils tendus de-ci de-là, elle a ajouté avec un drôle d’accent : « Ah ben, en v’là d’une autre ! c’est-il comme ça qu’ils prennent les oiseaux ici !… V’nez voir, mam’zelle Nadine. » Et Nadine est accourue.

— Est-elle aussi laide que Rousseline le prétend ? demandèrent ensemble les deux garçons.

— Au contraire ; elle est petite pour une fille du même âge que moi, mais si gentille !… elle a de longues boucles blond cendré et des yeux bleus comme la bague en turquoise de maman ; elle disait : « Tu te trompes, Généreuse, ce n’est pas un piège… à quoi cela peut-il servir ? » Morilo est alors sorti de sa cachette pour sauter autour d’elle ; tout de suite elle a deviné que c’était son ouvrage, et plus elle avait l’air content, plus Généreuse était en colère. Moi, je m’étais cachée derrière le lilas pour voir sans être vue ; je comptais sans Morilo qui est un chien très extraordinaire ; il se dressait sur ses pattes de derrière et jappait en regardant de mon côté. C’est lui qui m’a fait découvrir, il a bien fallu me montrer.

— Alors, dit Jacques toujours impatient, Nadine et toi, vous avez causé.

— Je n’y tenais plus, j’ai tout expliqué juste au moment où la grand’mère de Nadine arrivait d’un côté et mère de l’autre. Mme Francœur a plaidé pour moi, et j’ai obtenu la permission d’aider à défaire l’ouvrage de Morilo. Jamais, non, jamais de ma vie je n’ai passé une matinée aussi agréable. »

Marthe donna une foule de détails sur la famille de l’architecte : elle dit que Mme Jouvenet était bonne et aimable, que la grand’maman parlait toujours de Mortagne, et que la grosse Généreuse l’avait beaucoup amusée avec ses discours à la mode des campagnards normands.

Une partie de l’après-midi fut employée à cette intéressante causerie.


  1. Source formant une petite rivière.