G. Charpentier (p. 86-135).


III


À Plassans, dans cette ville close où la division des classes se trouvait si nettement marquée en 1848, le contre-coup des événements politiques était très-sourd. Aujourd’hui même, la voix du peuple s’y étouffe ; la bourgeoisie y met sa prudence, la noblesse son désespoir muet, le clergé sa fine sournoiserie. Que des rois se volent un trône ou que des républiques se fondent, la ville s’agite à peine. On dort à Plassans, quand on se bat à Paris. Mais la surface a beau paraître calme et indifférente, il y a, au fond, un travail caché très-curieux à étudier. Si les coups de fusil sont rares dans les rues, les intrigues dévorent les salons de la ville neuve et du quartier Saint-Marc. Jusqu’en 1830, le peuple n’a pas compté. Encore aujourd’hui, on agit comme s’il n’était pas. Tout se passe entre le clergé, la noblesse et la bourgeoisie. Les prêtres, très-nombreux, donnent le ton à la politique de l’endroit ; ce sont des mines souterraines, des coups dans l’ombre, une tactique savante et peureuse qui permet à peine de faire un pas en avant ou en arrière tous les dix ans. Ces luttes secrètes d’hommes qui veulent avant tout éviter le bruit, demandent une finesse particulière, une aptitude aux petites choses, une patience de gens privés de passions. Et c’est ainsi que les lenteurs provinciales, dont on se moque volontiers à Paris, sont pleines de traîtrises, d’égorgillements sournois, de défaites et de victoires cachées. Ces bonshommes, surtout quand leurs intérêts sont en jeu, tuent à domicile, à coups de chiquenaudes, comme nous tuons à coups de canon, en place publique.

L’histoire politique de Plassans, ainsi que celle de toutes les petites villes de la Provence, offre une curieuse particularité. Jusqu’en 1830, les habitants restèrent catholiques pratiquants et fervents royalistes ; le peuple lui-même ne jurait que par Dieu et que par ses rois légitimes. Puis un étrange revirement eut lieu ; la foi s’en alla, la population ouvrière et bourgeoise, désertant la cause de la légitimité, se donna peu à peu au grand mouvement démocratique de notre époque. Lorsque la révolution de 1848 éclata, la noblesse et le clergé se trouvèrent seuls à travailler au triomphe d’Henri V. Longtemps ils avaient regardé l’avénement des Orléans comme un essai ridicule qui ramènerait tôt ou tard les Bourbons ; bien que leurs espérances fussent singulièrement ébranlées, ils n’en engagèrent pas moins la lutte, scandalisés par la défection de leurs anciens fidèles et s’efforçant de les ramener à eux. Le quartier Saint-Marc, aidé de toutes les paroisses, se mit à l’œuvre. Dans la bourgeoisie, dans le peuple surtout, l’enthousiasme fut grand au lendemain des journées de février ; ces apprentis républicains avaient hâte de dépenser leur fièvre révolutionnaire. Mais pour les rentiers de la ville neuve, ce beau feu eut l’éclat et la durée d’un feu de paille. Les petits propriétaires, les commerçants retirés, ceux qui avaient dormi leurs grasses matinées ou arrondi leur fortune sous la monarchie, furent bientôt pris de panique ; la république, avec sa vie de secousses, les fit trembler pour leur caisse et pour leur chère existence d’égoïstes. Aussi, lorsque la réaction cléricale de 1849 se déclara, presque toute la bourgeoisie de Plassans passa-t-elle au parti conservateur. Elle y fut reçue à bras ouverts. Jamais la ville neuve n’avait eu des rapports si étroits avec le quartier Saint-Marc ; certains nobles allèrent jusqu’à toucher la main à des avoués et à d’anciens marchands d’huile. Cette familiarité inespérée enthousiasma le nouveau quartier, qui fit, dès lors, une guerre acharnée au gouvernement républicain. Pour amener un pareil rapprochement, le clergé dut dépenser des trésors d’habileté et de patience. Au fond, la noblesse de Plassans se trouvait plongée, comme une moribonde, dans une prostration invincible ; elle gardait sa foi, mais elle était prise du sommeil de la terre, elle préférait ne pas agir, laisser faire le ciel ; volontiers elle aurait protesté par son silence seul, sentant vaguement peut-être que ses dieux étaient morts et qu’elle n’avait plus qu’à aller les rejoindre. Même à cette époque de bouleversement, lorsque la catastrophe de 1848 put lui faire espérer un instant le retour des Bourbons, elle se montra engourdie, indifférente, parlant de se jeter dans la mêlée et ne quittant qu’à regret le coin de son feu. Le clergé combattit sans relâche ce sentiment d’impuissance et de résignation. Il y mit une sorte de passion. Un prêtre, lorsqu’il désespère, n’en lutte que plus âprement ; toute la politique de l’Église est d’aller droit devant elle, quand même, remettant la réussite de ses projets à plusieurs siècles, s’il est nécessaire, mais ne perdant pas une heure, se poussant toujours en avant, d’un effort continu. Ce fut donc le clergé qui, à Plassans, mena la réaction. La noblesse devint son prête-nom, rien de plus ; il se cacha derrière elle, il la gourmanda, la dirigea, parvint même à lui rendre une vie factice. Quand il l’eut amenée à vaincre ses répugnances au point de faire cause commune avec la bourgeoisie, il se crut certain de la victoire. Le terrain était merveilleusement préparé ; cette ancienne ville royaliste, cette population de bourgeois paisibles et de commerçants poltrons devait fatalement se ranger tôt ou tard dans le parti de l’ordre. Le clergé, avec sa tactique savante, hâta la conversion. Après avoir gagné les propriétaires de la ville neuve, il sut même convaincre les petits détaillants du vieux quartier. Dès lors, la réaction fut maîtresse de la ville. Toutes les opinions étaient représentées dans cette réaction ; jamais on ne vit un pareil mélange de libéraux tournés à l’aigre, de légitimistes, d’orléanistes, de bonapartistes, de cléricaux. Mais peu importait, à cette heure. Il s’agissait uniquement de tuer la République. Et la République agonisait. Une fraction du peuple, un millier d’ouvriers au plus, sur les dix mille âmes de la ville, saluaient encore l’arbre de la liberté, planté au milieu de la place de la Sous-Préfecture.

Les plus fins politiques de Plassans, ceux qui dirigeaient le mouvement réactionnaire, ne flairèrent l’empire que fort tard. La popularité du prince Louis-Napoléon leur parut un engouement passager de la foule dont on aurait facilement raison. La personne même du prince leur inspirait une admiration médiocre. Ils le jugeaient nul, songe creux, incapable de mettre la main sur la France et surtout de se maintenir au pouvoir. Pour eux, ce n’était qu’un instrument dont ils comptaient se servir, qui ferait la place nette, et qu’ils mettraient à la porte, lorsque l’heure serait venue où le vrai prétendant devrait se montrer. Cependant, les mois s’écoulèrent, ils devinrent inquiets. Alors seulement ils eurent vaguement conscience qu’on les dupait. Mais on ne leur laissa pas le temps de prendre un parti ; le coup d’État éclata sur leur tête, et ils durent applaudir. La grande impure, la République, venait d’être assassinée. C’était un triomphe quand même. Le clergé et la noblesse acceptèrent les faits avec résignation, remettant à plus tard la réalisation de leurs espérances, se vengeant de leur mécompte en s’unissant aux bonapartistes pour écraser les derniers républicains.

Ces événements fondèrent la fortune des Rougon. Mêlés aux diverses phases de cette crise, ils grandirent sur les ruines de la liberté. Ce fut la République que volèrent ces bandits à l’affût ; après qu’on l’eut égorgée, ils aidèrent à la détrousser.

Au lendemain des journées de février, Félicité, le nez le plus fin de la famille, comprit qu’ils étaient enfin sur la bonne piste. Elle se mit à tourner autour de son mari, à l’aiguillonner, pour qu’il se remuât. Les premiers bruits de révolution avaient effrayé Pierre. Lorsque sa femme lui eut fait entendre qu’ils avaient peu à perdre et beaucoup à gagner dans un bouleversement, il se rangea vite à son opinion.

— Je ne sais ce que tu peux faire, répétait Félicité, mais il me semble qu’il y a quelque chose à faire. M. de Carnavant ne nous disait-il pas, l’autre jour, qu’il serait riche si jamais Henri V revenait, et que ce roi récompenserait magnifiquement ceux qui auraient travaillé à son retour. Notre fortune est peut-être là. Il serait temps d’avoir la main heureuse.

Le marquis de Carnavant, ce noble qui, selon la chronique scandaleuse de la ville, avait connu intimement la mère de Félicité, venait, en effet, de temps à autre rendre visite aux époux. Les méchantes langues prétendaient que madame Rougon lui ressemblait. C’était un petit homme, maigre, actif, alors âgé de soixante-quinze ans, dont cette dernière semblait avoir pris, en vieillissant, les traits et les allures. On racontait que les femmes lui avaient dévoré les débris d’une fortune déjà fort entamée par son père au temps de l’émigration. Il avouait, d’ailleurs, sa pauvreté de fort bonne grâce. Recueilli par un de ses parents, le comte de Valqueyras, il vivait en parasite, mangeant à la table du comte, habitant un étroit logement situé sous les combles de son hôtel.

— Petite, disait-il souvent en tapotant les joues de Félicité, si jamais Henri V me rend une fortune, je te ferai mon héritière.

Félicité avait cinquante ans qu’il l’appelait encore « petite ». C’était à ces tapes familières et à ces continuelles promesses d’héritage que madame Rougon pensait en poussant son mari dans la politique. Souvent M. de Carnavant s’était plaint amèrement de ne pouvoir lui venir en aide. Nul doute qu’il ne se conduisît en père à son égard, le jour où il serait puissant. Pierre, auquel sa femme expliqua la situation à demi-mots, se déclara prêt à marcher dans le sens qu’on lui indiquerait.

La position particulière du marquis fit de lui, à Plassans, dès les premiers jours de la République, l’agent actif du mouvement réactionnaire. Ce petit homme remuant, qui avait tout à gagner au retour de ses rois légitimes, s’occupa avec fièvre du triomphe de leur cause. Tandis que la noblesse riche du quartier Saint-Marc s’endormait dans son désespoir muet, craignant peut-être de se compromettre et de se voir de nouveau condamnée à l’exil, lui se multipliait, faisait de la propagande, racolait des fidèles. Il fut une arme dont une main invisible tenait la poignée. Dès lors, ses visites chez les Rougon devinrent quotidiennes. Il lui fallait un centre d’opérations. Son parent, M. de Valqueyras, lui ayant défendu d’introduire des affiliés dans son hôtel, il avait choisi le salon jaune de Félicité. D’ailleurs, il ne tarda pas à trouver dans Pierre un aide précieux. Il ne pouvait aller prêcher lui-même la cause de la légitimité aux petits détaillants et aux ouvriers du vieux quartier ; on l’aurait hué. Pierre, au contraire, qui avait vécu au milieu de ces gens-là, parlait leur langue, connaissait leurs besoins, arrivait à les catéchiser en douceur. Il devint ainsi l’homme indispensable. En moins de quinze jours, les Rougon furent plus royalistes que le roi. Le marquis, en voyant le zèle de Pierre, s’était finement abrité derrière lui. À quoi bon se mettre en vue, quand un homme à fortes épaules veut bien endosser toutes les sottises d’un parti. Il laissa Pierre trôner, se gonfler d’importance, parler en maître, se contentant de le retenir ou de le jeter en avant, selon les nécessités de la cause. Aussi l’ancien marchand d’huile fut-il bientôt un personnage. Le soir, quand ils se retrouvaient seuls, Félicité lui disait :

— Marche, ne crains rien. Nous sommes en bon chemin. Si cela continue, nous serons riches, nous aurons un salon pareil à celui du receveur, et nous donnerons des soirées.

Il s’était formé chez les Rougon un noyau de conservateurs qui se réunissaient chaque soir dans le salon jaune pour déblatérer contre la République.

Il y avait là trois ou quatre négociants retirés qui tremblaient pour leurs rentes, et qui appelaient de tous leurs vœux un gouvernement sage et fort. Un ancien marchand d’amandes, membre du conseil municipal, M. Isidore Granoux, était comme le chef de ce groupe. Sa bouche en bec de lièvre, fendue à cinq ou six centimètres du nez, ses yeux ronds, son air à la fois satisfait et ahuri, le faisaient ressembler à une oie grasse qui digère dans la salutaire crainte du cuisinier. Il parlait peu, ne pouvant trouver les mots ; il n’écoutait que lorsqu’on accusait les républicains de vouloir piller les maisons des riches, se contentant alors de devenir rouge à faire craindre une apoplexie et de murmurer des invectives sourdes, au milieu desquelles revenaient les mots « fainéants, scélérats, voleurs, assassins ».

Tous les habitués du salon jaune, à la vérité, n’avaient pas l’épaisseur de cette oie grasse. Un riche propriétaire, M. Roudier, au visage grassouillet et insinuant, y discourait des heures entières, avec la passion d’un orléaniste que la chute de Louis-Philippe avait dérangé dans ses calculs. C’était un bonnetier de Paris retiré à Plassans, ancien fournisseur de la cour, qui avait fait de son fils un magistrat, comptant sur les Orléans pour pousser ce garçon aux plus hautes dignités. La révolution ayant tué ses espérances, il s’était jeté dans la réaction à corps perdu. Sa fortune, ses anciens rapports commerciaux avec les Tuileries, dont il semblait faire des rapports de bonne amitié, le prestige que prend en province tout homme qui a gagné de l’argent à Paris et qui daigne venir le manger au fond d’un département, lui donnaient une très-grande influence dans le pays ; certaines gens l’écoutaient parler comme un oracle.

Mais la plus forte tête du salon jaune était à coup sûr le commandant Sicardot, le beau-père d’Aristide. Taillé en Hercule, le visage rouge brique, couturé et planté de bouquets de poil gris, il comptait parmi les plus glorieuses ganaches de la grande armée. Dans les journées de février, la guerre des rues seule l’avait exaspéré ; il ne tarissait pas sur ce sujet, disant avec colère qu’il était honteux de se battre de la sorte ; et il rappelait avec orgueil le grand règne de Napoléon.

On voyait aussi, chez les Rougon, un personnage aux mains humides, aux regards louches, le sieur Vuillet, un libraire qui fournissait d’images saintes et de chapelets toutes les dévotes de la ville. Vuillet tenait la librairie classique et la librairie religieuse ; il était catholique pratiquant, ce qui lui assurait la clientèle des nombreux couvents et des paroisses. Par un coup de génie, il avait joint à son commerce la publication d’un petit journal bi-hebdomadaire, la Gazette de Plassans, dans lequel il s’occupait exclusivement des intérêts du clergé. Ce journal lui mangeait chaque année un millier de francs ; mais il faisait de lui le champion de l’Église, et l’aidait à écouler les rossignols sacrés de sa boutique. Cet homme illettré, dont l’orthographe était douteuse, rédigeait lui-même les articles de la Gazette avec une humilité et un fiel qui lui tenaient lieu de talent. Aussi le marquis, en se mettant en campagne, avait-il été frappé du parti qu’il pourrait tirer de cette figure plate de sacristain, de cette plume grossière et intéressée. Depuis février, les articles de la Gazette contenaient moins de fautes ; le marquis les revoyait.

On peut imaginer, maintenant, le singulier spectacle que le salon jaune des Rougon offrait chaque soir. Toutes les opinions se coudoyaient et aboyaient à la fois contre la République. On s’entendait dans la haine. Le marquis, d’ailleurs, qui ne manquait pas une réunion, apaisait par sa présence les petites querelles qui s’élevaient entre le commandant et les autres adhérents. Ces roturiers étaient secrètement flattés des poignées de main qu’il voulait bien leur distribuer à l’arrivée et au départ. Seul, Roudier, en libre penseur de la rue Saint-Honoré, disait que le marquis n’avait pas un sou, et qu’il se moquait du marquis. Ce dernier gardait un aimable sourire de gentilhomme ; il s’encanaillait avec ces bourgeois, sans une seule des grimaces de mépris que tout autre habitant du quartier Saint-Marc aurait cru devoir faire. Sa vie de parasite l’avait assoupli. Il était l’âme du groupe. Il commandait au nom de personnages inconnus, dont il ne livrait jamais les noms. « Ils veulent ceci, ils ne veulent pas cela », disait-il. Ces dieux cachés, veillant aux destinées de Plassans du fond de leur nuage, sans paraître se mêler directement des affaires publiques, devaient être certains prêtres, les grands politiques du pays. Quand le marquis prononçait cet « ils » mystérieux, qui inspirait à l’assemblée un merveilleux respect, Vuillet confessait par une attitude béate qu’il les connaissait parfaitement.

La personne la plus heureuse dans tout cela était Félicité. Elle commençait enfin à avoir du monde dans son salon. Elle se sentait bien un peu honteuse de son vieux meuble de velours jaune ; mais elle se consolait en pensant au riche mobilier qu’elle achèterait, lorsque la bonne cause aurait triomphé. Les Rougon avaient fini par prendre leur royalisme au sérieux. Félicité allait jusqu’à dire, quand Roudier n’était pas là, que, s’ils n’avaient pas fait fortune dans leur commerce d’huile, la faute en était à la monarchie de Juillet. C’était une façon de donner une couleur politique à leur pauvreté. Elle trouvait des caresses pour tout le monde, même pour Granoux, inventant chaque soir une nouvelle façon polie de le réveiller, à l’heure du départ.

Le salon, ce noyau de conservateurs appartenant à tous les partis, et qui grossissait journellement, eut bientôt une grande influence. Par la diversité de ses membres, et surtout grâce à l’impulsion secrète que chacun d’eux recevait du clergé, il devint le centre réactionnaire qui rayonna sur Plassans entier. La tactique du marquis, qui s’effaçait, fit regarder Rougon comme le chef de la bande. Les réunions avaient lieu chez lui, cela suffisait aux yeux peu clairvoyants du plus grand nombre pour le mettre à la tête du groupe et le désigner à l’attention publique. On lui attribua toute la besogne ; on le crut le principal ouvrier de ce mouvement qui, peu à peu, ramenait au parti conservateur les républicains enthousiastes de la veille. Il est certaines situations dont bénéficient seuls les gens tarés. Ils fondent leur fortune là où des hommes mieux posés et plus influents n’auraient point osé risquer la leur. Certes, Roudier, Granoux et les autres, par leur position d’hommes riches et respectés, semblaient devoir être mille fois préférés à Pierre comme chefs actifs du parti conservateur. Mais aucun d’eux n’aurait consenti à faire de son salon un centre politique ; leurs convictions n’allaient pas jusqu’à se compromettre ouvertement ; en somme, ce n’étaient que des braillards, des commères de province, qui voulaient bien cancaner chez un voisin contre la République, du moment où le voisin endossait la responsabilité de leurs cancans. La partie était trop chanceuse. Il n’y avait pour la jouer, dans la bourgeoisie de Plassans, que les Rougon, ces grands appétits inassouvis et poussés aux résolutions extrêmes.

En avril 1849, Eugène quitta brusquement Paris et vint passer quinze jours auprès de son père. On ne connut jamais bien le but de ce voyage. Il est à croire qu’Eugène vint tâter sa ville natale pour savoir s’il y poserait avec succès sa candidature de représentant à l’Assemblée législative, qui devait remplacer prochainement la Constituante. Il était trop fin pour risquer un échec. Sans doute l’opinion publique lui parut peu favorable, car il s’abstint de toute tentative. On ignorait, d’ailleurs, à Plassans, ce qu’il était devenu, ce qu’il faisait à Paris. À son arrivée, on le trouva moins gros, moins endormi. On l’entoura, on tâcha de le faire causer. Il feignit l’ignorance, ne se livrant pas, forçant les autres à se livrer. Des esprits plus souples eussent trouvé, sous son apparente flânerie, un grand souci des opinions politiques de la ville. Il semblait sonder le terrain plus encore pour un parti que pour son propre compte.

Bien qu’il eût renoncé à toute espérance personnelle, il n’en resta pas moins à Plassans jusqu’à la fin du mois, très-assidu surtout aux réunions du salon jaune. Dès le premier coup de sonnette, il s’asseyait dans le creux d’une fenêtre, le plus loin possible de la lampe. Il demeurait là toute la soirée, le menton sur la paume de la main droite, écoutant religieusement. Les plus grosses niaiseries le laissaient impassible. Il approuvait tout de la tête, jusqu’aux grognements effarés de Granoux. Quand on lui demandait son avis, il répétait poliment l’opinion de la majorité. Rien ne parvint à lasser sa patience, ni les rêves creux du marquis qui parlait des Bourbons comme au lendemain de 1815, ni les effusions bourgeoises de Roudier, qui s’attendrissait en comptant le nombre de paires de chaussettes qu’il avait fournies jadis au roi citoyen. Au contraire, il paraissait fort à l’aise au milieu de cette tour de Babel. Parfois, quand tous ces grotesques tapaient à bras raccourcis sur la République, on voyait ses yeux rire sans que ses lèvres perdissent leur moue d’homme grave. Sa façon recueillie d’écouter, sa complaisance inaltérable lui avaient concilié toutes les sympathies. On le jugeait nul, mais bon enfant. Lorsqu’un ancien marchand d’huile ou d’amandes, ne pouvait placer, au milieu du tumulte, de quelle façon il sauverait la France, s’il était le maître, il se réfugiait auprès d’Eugène et lui criait ses plans merveilleux à l’oreille. Eugène hochait doucement la tête, comme ravi des choses élevées qu’il entendait. Vuillet seul le regardait d’un air louche. Ce libraire, doublé d’un sacristain et d’un journaliste, parlant moins que les autres, observait davantage. Il avait remarqué que l’avocat causait parfois dans les coins avec le commandant Sicardot. Il se promit de les surveiller, mais il ne put jamais surprendre une seule de leurs paroles. Eugène faisait taire le commandant d’un clignement d’yeux, dès qu’il approchait. Sicardot, à partir de cette époque, ne parla plus des Napoléon qu’avec un mystérieux sourire.

Deux jours avant son retour à Paris, Eugène rencontra sur le cours Sauvaire son frère Aristide, qui l’accompagna quelques instants, avec l’insistance d’un homme en quête d’un conseil. Aristide était dans une grande perplexité. Dès la proclamation de la République, il avait affiché le plus vif enthousiasme pour le gouvernement nouveau. Son intelligence, assouplie par ses deux années de séjour à Paris, voyait plus loin que les cerveaux épais de Plassans ; il devinait l’impuissance des légitimistes et des orléanistes, sans distinguer avec netteté quel serait le troisième larron qui viendrait voler la République. À tout hasard, il s’était mis du côté des vainqueurs. Il avait rompu tout rapport avec son père, le qualifiant en public de vieux fou, de vieil imbécile enjôlé par la noblesse.

— Ma mère est pourtant une femme intelligente, ajoutait-il. Jamais je ne l’aurais crue capable de pousser son mari dans un parti dont les espérances sont chimériques. Ils vont achever de se mettre sur la paille. Mais les femmes n’entendent rien à la politique.

Lui, voulait se vendre, le plus cher possible. Sa grande inquiétude fut dès lors de prendre le vent, de se mettre toujours du côté de ceux qui pourraient, à l’heure du triomphe, le récompenser magnifiquement. Par malheur, il marchait en aveugle ; il se sentait perdu, au fond de sa province, sans boussole, sans indications précises. En attendant que le cours des événements lui traçât une voie sûre, il garda l’attitude de républicain enthousiaste prise par lui dès le premier jour. Grâce à cette attitude, il resta à la sous-préfecture ; on augmenta même ses appointements. Mordu bientôt par le désir de jouer un rôle, il détermina un libraire, un rival de Vuillet, à fonder un journal démocratique, dont il devint un des rédacteurs les plus âpres. L’Indépendant fit, sous son impulsion, une guerre sans merci aux réactionnaires. Mais le courant l’entraîna peu à peu, malgré lui, plus loin qu’il ne voulait aller ; il en arriva à écrire des articles incendiaires qui lui donnaient des frissons lorsqu’il les relisait. On remarqua beaucoup, à Plassans, une série d’attaques dirigées par le fils contre les personnes que le père recevait chaque soir dans le fameux salon jaune. La richesse des Roudier et des Granoux exaspérait Aristide au point de lui faire perdre toute prudence. Poussé par ses aigreurs jalouses d’affamé, il s’était fait de la bourgeoisie une ennemie irréconciliable, lorsque l’arrivée d’Eugène et la façon dont il se comporta à Plassans vinrent le consterner. Il accordait à son frère une grande habileté. Selon lui, ce gros garçon endormi ne sommeillait jamais que d’un œil, comme les chats à l’affût devant un trou de souris. Et voilà qu’Eugène passait les soirées entières dans le salon jaune, écoutant religieusement ces grotesques que lui, Aristide, avait si impitoyablement raillés. Quand il sut, par les bavardages de la ville, que son frère donnait des poignées de main à Granoux et en recevait du marquis, il se demanda avec anxiété ce qu’il devait croire. Se serait-il trompé à ce point ? Les légitimistes ou les orléanistes auraient-ils quelque chance de succès ? Cette pensée le terrifia. Il perdit son équilibre, et, comme il arrive souvent, il tomba sur les conservateurs avec plus de rage, pour se venger de son aveuglement.

La veille du jour où il arrêta Eugène sur le cours Sauvaire, il avait publié, dans l’Indépendant, un article terrible sur les menées du clergé, en réponse à un entrefilet de Vuillet, qui accusait les républicains de vouloir démolir les églises. Vuillet était la bête noire d’Aristide. Il ne se passait pas de semaine sans que les deux journalistes échangeassent les plus grossières injures. En province, où l’on cultive encore la périphrase, la polémique met le catéchisme poissard en beau langage : Aristide appelait son adversaire « frère Judas », ou encore « serviteur de saint Antoine », et Vuillet répondait galamment en traitant le républicain de « monstre gorgé de sang dont la guillotine était l’ignoble pourvoyeuse. »

Pour sonder son frère, Aristide, qui n’osait paraître inquiet ouvertement, se contenta de lui demander :

— As-tu lu mon article d’hier ? Qu’en penses-tu ?

Eugène eut un léger mouvement d’épaules.

— Vous êtes un niais, mon frère, répondit-il simplement.

— Alors, s’écria le journaliste en pâlissant, tu donnes raison à Vuillet, tu crois au triomphe de Vuillet.

— Moi !… Vuillet…

Il allait certainement ajouter : « Vuillet est un niais comme toi. » Mais en apercevant la face grimaçante de son frère qui se tendait anxieusement vers lui, il parut pris d’une subite défiance.

— Vuillet a du bon, dit-il avec tranquillité.

En quittant son frère, Aristide se sentit encore plus perplexe qu’auparavant. Eugène avait dû se moquer de lui, car Vuillet était bien le plus sale personnage qu’on pût imaginer. Il se promit d’être prudent, de ne pas se lier davantage, de façon à avoir les mains libres, s’il lui fallait un jour aider un parti à étrangler la République.

Le matin même de son départ, une heure avant de monter en diligence, Eugène emmena son père dans la chambre à coucher et eut avec lui un long entretien. Félicité, restée dans le salon, essaya vainement d’écouter. Les deux hommes parlaient bas, comme s’ils eussent redouté qu’une seule de leurs paroles pût être entendue du dehors. Quand ils sortirent enfin de la chambre, ils paraissaient très-animés. Après avoir embrassé son père et sa mère, Eugène, dont la voix traînait d’habitude, dit avec une vivacité émue :

— Vous m’avez bien compris, mon père ? Là est notre fortune. Il faut travailler de toutes nos forces, dans ce sens. Ayez foi en moi.

— Je suivrai tes instructions fidèlement, répondit Rougon. Seulement n’oublie pas ce que je t’ai demandé comme prix de mes efforts.

— Si nous réussissons, vos désirs seront satisfaits, je vous le jure. D’ailleurs, je vous écrirai, je vous guiderai, selon la direction que prendront les événements. Pas de panique ni d’enthousiasme. Obéissez-moi en aveugle.

— Qu’avez-vous donc comploté ? demanda curieusement Félicité.

— Ma chère mère, répondit Eugène avec un sourire, vous avez trop douté de moi pour que je vous confie aujourd’hui mes espérances, qui ne reposent encore que sur des calculs de probabilité. Il vous faudrait la foi pour me comprendre. D’ailleurs, mon père vous instruira quand l’heure sera venue.

Et comme Félicité prenait l’attitude d’une femme piquée, il ajouta à son oreille, en l’embrassant de nouveau :

— Je tiens de toi, bien que tu m’aies renié. Trop d’intelligence nuirait en ce moment. Lorsque la crise arrivera, c’est toi qui devras conduire l’affaire.

Il s’en alla ; puis il rouvrit la porte, et dit encore d’une voix impérieuse :

— Surtout, défiez-vous d’Aristide, c’est un brouillon qui gâterait tout. Je l’ai assez étudié pour être certain qu’il retombera toujours sur ses pieds. Ne vous apitoyez pas ; car, si nous faisons fortune, il saura nous voler sa part.

Quand Eugène fut parti, Félicité essaya de pénétrer le secret qu’on lui cachait. Elle connaissait trop son mari pour l’interroger ouvertement ; il lui aurait répondu avec colère que cela ne la regardait pas. Mais, malgré la tactique savante qu’elle déploya, elle n’apprit absolument rien. Eugène, à cette heure trouble où la plus grande discrétion était nécessaire, avait bien choisi son confident. Pierre, flatté de la confiance de son fils, exagéra encore cette lourdeur passive qui faisait de lui une masse grave et impénétrable. Lorsque Félicité eut compris qu’elle ne saurait rien, elle cessa de tourner autour de lui. Une seule curiosité lui resta, la plus âpre. Les deux hommes avaient parlé d’un prix stipulé par Pierre lui-même. Quel pouvait être ce prix ? Là était le grand intérêt pour Félicité, qui se moquait parfaitement des questions politiques. Elle savait que son mari avait dû se vendre cher, mais elle brûlait de connaître la nature du marché. Un soir, voyant Pierre de belle humeur, comme ils venaient de se mettre au lit, elle amena la conversation sur les ennuis de leur pauvreté.

— Il est bien temps que cela finisse, dit-elle ; nous nous ruinons en bois et en huile, depuis que ces messieurs viennent ici. Et qui payera la note ? Personne peut-être.

Son mari donna dans le piége. Il eut un sourire de supériorité complaisante.

— Patience, dit-il.

Puis, il ajouta d’un air fin, en regardant sa femme dans les yeux.

— Serais-tu contente d’être la femme d’un receveur particulier ?

Le visage de Félicité s’empourpra d’une joie chaude. Elle se mit sur son séant, frappant comme une enfant dans ses mains sèches de petite vieille.

— Vrai ?… balbutia-t-elle. À Plassans ?…

Pierre, sans répondre, fit un long signe affirmatif. Il jouissait de l’étonnement de sa compagne. Elle étranglait d’émotion.

— Mais, reprit-elle enfin, il faut un cautionnement énorme. Je me suis laissé dire que notre voisin, M. Peirotte, avait dû déposer quatre-vingt mille francs au trésor.

— Eh ! dit l’ancien marchand d’huile, ça ne me regarde pas. Eugène se charge de tout. Il me fera avancer le cautionnement par un banquier de Paris… Tu comprends, j’ai choisi une place qui rapporte gros. Eugène a commencé par faire la grimace. Il me disait qu’il fallait être riche pour occuper ces positions-là, qu’on choisissait d’habitude des gens influents. J’ai tenu bon, et il a cédé. Pour être receveur, on n’a pas besoin de savoir le latin ni le grec ; j’aurai, comme M. Peirotte, un fondé de pouvoir qui fera toute la besogne.

Félicité l’écoutait avec ravissement.

— J’ai bien deviné, continua-t-il, ce qui inquiétait notre cher fils. Nous sommes peu aimés ici. On nous sait sans fortune, on clabaudera. Mais bast ! dans les moments de crise, tout arrive. Eugène voulait me faire nommer dans une autre ville. J’ai refusé, je veux rester à Plassans.

— Oui, oui, il faut rester, dit vivement la vieille femme. C’est ici que nous avons souffert, c’est ici que nous devons triompher. Ah ! je les écraserai, toutes ces belles promeneuses du Mail qui toisent dédaigneusement mes robes de laine !… Je n’avais pas songé à la place de receveur ; je croyais que tu voulais devenir maire.

— Maire, allons donc !… La place est gratuite !… Eugène aussi m’a parlé de la mairie. Je lui ai répondu : « J’accepte, si tu me constitues une rente de quinze mille francs. »

Cette conversation, où de gros chiffres partaient comme des fusées, enthousiasmait Félicité. Elle frétillait, elle éprouvait une sorte de démangeaison intérieure. Enfin elle prit une pose dévote, et, se recueillant :

— Voyons, calculons, dit-elle. Combien gagneras-tu ?

— Mais, dit Pierre, les appointements fixes sont, je crois, de trois mille francs.

— Trois mille, compta Félicité.

— Puis, il y a le tant pour cent sur les recettes, qui, à Plassans, peut produire une somme de douze mille francs.

— Ça fait quinze mille.

— Oui, quinze mille francs environ. C’est ce que gagne Peirotte. Ce n’est pas tout. Peirotte fait de la banque pour son compte personnel. C’est permis. Peut-être me risquerai-je, dès que je sentirai la chance venue.

— Alors mettons vingt mille… Vingt mille francs de rente ! répéta Félicité ahurie par ce chiffre.

— Il faudra rembourser les avances, fit remarquer Pierre.

— N’importe, reprit Félicité, nous serons plus riches que beaucoup de ces messieurs… Est-ce que le marquis et les autres doivent partager le gâteau avec toi ?

— Non, non, tout sera pour nous.

Et, comme elle insistait, Pierre crut qu’elle voulait lui arracher son secret. Il fronça les sourcils.

— Assez causé, dit-il brusquement. Il est tard, dormons. Ça nous portera malheur de faire des calculs à l’avance. Je ne tiens pas encore la place. Surtout, sois discrète.

La lampe éteinte, Félicité ne put dormir. Les yeux fermés, elle faisait de merveilleux châteaux en Espagne. Les vingt mille francs de rente dansaient devant elle, dans l’ombre, une danse diabolique. Elle habitait un bel appartement de la ville neuve, avait le luxe de M. Peirotte, donnait des soirées, éclaboussait de sa fortune la ville entière. Ce qui chatouillait le plus ses vanités, c’était la belle position que son mari occuperait alors. Ce serait lui qui paierait leurs rentes à Granoux, à Roudier, à tous ces bourgeois qui venaient aujourd’hui chez elle comme on va dans un café, pour parler haut et savoir les nouvelles du jour. Elle s’était parfaitement aperçue de la façon cavalière dont ces gens entraient dans son salon, ce qui les lui avait fait prendre en grippe. Le marquis lui-même, avec sa politesse ironique, commençait à lui déplaire. Aussi, triompher seuls, garder tout le gâteau, suivant son expression, était une vengeance qu’elle caressait amoureusement. Plus tard, quand ces grossiers personnages se présenteraient le chapeau bas chez M. le receveur Rougon, elle les écraserait à son tour. Toute la nuit elle remua ces pensées. Le lendemain, en ouvrant ses persiennes, son premier regard se porta instinctivement de l’autre côté de la rue, sur les fenêtres de M. Peirotte ; elle sourit en contemplant les larges rideaux de damas qui pendaient derrière les vitres.

Les espérances de Félicité, en se déplaçant, ne furent que plus âpres. Comme toutes les femmes, elle ne détestait pas une pointe de mystère. Le but caché que poursuivait son mari la passionna plus que ne l’avaient jamais fait les menées légitimistes de M. de Carnavant. Elle abandonna sans trop de regret les calculs fondés sur la réussite du marquis, du moment que, par d’autres moyens, son mari prétendait pouvoir garder les gros bénéfices. Elle fut, d’ailleurs, admirable de discrétion et de prudence.

Au fond, une curiosité anxieuse continuait à la torturer ; elle étudiait les moindres gestes de Pierre, elle tâchait de comprendre. S’il allait faire fausse route ? Si Eugène l’entraînait à sa suite dans quelque casse-cou d’où ils sortiraient plus affamés et plus pauvres ? Cependant la foi lui venait. Eugène avait commandé avec une telle autorité, qu’elle finissait par croire en lui. Là encore agissait la puissance de l’inconnu. Pierre lui parlait mystérieusement des hauts personnages que son fils aîné fréquentait à Paris ; elle-même ignorait ce qu’il pouvait y faire, tandis qu’il lui était impossible de fermer les yeux sur les coups de tête commis par Aristide à Plassans. Dans son propre salon, on ne se gênait guère pour traiter le journaliste démocrate avec la dernière sévérité. Granoux l’appelait brigand entre ses dents, et Roudier, deux ou trois fois par semaine, répétait à Félicité :

— Votre fils en écrit de belles. Hier encore il attaquait notre ami Vuillet avec un cynisme révoltant.

Tout le salon faisait chorus. Le commandant Sicardot parlait de calotter son gendre. Pierre reniait nettement son fils. La pauvre mère baissait la tête, dévorant ses larmes. Par instants, elle avait envie d’éclater, de crier à Roudier que son cher enfant, malgré ses fautes, valait encore mieux que lui et les autres ensemble. Mais elle était liée, elle ne voulait pas compromettre la position si laborieusement acquise. En voyant toute la ville accabler Aristide, elle pensait avec désespoir que le malheureux se perdait. À deux reprises, elle l’entretint secrètement, le conjurant de revenir à eux, de ne pas irriter davantage le salon jaune. Aristide lui répondit qu’elle n’entendait rien à ces choses-là, et que c’était elle qui avait commis une grande faute en mettant son mari au service du marquis. Elle dut l’abandonner, se promettant bien, si Eugène réussissait, de le forcer à partager la proie avec le pauvre garçon, qui restait son enfant préféré.

Après le départ de son fils aîné, Pierre Rougon continua à vivre en pleine réaction. Rien ne parut changé dans les opinions du fameux salon jaune. Chaque soir, les mêmes hommes vinrent y faire la même propagande en faveur d’une monarchie, et le maître du logis les approuva et les aida avec autant de zèle que par le passé. Eugène avait quitté Plassans le 1er mai. Quelques jours plus tard, le salon jaune était dans l’enthousiasme. On y commentait la lettre du président de la République au général Oudinot, dans laquelle le siége de Rome était décidé. Cette lettre fut regardée comme une victoire éclatante, due à la ferme attitude du parti réactionnaire. Depuis 1848, les Chambres discutaient la question romaine ; il était réservé à un Bonaparte d’aller étouffer une République naissante par une intervention dont la France libre ne se fût jamais rendue coupable. Le marquis déclara qu’on ne pouvait mieux travailler pour la cause de la légitimité. Vuillet écrivit un article superbe. L’enthousiasme n’eut plus de bornes, lorsque, un mois plus tard, le commandant Sicardot entra un soir chez les Rougon, en annonçant à la société que l’armée française se battait sous les murs de Rome. Pendant que tout le monde s’exclamait, il alla serrer la main à Pierre d’une façon significative. Puis, dès qu’il se fût assis, il entama l’éloge du président de la République qui, disait-il, pouvait seul sauver la France de l’anarchie.

— Qu’il la sauve donc au plus tôt, interrompit le marquis, et qu’il comprenne ensuite son devoir en la remettant entre les mains de ses maîtres légitimes !

Pierre sembla approuver vivement cette belle réponse. Quand il eut ainsi fait preuve d’ardent royalisme, il osa dire que le prince Louis Bonaparte avait ses sympathies, dans cette affaire. Ce fut alors, entre lui et le commandant, un échange de courtes phrases qui célébraient les excellentes intentions du président et qu’on eût dites préparées et apprises à l’avance. Pour la première fois, le bonapartisme entrait ouvertement dans le salon jaune. D’ailleurs, depuis l’élection du 10 décembre, le prince y était traité avec une certaine douceur. On le préférait mille fois à Cavaignac, et toute la bande réactionnaire avait voté pour lui. Mais on le regardait plutôt comme un complice que comme un ami ; encore se défiait-on de ce complice, que l’on commençait à accuser de vouloir garder pour lui les marrons après les avoir tirés du feu. Ce soir-là, cependant, grâce à la campagne de Rome, on écouta avec faveur les éloges de Pierre et du commandant.

Le groupe de Granoux et de Roudier demandait déjà que le président fît fusiller tous ces scélérats de républicains. Le marquis, appuyé contre la cheminée, regardait d’un air méditatif une rosace déteinte du tapis. Lorsqu’il leva enfin la tête, Pierre, qui semblait suivre à la dérobée sur son visage l’effet de ses paroles, se tut subitement. M. de Carnavant se contenta de sourire en regardant Félicité d’un air fin. Ce jeu rapide échappa aux bourgeois qui se trouvaient là. Vuillet seul dit d’une voix aigre :

— J’aimerais mieux voir votre Bonaparte à Londres qu’à Paris. Nos affaires marcheraient plus vite.

L’ancien marchand d’huile pâlit légèrement, craignant de s’être trop avancé.

— Je ne tiens pas à « mon » Bonaparte, dit-il avec assez de fermeté ; vous savez où je l’enverrais, si j’étais le maître, je prétends simplement que l’expédition de Rome est une bonne chose.

Félicité avait suivi cette scène avec un étonnement curieux. Elle n’en reparla pas à son mari, ce qui prouvait qu’elle la prit pour base d’un secret travail d’intuition. Le sourire du marquis, dont le sens exact lui échappait, lui donnait beaucoup à penser.

À partir de ce jour, Rougon, de loin en loin, lorsque l’occasion se présentait, glissait un mot en faveur du président de la République. Ces soirs-là, le commandant Sicardot jouait le rôle d’un compère complaisant. D’ailleurs, l’opinion cléricale dominait encore en souveraine dans le salon jaune. Ce fut surtout l’année suivante que ce groupe de réactionnaires prit dans la ville une influence décisive, grâce au mouvement rétrograde qui s’accomplissait à Paris. L’ensemble de mesures antilibérales qu’on nomma l’expédition de Rome à l’intérieur, assura définitivement à Plassans le triomphe du parti Rougon. Les derniers bourgeois enthousiastes virent la République agonisante et se hâtèrent de se rallier aux conservateurs. L’heure des Rougon était venue. La ville neuve leur fit presque une ovation le jour où l’on scia l’arbre de la liberté planté sur la place de la Sous-Préfecture. Cet arbre, un jeune peuplier apporté des bords de la Viorne, s’était desséché peu à peu, au grand désespoir des ouvriers républicains qui venaient chaque dimanche constater les progrès du mal, sans pouvoir comprendre les causes de cette mort lente. Un apprenti chapelier prétendit enfin avoir vu une femme sortir de la maison Rougon et venir verser un seau d’eau empoisonnée au pied de l’arbre. Il fut dès lors acquis à l’histoire que Félicité en personne se levait chaque nuit pour arroser le peuplier de vitriol. L’arbre mort, la municipalité déclara que la dignité de la République commandait de l’enlever. Comme on redoutait le mécontentement de la population ouvrière, on choisit une heure avancée de la soirée. Les rentiers conservateurs de la ville neuve eurent vent de la petite fête ; ils descendirent tous sur la place de la Sous-Préfecture, pour voir comment tomberait un arbre de la liberté. La société du salon jaune s’était mise aux fenêtres. Quand le peuplier craqua sourdement et s’abattit dans l’ombre avec la raideur tragique d’un héros frappé à mort, Félicité crut devoir agiter un mouchoir blanc. Alors il y eut des applaudissements dans la foule, et les spectateurs répondirent au salut en agitant également leurs mouchoirs. Un groupe vint même sous la fenêtre, criant :

— Nous l’enterrerons, nous l’enterrerons !

Ils parlaient sans doute de la République. L’émotion faillit donner une crise de nerfs à Félicité. Ce fut une belle soirée pour le salon jaune.

Cependant, le marquis gardait toujours son mystérieux sourire en regardant Félicité. Ce petit vieux était bien trop fin pour ne pas comprendre où allait la France. Un des premiers, il flaira l’Empire. Plus tard, quand l’Assemblée législative s’usa en vaines querelles, quand les orléanistes et les légitimistes eux-mêmes acceptèrent tacitement la pensée d’un coup d’État, il se dit que décidément la partie était perdue. D’ailleurs, lui seul vit clair. Vuillet sentit bien que la cause d’Henri V, défendue par son journal, devenait détestable ; mais peu lui importait ; il lui suffisait d’être la créature obéissante du clergé ; toute sa politique tendait à écouler le plus possible de chapelets et d’images saintes. Quant à Roudier et à Granoux, ils vivaient dans un aveuglement effaré ; il n’était pas certain qu’ils eussent une opinion ; ils voulaient manger et dormir en paix, là se bornaient leurs aspirations politiques. Le marquis, après avoir dit adieu à ses espérances, n’en vint pas moins régulièrement chez les Rougon. Il s’y amusait. Le heurt des ambitions, l’étalage des sottises bourgeoises, avaient fini par lui offrir chaque soir un spectacle des plus réjouissants. Il grelottait à la pensée de se renfermer dans son petit logement, dû à la charité du comte de Valqueyras. Ce fut avec une joie malicieuse qu’il garda pour lui la conviction que l’heure des Bourbons n’était pas venue. Il feignit l’aveuglement, travaillant comme par le passé au triomphe de la légitimité, restant toujours aux ordres du clergé et de la noblesse. Dès le premier jour, il avait pénétré la nouvelle tactique de Pierre, et il croyait que Félicité était sa complice.

Un soir, étant arrivé le premier, il trouva la vieille femme seule dans le salon.

— Eh bien ! petite, lui demanda-t-il avec sa familiarité souriante, vos affaires marchent ?… Pourquoi, diantre ! fais-tu la cachottière avec moi ?

— Je ne fais pas la cachottière, répondit Félicité intriguée.

— Voyez-vous, elle croit tromper un vieux renard de mon espèce ! Eh ! ma chère enfant, traite-moi en ami. Je suis tout prêt à vous aider secrètement… Allons, sois franche.

Félicité eut un éclair d’intelligence. Elle n’avait rien à dire, elle allait peut-être tout apprendre, si elle savait se taire.

— Tu souris ? reprit M. de Carnavant. C’est le commencement d’un aveu. Je me doutais bien que tu devais être derrière ton mari ! Pierre est trop lourd pour inventer la jolie trahison que vous préparez… Vrai, je souhaite de tout mon cœur que les Bonaparte vous donnent ce que j’aurais demandé pour toi aux Bourbons.

Cette simple phrase confirma les soupçons que la vieille femme avait depuis quelque temps.

— Le prince Louis a toutes les chances, n’est-ce pas ? demanda-t-elle vivement.

— Me trahiras-tu si je te dis que je le crois ? répondit en riant le marquis. J’en ai fait mon deuil, petite. Je suis un vieux bonhomme fini et enterré. C’est pour toi, d’ailleurs, que je travaillais. Puisque tu as su trouver sans moi le bon chemin, je me consolerai en te voyant triompher de ma défaite… Surtout ne joue plus le mystère. Viens à moi si tu es embarrassée.

Et il ajouta, avec le sourire sceptique du gentilhomme encanaillé :

— Bast ! je puis bien trahir un peu, moi aussi.

À ce moment arriva le clan des anciens marchands d’huile et d’amandes.

— Ah ! les chers réactionnaires ! reprit à voix basse M. de Carnavant. Vois-tu, petite, le grand art en politique consiste à avoir deux bons yeux, quand les autres sont aveugles. Tu as toutes les belles cartes dans ton jeu.

Le lendemain, Félicité, aiguillonnée par cette conversation, voulut avoir une certitude. On était alors dans les premiers jours de l’année 1851. Depuis plus de dix-huit mois, Rougon recevait régulièrement, tous les quinze jours, une lettre de son fils Eugène. Il s’enfermait dans la chambre à coucher pour lire ces lettres, qu’il cachait ensuite au fond d’un vieux secrétaire, dont il gardait soigneusement la clef dans une poche de son gilet. Lorsque sa femme l’interrogeait, il se contentait de répondre : « Eugène m’écrit qu’il se porte bien. » Il y avait longtemps que Félicité rêvait de mettre la main sur les lettres de son fils. Le lendemain matin, pendant que Pierre dormait encore, elle se leva et alla, sur la pointe des pieds, substituer à la clef du secrétaire, dans la poche du gilet, la clef de la commode, qui était de la même grandeur. Puis, dès que son mari fut sorti, elle s’enferma à son tour, vida le tiroir et lut les lettres avec une curiosité fébrile.

M. de Carnavant ne s’était pas trompé, et ses propres soupçons se confirmaient. Il y avait là une quarantaine de lettres, dans lesquelles elle put suivre le grand mouvement bonapartiste qui devait aboutir à l’Empire. C’était une sorte de journal succinct, exposant les faits à mesure qu’ils s’étaient présentés, et tirant de chacun d’eux des espérances et des conseils. Eugène avait la foi. Il parlait à son père du prince Louis Bonaparte comme de l’homme nécessaire et fatal qui seul pouvait dénouer la situation. Il avait cru en lui avant même son retour en France, lorsque le bonapartisme était traité de chimère ridicule. Félicité comprit que son fils était depuis 1848 un agent secret très-actif. Bien qu’il ne s’expliquât pas nettement sur sa situation à Paris, il était évident qu’il travaillait à l’Empire, sous les ordres de personnages qu’il nommait avec une sorte de familiarité. Chacune de ses lettres constatait les progrès de la cause et faisait prévoir un dénouement prochain. Elles se terminaient généralement par l’exposé de la ligne de conduite que Pierre devait tenir à Plassans. Félicité s’expliqua alors certaines paroles et certains actes de son mari dont l’utilité lui avait échappé ; Pierre obéissait à son fils, il suivait aveuglément ses recommandations.

Quand la vieille femme eut terminé sa lecture, elle était convaincue. Toute la pensée d’Eugène lui apparut clairement. Il comptait faire sa fortune politique dans la bagarre, et, du coup, payer à ses parents la dette de son instruction, en leur jetant un lambeau de la proie, à l’heure de la curée. Pour peu que son père l’aidât, se rendît utile à la cause, il lui serait facile de le faire nommer receveur particulier. On ne pourrait rien lui refuser, à lui qui aurait mis les deux mains dans les plus secrètes besognes. Ses lettres étaient une simple prévenance de sa part, une façon d’éviter bien des sottises aux Rougon. Aussi Félicité éprouva-t-elle une vive reconnaissance. Elle relut certains passages des lettres, ceux dans lesquels Eugène parlait en termes vagues de la catastrophe finale. Cette catastrophe, dont elle ne devinait pas bien le genre ni la portée, devint pour elle une sorte de fin du monde ; le Dieu rangerait les élus à sa droite et les damnés à sa gauche, et elle se mettait parmi les élus.

Lorsqu’elle eut réussi, la nuit suivante, à remettre la clef du secrétaire dans la poche du gilet, elle se promit d’user du même moyen pour lire chaque nouvelle lettre qui arriverait. Elle résolut également de faire l’ignorante. Cette tactique était excellente. À partir de ce jour, elle aida d’autant plus son mari qu’elle parut le faire en aveugle. Lorsque Pierre croyait travailler seul, c’était elle qui, le plus souvent, amenait la conversation sur le terrain voulu, qui recrutait des partisans pour le moment décisif. Elle souffrait de la méfiance d’Eugène. Elle voulait pouvoir lui dire, après la réussite : « Je savais tout, et, loin de rien gâter, j’ai assuré le triomphe. » Jamais complice ne fit moins de bruit et plus de besogne. Le marquis, qu’elle avait pris pour confident, en était émerveillé.

Ce qui l’inquiétait toujours, c’était le sort de son cher Aristide. Depuis qu’elle partageait la foi de son fils aîné, les articles rageurs de l’Indépendant l’épouvantaient davantage encore. Elle désirait vivement convertir le malheureux républicain aux idées napoléoniennes ; mais elle ne savait comment le faire d’une façon prudente. Elle se rappelait avec quelle insistance Eugène leur avait dit de se défier d’Aristide. Elle soumit le cas à M. de Carnavant, qui fut absolument du même avis.

— Ma petite, lui dit-il, en politique il faut savoir être égoïste. Si vous convertissiez votre fils et que l’Indépendant se mît à défendre le bonapartisme, ce serait porter un rude coup au parti. L’Indépendant est jugé ; son titre seul suffit pour mettre en fureur les bourgeois de Plassans. Laissez le cher Aristide patauger, cela forme les jeunes gens. Il me paraît taillé de façon à ne pas jouer longtemps le rôle de martyr.

Dans sa rage d’indiquer aux siens la bonne voie, maintenant qu’elle croyait posséder la vérité, Félicité alla jusqu’à vouloir endoctriner son fils Pascal. Le médecin, avec l’égoïsme du savant enfoncé dans ses recherches, s’occupait fort peu de politique. Les empires auraient pu crouler, pendant qu’il faisait une expérience, sans qu’il daignât tourner la tête. Cependant, il avait fini par céder aux instances de sa mère, qui l’accusait plus que jamais de vivre en loup-garou.

— Si tu fréquentais le beau monde, lui disait-elle, tu aurais des clients dans la haute société. Viens au moins passer les soirées dans notre salon. Tu feras la connaissance de MM. Roudier, Granoux, Sicardot, tous gens bien posés qui te payeront tes visites quatre et cinq francs. Les pauvres ne t’enrichiront pas.

L’idée de réussir, de voir toute sa famille arriver à la fortune, était devenue une monomanie chez Félicité. Pascal, pour ne pas la chagriner, vint donc passer quelques soirées dans le salon jaune. Il s’y ennuya moins qu’il ne le craignait. La première fois, il fut stupéfait du degré d’imbécillité auquel un homme bien portant peut descendre. Les anciens marchands d’huile et d’amandes, le marquis et le commandant eux-mêmes, lui parurent des animaux curieux qu’il n’avait pas eu jusque-là l’occasion d’étudier. Il regarda avec l’intérêt d’un naturaliste leurs masques figés dans une grimace, où il retrouvait leurs occupations et leurs appétits ; il écouta leurs bavardages vides, comme il aurait cherché à surprendre le sens du miaulement d’un chat ou de l’aboiement d’un chien. À cette époque, il s’occupait beaucoup d’histoire naturelle comparée, ramenant à la race humaine les observations qu’il lui était permis de faire sur la façon dont l’hérédité se comporte chez les animaux. Aussi, en se trouvant dans le salon jaune, s’amusa-t-il à se croire tombé dans une ménagerie. Il établit des ressemblances entre chacun de ces grotesques et quelque animal de sa connaissance. Le marquis lui rappela exactement une grande sauterelle verte, avec sa maigreur, sa tête mince et futée. Vuillet lui fit l’impression blême et visqueuse d’un crapaud. Il fut plus doux pour Roudier, un mouton gras, et pour le commandant, un vieux dogue édenté. Mais son continuel étonnement était le prodigieux Granoux. Il passa toute une soirée à mesurer son angle facial. Quand il l’écoutait bégayer quelque vague injure contre les républicains, ces buveurs de sang, il s’attendait toujours à l’entendre geindre comme un veau ; et il ne pouvait le voir se lever, sans s’imaginer qu’il allait se mettre à quatre pattes pour sortir du salon.

— Cause donc, lui disait tout bas sa mère, tâche d’avoir la clientèle de ces messieurs.

— Je ne suis pas vétérinaire, répondit-il enfin, poussé à bout.

Félicité le prit, un soir, dans un coin, et essaya de le catéchiser. Elle était heureuse de le voir venir chez elle avec une certaine assiduité. Elle le croyait gagné au monde, ne pouvant supposer un instant les singuliers amusements qu’il goûtait à ridiculiser des gens riches. Elle nourrissait le secret projet de faire de lui, à Plassans, le médecin à la mode. Il suffirait que des hommes comme Granoux et Roudier consentissent à le lancer. Avant tout, elle voulait lui donner les idées politiques de la famille, comprenant qu’un médecin avait tout à gagner en se faisant le chaud partisan du régime qui devait succéder à la République.

— Mon ami, lui dit-elle, puisque te voilà devenu raisonnable, il te faut songer à l’avenir… On t’accuse d’être républicain, parce que tu es assez bête pour soigner tous les gueux de la ville sans te faire payer. Sois franc, quelles sont tes véritables opinions ?

Pascal regarda sa mère avec un étonnement naïf. Puis, souriant :

— Mes véritables opinions ? répondit-il, je ne sais trop… On m’accuse d’être républicain, dites-vous ? Eh bien ! je ne m’en trouve nullement blessé. Je le suis sans doute, si l’on entend par ce mot un homme qui souhaite le bonheur de tout le monde.

— Mais tu n’arriveras à rien, interrompit vivement Félicité. On te grugera. Vois tes frères, ils cherchent à faire leur chemin.

Pascal comprit qu’il n’avait point à se défendre de ses égoïsmes de savant. Sa mère l’accusait simplement de ne pas spéculer sur la situation politique. Il se mit à rire, avec quelque tristesse, et il détourna la conversation. Jamais Félicité ne put l’amener à calculer les chances des partis, ni à s’enrôler dans celui qui paraissait devoir l’emporter. Il continua cependant à venir de temps à autre passer une soirée dans le salon jaune. Granoux l’intéressait comme un animal antédiluvien.

Cependant, les événements marchaient. L’année 1851 fut, pour les politiques de Plassans, une année d’anxiété et d’effarement dont la cause secrète des Rougon profita. Les nouvelles les plus contradictoires arrivaient de Paris ; tantôt les républicains l’emportaient, tantôt le parti conservateur écrasait la République. L’écho des querelles qui déchiraient l’Assemblée législative parvenait au fond de la province, grossi un jour, affaibli le lendemain, changé au point que les plus clairvoyants marchaient en pleine nuit. Le seul sentiment général était qu’un dénouement approchait. Et c’était l’ignorance de ce dénouement qui tenait dans une inquiétude ahurie ce peuple de bourgeois poltrons. Tous souhaitaient d’en finir. Ils étaient malades d’incertitude, ils se seraient jetés dans les bras du Grand-Turc, si le Grand-Turc eût daigné sauver la France de l’anarchie.

Le sourire du marquis devenait plus aigu. Le soir, dans le salon jaune, lorsque l’effroi rendait indistincts les grognements de Granoux, il s’approchait de Félicité, il lui disait à l’oreille :

— Allons, petite, le fruit est mûr… Mais il faut vous rendre utile.

Souvent Félicité, qui continuait à lire les lettres d’Eugène, et qui savait que, d’un jour à l’autre, une crise décisive pouvait avoir lieu, avait compris cette nécessité : se rendre utile, et s’était demandé de quelle façon les Rougon s’emploieraient. Elle finit par consulter le marquis.

— Tout dépend des événements, répondit le petit vieillard. Si le département reste calme, si quelque insurrection ne vient pas effrayer Plassans, il vous sera difficile de vous mettre en vue et de rendre des services au gouvernement nouveau. Je vous conseille alors de rester chez vous et d’attendre en paix les bienfaits de votre fils Eugène. Mais si le peuple se lève et que nos braves bourgeois se croient menacés, il y aura un bien joli rôle à jouer… Ton mari est un peu épais…

— Oh ! dit Félicité, je me charge de l’assouplir… Pensez-vous que le département se révolte ?

— C’est chose certaine, selon moi. Plassans ne bougera peut-être pas ; la réaction y a triomphé trop largement. Mais les villes voisines, les bourgades et les campagnes surtout, sont travaillées depuis longtemps par des sociétés secrètes et appartiennent au parti républicain avancé. Qu’un coup d’État éclate, et l’on entendra le tocsin dans toute la contrée, des forêts de la Seille au plateau de Sainte-Roure.

Félicité se recueillit.

— Ainsi, reprit-elle, vous pensez qu’une insurrection est nécessaire pour assurer notre fortune ?

— C’est mon avis, répondit M. de Carnavant.

Et il ajouta avec un sourire légèrement ironique :

— On ne fonde une nouvelle dynastie que dans une bagarre. Le sang est un bon engrais. Il sera beau que les Rougon, comme certaines illustres familles, datent d’un massacre.

Ces mots, accompagnés d’un ricanement, firent courir un frisson froid dans le dos de Félicité. Mais elle était femme de tête, et la vue des beaux rideaux de M. Peirotte, qu’elle regardait religieusement chaque matin, entretenait son courage. Quand elle se sentait faiblir, elle se mettait à la fenêtre et contemplait la maison du receveur. C’était ses Tuileries, à elle. Elle était décidée aux actes les plus extrêmes pour entrer dans la ville neuve, cette terre promise sur le seuil de laquelle elle brûlait de désirs depuis tant d’années.

La conversation qu’elle avait eue avec le marquis acheva de lui montrer clairement la situation. Peu de jours après, elle put lire une lettre d’Eugène dans laquelle l’employé au coup d’État semblait également compter sur une insurrection pour donner quelque importance à son père. Eugène connaissait son département. Tous ses conseils avaient tendu à faire mettre entre les mains des réactionnaires du salon jaune le plus d’influence possible, pour que les Rougon pussent tenir la ville au moment critique. Selon ses vœux, en novembre 1851, le salon jaune était maître de Plassans. Roudier y représentait la bourgeoisie riche ; sa conduite déciderait à coup sûr celle de toute la ville neuve. Granoux était plus précieux encore ; il avait derrière lui le conseil municipal, dont il était le membre le plus influent, ce qui donne une idée des autres membres. Enfin, par le commandant Sicardot, que le marquis était parvenu à faire nommer chef de la garde nationale, le salon jaune disposait de la force armée. Les Rougon, ces pauvres hères mal famés, avaient donc réussi à grouper autour d’eux les outils de leur fortune. Chacun, par lâcheté ou par bêtise, devait leur obéir et travailler aveuglément à leur élévation. Ils n’avaient qu’à redouter les autres influences qui pouvaient agir dans le sens de la leur, et enlever, en partie, à leurs efforts le mérite de la victoire. C’était là leur grande crainte, car ils entendaient jouer à eux seuls le rôle de sauveurs. À l’avance, ils savaient qu’ils seraient plutôt aidés qu’entravés par le clergé et la noblesse. Mais, dans le cas où le sous-préfet, le maire et les autres fonctionnaires se mettraient en avant et étoufferaient immédiatement l’insurrection, ils se trouveraient diminués, arrêtés même dans leurs exploits ; ils n’auraient ni le temps ni les moyens de se rendre utiles. Ce qu’ils rêvaient, c’était l’abstention complète, la panique générale des fonctionnaires. Si toute administration régulière disparaissait, et s’ils étaient alors un seul jour les maîtres des destinées de Plassans, leur fortune était solidement fondée. Heureusement pour eux, il n’y avait pas dans l’administration un homme assez convaincu ou assez besogneux pour risquer la partie. Le sous-préfet était un esprit libéral que le pouvoir exécutif avait oublié à Plassans, grâce sans doute au bon renom de la ville ; timide de caractère, incapable d’un excès de pouvoir, il devait se montrer fort embarrassé devant une insurrection. Les Rougon, qui le savaient favorable à la cause démocratique, et qui, par conséquent, ne redoutaient pas son zèle, se demandaient simplement avec curiosité quelle attitude il prendrait. La municipalité ne leur donnait guère plus de crainte. Le maire, M. Garçonnet, était un légitimiste que le quartier Saint-Marc avait réussi à faire nommer en 1849 ; il détestait les républicains et les traitait d’une façon fort dédaigneuse ; mais il se trouvait trop lié d’amitié avec certains membres du clergé, pour prêter activement la main à un coup d’État bonapartiste. Les autres fonctionnaires étaient dans le même cas. Les juges de paix, le directeur de la poste, le percepteur, ainsi que le receveur particulier, M. Peirotte, tenant leur place de la réaction cléricale, ne pouvaient accepter l’Empire avec de grands élans d’enthousiasme. Les Rougon, sans bien voir comment ils se débarrasseraient de ces gens-là et feraient ensuite place nette pour se mettre seuls en vue, se livraient pourtant à de grandes espérances, en ne trouvant personne qui leur disputât leur rôle de sauveurs.

Le dénouement approchait. Dans les derniers jours de novembre, comme le bruit d’un coup d’État courait et qu’on accusait le prince président de vouloir se faire nommer empereur :

— Eh ! nous le nommerons ce qu’il voudra, s’était écrié Granoux, pourvu qu’il fasse fusiller ces gueux de républicains !

Cette exclamation de Granoux, qu’on croyait endormi, causa une grande émotion. Le marquis feignit de ne pas avoir entendu ; mais tous les bourgeois approuvèrent de la tête l’ancien marchand d’amandes. Roudier, qui ne craignait pas d’applaudir tout haut, parce qu’il était riche, déclara même, en regardant M. de Carnavant du coin de l’œil, que la position n’était plus tenable, et que la France devait être corrigée au plus tôt par n’importe quelle main.

Le marquis garda encore le silence, ce qui fut pris pour un acquiescement. Le clan des conservateurs, abandonnant la légitimité, osa alors faire des vœux pour l’Empire.

— Mes amis, dit le commandant Sicardot en se levant, un Napoléon peut seul aujourd’hui protéger les personnes et les propriétés menacées… Soyez sans crainte, j’ai pris les précautions nécessaires pour que l’ordre règne à Plassans.

Le commandant avait, en effet, de concert avec Rougon, caché, dans une sorte d’écurie, près des remparts, une provision de cartouches et un nombre assez considérable de fusils ; il s’était en même temps assuré le concours de gardes nationaux sur lesquels il croyait pouvoir compter. Ses paroles produisirent une très-heureuse impression. Ce soir-là, en se séparant, les paisibles bourgeois du salon jaune parlaient de massacrer « les rouges », s’ils osaient bouger.

Le 1er décembre, Pierre Rougon reçut une lettre d’Eugène qu’il alla lire dans la chambre à coucher, selon sa prudente habitude. Félicité remarqua qu’il était fort agité en sortant de la chambre. Elle tourna toute la journée autour du secrétaire. La nuit venue, elle ne put patienter davantage. Son mari fut à peine endormi, qu’elle se leva doucement, prit la clef du secrétaire dans la poche du gilet, et s’empara de la lettre en faisant le moins de bruit possible. Eugène, en dix lignes, prévenait son père que la crise allait avoir lieu et lui conseillait de mettre sa mère au courant de la situation. L’heure était venue de l’instruire ; il pourrait avoir besoin de ses conseils.

Le lendemain, Félicité attendit une confidence qui ne vint pas. Elle n’osa pas avouer ses curiosités, elle continua à feindre l’ignorance, en enrageant contre les sottes défiances de son mari, qui la jugeait sans doute bavarde et faible comme les autres femmes. Pierre, avec cet orgueil marital qui donne à un homme la croyance de sa supériorité dans le ménage, avait fini par attribuer à sa femme toutes les mauvaises chances passées. Depuis qu’il s’imaginait conduire seul leurs affaires, tout lui semblait marcher à souhait. Aussi avait-il résolu de se passer entièrement des conseils de sa femme, et de ne lui rien confier, malgré les recommandations de son fils.

Félicité fut piquée, au point qu’elle aurait mis des bâtons dans les roues si elle n’avait pas désiré le triomphe aussi ardemment que Pierre. Elle continua de travailler activement au succès, mais en cherchant quelque vengeance.

— Ah ! s’il pouvait avoir une bonne peur, pensait-elle, s’il commettait une grosse bêtise !… Je le verrais venir me demander humblement conseil, je ferais la loi à mon tour.

Ce qui l’inquiétait, c’était l’attitude de maître tout-puissant que Pierre prendrait nécessairement, s’il triomphait sans son aide. Quand elle avait épousé ce fils de paysan, de préférence à quelque clerc de notaire, elle avait entendu s’en servir comme d’un pantin solidement bâti, dont elle tirerait les ficelles à sa guise. Et voilà qu’au jour décisif, le pantin, dans sa lourdeur aveugle, voulait marcher seul ! Tout l’esprit de ruse, toute l’activité fébrile de la petite vieille protestaient. Elle savait Pierre très-capable d’une décision brutale, pareille à celle qu’il avait prise en faisant signer à sa mère le reçu de cinquante mille francs ; l’instrument était bon, peu scrupuleux ; mais elle sentait le besoin de le diriger, surtout dans les circonstances présentes qui demandaient beaucoup de souplesse.

La nouvelle officielle du coup d’État n’arriva à Plassans que dans l’après-midi du 3 décembre, un jeudi. Dès sept heures du soir, la réunion était au complet dans le salon jaune. Bien que la crise fût vivement désirée, une vague inquiétude se peignait sur la plupart des visages. On commenta les événements au milieu de bavardages sans fin. Pierre, légèrement pâle comme les autres, crut devoir, par un luxe de prudence, excuser l’acte décisif du prince Louis devant les légitimistes et les orléanistes qui étaient présents.

— On parle d’un appel au peuple, dit-il ; la nation sera libre de choisir le gouvernement qui lui plaira… Le président est homme à se retirer devant nos maîtres légitimes.

Seul, le marquis, qui avait tout son sang-froid de gentilhomme, accueillit ces paroles par un sourire. Les autres, dans la fièvre de l’heure présente, se moquaient bien de ce qui arriverait ensuite ! Toutes les opinions sombraient. Roudier, oubliant sa tendresse d’ancien boutiquier pour les Orléans, interrompit Pierre avec brusquerie. Tous crièrent :

— Ne raisonnons pas. Songeons à maintenir l’ordre.

Ces braves gens avaient une peur horrible des républicains. Cependant, la ville n’avait éprouvé qu’une légère émotion à l’annonce des événements de Paris. Il y avait eu des rassemblements devant les affiches collées à la porte de la sous-préfecture ; le bruit courait aussi que quelques centaines d’ouvriers venaient de quitter leur travail et cherchaient à organiser la résistance. C’était tout. Aucun trouble grave ne paraissait devoir éclater. L’attitude que prendraient les villes et les campagnes voisines était bien autrement inquiétante ; mais on ignorait encore la façon dont elles avaient accueilli le coup d’État.

Vers neuf heures, Granoux arriva, essoufflé ; il sortait d’une séance du conseil municipal, convoqué d’urgence. D’une voix étranglée par l’émotion, il dit que le maire, M. Garçonnet, tout en faisant ses réserves, s’était montré décidé à maintenir l’ordre par les moyens les plus énergiques. Mais la nouvelle qui fit le plus clabauder le salon jaune, fut celle de la démission du sous-préfet ; ce fonctionnaire avait absolument refusé de communiquer aux habitants de Plassans les dépêches du ministre de l’Intérieur ; il venait, affirmait Granoux, de quitter la ville, et c’était par les soins du maire que les dépêches se trouvaient affichées. C’est peut-être le seul sous-préfet, en France, qui ait eu le courage de ses opinions démocratiques.

Si l’attitude ferme de M. Garçonnet inquiéta secrètement les Rougon, ils firent des gorges chaudes sur la fuite du sous-préfet, qui leur laissait la place libre. Il fut décidé, dans cette mémorable soirée, que le groupe du salon jaune acceptait le coup d’État et se déclarait ouvertement en faveur des faits accomplis. Vuillet fut chargé d’écrire immédiatement un article dans ce sens, que la Gazette publierait le lendemain. Lui et le marquis ne firent aucune objection. Ils avaient sans doute reçu les instructions des personnages mystérieux auxquels ils faisaient parfois une dévote allusion. Le clergé et la noblesse se résignaient déjà à prêter main-forte aux vainqueurs pour écraser l’ennemie commune, la République.

Ce soir-là, pendant que le salon jaune délibérait, Aristide eut des sueurs froides d’anxiété. Jamais joueur qui risque son dernier louis sur une carte n’a éprouvé une pareille angoisse. Dans la journée, la démission de son chef lui donna beaucoup à réfléchir. Il lui entendit répéter à plusieurs reprises que le coup d’État devait échouer. Ce fonctionnaire, d’une honnêteté bornée, croyait au triomphe définitif de la démocratie, sans avoir cependant le courage de travailler à ce triomphe en résistant. Aristide écoutait d’ordinaire aux portes de la sous-préfecture, pour avoir des renseignements précis ; il sentait qu’il marchait en aveugle, et il se raccrochait aux nouvelles qu’il volait à l’administration. L’opinion du sous-préfet le frappa ; mais il resta très-perplexe. Il pensait : « Pourquoi s’éloigne-t-il, s’il est certain de l’échec du prince président ? » Toutefois, forcé de prendre un parti, il résolut de continuer son opposition. Il écrivit un article très-hostile au coup d’État, qu’il porta le soir même à l’Indépendant, pour le numéro du lendemain matin. Il avait corrigé les épreuves de cet article, et il revenait chez lui, presque tranquillisé, lorsqu’en passant par la rue de la Banne, il leva machinalement la tête et regarda les fenêtres des Rougon. Ces fenêtres étaient vivement éclairées.

— Que peuvent-ils comploter là-haut ? se demanda le journaliste avec une curiosité inquiète.

Une envie furieuse lui vint alors de connaître l’opinion du salon jaune sur les derniers événements. Il accordait à ce groupe réactionnaire une médiocre intelligence ; mais ses doutes revenaient, il était dans une de ces heures où l’on prendrait conseil d’un enfant de quatre ans. Il ne pouvait songer à entrer chez son père en ce moment, après la campagne qu’il avait faite contre Granoux et les autres. Il monta cependant, tout en songeant à la singulière mine qu’il ferait, si l’on venait à le surprendre dans l’escalier. Arrivé à la porte des Rougon, il ne put saisir qu’un bruit confus de voix.

— Je suis un enfant, dit-il ; la peur me rend bête.

Et il allait redescendre, quand il entendit sa mère qui reconduisait quelqu’un. Il n’eut que le temps de se jeter dans un trou noir que formait un petit escalier menant aux combles de la maison. La porte s’ouvrit, le marquis parut, suivi de Félicité. M. de Carnavant se retirait d’habitude avant les rentiers de la ville neuve, sans doute pour ne pas avoir à leur distribuer des poignées de main dans la rue.

— Eh ! petite, dit-il sur le palier, en étouffant sa voix, ces gens sont encore plus poltrons que je ne l’aurais cru. Avec de pareils hommes, la France sera toujours à qui osera la prendre.

Et il ajouta avec amertume, comme se parlant à lui-même :

— La monarchie est décidément devenue trop honnête pour les temps modernes. Son temps est fini.

— Eugène avait annoncé la crise à son père, dit Félicité. Le triomphe du prince Louis lui paraît assuré.

— Oh ! vous pouvez marcher hardiment, répondit le marquis en descendant les premières marches. Dans deux ou trois jours, le pays sera bel et bien garrotté. À demain, petite.

Félicité referma la porte. Aristide, dans son trou noir, venait d’avoir un éblouissement. Sans attendre que le marquis eût gagné la rue, il dégringola quatre à quatre l’escalier et s’élança dehors comme un fou ; puis il prit sa course vers l’imprimerie de l’Indépendant. Un flot de pensées battait dans sa tête. Il enrageait, il accusait sa famille de l’avoir dupé. Comment ! Eugène tenait ses parents au courant de la situation, et jamais sa mère ne lui avait fait lire les lettres de son frère aîné, dont il aurait suivi aveuglément les conseils ! Et c’était à cette heure qu’il apprenait par hasard que ce frère aîné regardait le succès du coup d’État comme certain ! Cela, d’ailleurs, confirmait en lui certains pressentiments que cet imbécile de sous-préfet lui avait empêché d’écouter. Il était surtout exaspéré contre son père, qu’il avait cru assez sot pour être légitimiste, et qui se révélait bonapartiste au bon moment.

— M’ont-ils laissé commettre assez de bêtises, murmurait-il en courant. Je suis un joli monsieur, maintenant. Ah ! quelle école ! Granoux est plus fort que moi.

Il entra dans les bureaux de l’Indépendant, avec un bruit de tempête, en demandant son article d’une voix étranglée. L’article était déjà mis en page. Il fit desserrer la forme, et ne se calma qu’après avoir décomposé lui-même l’article, en mêlant furieusement les lettres comme un jeu de dominos. Le libraire qui dirigeait le journal, le regarda faire d’un air stupéfait. Au fond, il était heureux de l’incident, car l’article lui avait paru dangereux. Mais il lui fallait absolument de la matière, s’il voulait que l’Indépendant parût.

— Vous allez me donner autre chose ? demanda-t-il.

— Certainement, répondit Aristide.

Il se mit à une table et commença un panégyrique très-chaud du coup d’État. Dès la première ligne, il jurait que le prince Louis venait de sauver la République. Mais il n’avait pas écrit une page, qu’il s’arrêta et parut chercher la suite. Sa face de fouine devenait inquiète.

— Il faut que je rentre chez moi, dit-il enfin. Je vous enverrai cela tout à l’heure. Vous paraîtrez un peu plus tard, s’il est nécessaire.

En revenant chez lui, il marcha lentement, perdu dans ses réflexions. L’indécision le reprenait. Pourquoi se rallier si vite ? Eugène était un garçon intelligent, mais peut-être sa mère avait-elle exagéré la portée d’une simple phrase de sa lettre. En tout cas, il fallait mieux attendre et se taire.

Une heure plus tard, Angèle arriva chez le libraire, en feignant une vive émotion.

— Mon mari vient de se blesser cruellement, dit-elle. Il s’est pris en rentrant les quatre doigts dans une porte. Il m’a, au milieu des plus vives souffrances, dicté cette petite note qu’il vous prie de publier demain.

Le lendemain, l’Indépendant, presque entièrement composé de faits divers, parut avec ces quelques lignes en tête de la première colonne :

« Un regrettable accident survenu à notre éminent collaborateur, M. Aristide Rougon, va nous priver de ses articles pendant quelque temps. Le silence lui sera cruel dans les graves circonstances présentes. Mais aucun de nos lecteurs ne doutera des vœux que ses sentiments patriotiques font pour le bonheur de la France. »

Cette note amphigourique avait été mûrement étudiée. La dernière phrase pouvait s’expliquer en faveur de tous les partis. De cette façon, après la victoire, Aristide se ménageait une superbe rentrée par un panégyrique des vainqueurs. Le lendemain, il se montra dans toute la ville, le bras en écharpe. Sa mère étant accourue, très-effrayée par la note du journal, il refusa de lui montrer sa main et lui parla avec une amertume qui éclaira la vieille femme.

— Ce ne sera rien, lui dit-elle en le quittant, rassurée et légèrement railleuse. Tu n’as besoin que de repos.

Ce fut sans doute grâce à ce prétendu accident et au départ du sous-préfet, que l’Indépendant dut de n’être pas inquiété, comme le furent la plupart des journaux démocratiques des départements.

La journée du 4 se passa à Plassans dans un calme relatif. Il y eut, le soir, une manifestation populaire que la vue des gendarmes suffit à disperser. Un groupe d’ouvriers vint demander la communication des dépêches de Paris à M. Garçonnet, qui refusa avec hauteur ; en se retirant, le groupe poussa les cris de : Vive la République ! Vive la Constitution ! Puis, tout rentra dans l’ordre. Le salon jaune, après avoir commenté longuement cette innocente promenade, déclara que les choses allaient pour le mieux.

Mais les journées du 5 et du 6 furent plus inquiétantes. On apprit successivement l’insurrection des petites villes voisines ; tout le sud du département prenait les armes ; la Palud et Saint-Martin-de-Vaulx s’étaient soulevés les premiers, entraînant à leur suite les villages, Chavanoz, Nazères, Poujols, Valqueyras, Vernoux. Alors le salon jaune commença à être sérieusement pris de panique. Ce qui l’inquiétait surtout, c’était de sentir Plassans isolé au sein même de la révolte. Des bandes d’insurgés devaient battre les campagnes et interrompre toute communication. Granoux répétait d’un air effaré que M. le maire était sans nouvelles. Et des gens commençaient à dire que le sang coulait à Marseille et qu’une formidable révolution avait éclaté à Paris. Le commandant Sicardot, furieux de la poltronnerie des bourgeois, parlait de mourir à la tête de ses hommes.

Le 7, un dimanche, la terreur fut à son comble. Dès six heures, le salon jaune, où une sorte de comité réactionnaire se tenait en permanence, fut encombré par une foule de bonshommes pâles et frissonnants, qui causaient entre eux à voix basse, comme dans la chambre d’un mort. On avait su, dans la journée, qu’une colonne d’insurgés, forte environ de trois mille hommes, se trouvait réunie à Alboise, un bourg éloigné au plus de trois lieues. On prétendait, à la vérité, que cette colonne devait se diriger sur le chef-lieu, en laissant Plassans à sa gauche ; mais le plan de campagne pouvait être changé, et il suffisait, d’ailleurs, aux rentiers poltrons de sentir les insurgés à quelques kilomètres, pour s’imaginer que des mains rudes d’ouvriers les serraient déjà à la gorge. Ils avaient eu, le matin, un avant-goût de la révolte : les quelques républicains de Plassans, voyant qu’ils ne sauraient rien tenter de sérieux dans la ville, avaient résolu d’aller rejoindre leurs frères de la Palud et de Saint-Martin-de-Vaulx ; un premier groupe était parti, vers onze heures, par la porte de Rome, en chantant la Marseillaise et en cassant quelques vitres. Une des fenêtres de Granoux se trouvait endommagée. Il racontait le fait avec des balbutiements d’effroi.

Le salon jaune, cependant, s’agitait dans une vive anxiété. Le commandant avait envoyé son domestique pour être renseigné sur la marche exacte des insurgés, et l’on attendait le retour de cet homme, en faisant les suppositions les plus étonnantes. La réunion était au complet. Roudier et Granoux, affaissés dans leurs fauteuils, se jetaient des regards lamentables, tandis que, derrière eux, geignait le groupe ahuri des commerçants retirés. Vuillet, sans paraître trop effrayé, réfléchissait aux dispositions qu’il prendrait pour protéger sa boutique et sa personne ; il délibérait s’il se cacherait dans son grenier ou dans sa cave, et il penchait pour la cave. Pierre et le commandant marchaient de long en large, échangeant un mot de temps à autre. L’ancien marchand d’huile se raccrochait à son ami Sicardot, pour lui emprunter un peu de son courage. Lui qui attendait la crise depuis si longtemps, il tâchait de faire bonne contenance, malgré l’émotion qui l’étranglait. Quant au marquis, plus pimpant et plus souriant que de coutume, il causait dans un coin avec Félicité, qui paraissait fort gaie.

Enfin, on sonna. Ces messieurs tressaillirent comme s’ils avaient entendu un coup de fusil. Pendant que Félicité allait ouvrir, un silence de mort régna dans le salon ; les faces, blêmes et anxieuses, se tendaient vers la porte. Le domestique du commandant parut sur le seuil, tout essoufflé, et dit brusquement à son maître :

— Monsieur, les insurgés seront ici dans une heure.

Ce fut un coup de foudre. Tout le monde se dressa en s’exclamant ; des bras se levèrent au plafond. Pendant plusieurs minutes, il fut impossible de s’entendre. On entourait le messager, on le pressait de questions.

— Sacré tonnerre ! cria enfin le commandant, ne braillez donc pas comme ça. Du calme, ou je ne réponds plus de rien !

Tous retombèrent sur leurs siéges, en poussant de gros soupirs. On put alors avoir quelques détails. Le messager avait rencontré la colonne aux Tulettes, et s’était empressé de revenir.

— Ils sont au moins trois mille, dit-il. Ils marchent comme des soldats, par bataillons. J’ai cru voir des prisonniers au milieu d’eux.

— Des prisonniers ! crièrent les bourgeois épouvantés.

— Sans doute ! interrompit le marquis de sa voix flûtée. On m’a dit que les insurgés arrêtaient les personnes connues pour leurs opinions conservatrices.

Cette nouvelle acheva de consterner le salon jaune. Quelques bourgeois se levèrent et gagnèrent furtivement la porte, songeant qu’ils n’avaient pas trop de temps devant eux pour trouver une cachette sûre.

L’annonce des arrestations opérées par les républicains parut frapper Félicité. Elle prit le marquis à part et lui demanda :

— Que font donc ces hommes des gens qu’ils arrêtent ?

— Mais ils les emmènent à leur suite, répondit M. de Carnavant. Ils doivent les regarder comme d’excellents otages.

— Ah ! répondit la vieille femme d’une voix singulière.

Elle se remit à suivre d’un air pensif la curieuse scène de panique qui se passait dans le salon. Peu à peu, les bourgeois s’éclipsèrent ; il ne resta bientôt plus que Vuillet et Roudier, auxquels l’approche du danger rendait quelque courage. Quant à Granoux, il demeura également dans son coin, ses jambes lui refusant tout service.

— Ma foi ! j’aime mieux cela, dit Sicardot en remarquant la fuite des autres adhérents. Ces poltrons finissaient par m’exaspérer. Depuis plus de deux ans, ils parlent de fusiller tous les républicains de la contrée, et aujourd’hui ils ne leur tireraient seulement pas sous le nez un pétard d’un sou.

Il prit son chapeau et se dirigea vers la porte.

— Voyons, continua-t-il, le temps presse… Venez, Rougon.

Félicité semblait attendre ce moment. Elle se jeta entre la porte et son mari, qui, d’ailleurs, ne s’empressait guère de suivre le terrible Sicardot.

— Je ne veux pas que tu sortes, cria-t-elle, en feignant un subit désespoir. Jamais je ne te laisserai me quitter. Ces gueux te tueraient.

Le commandant s’arrêta, étonné.

— Sacrebleu ! gronda-t-il, si les femmes se mettent à pleurnicher, maintenant… Venez donc, Rougon.

— Non, non, reprit la vieille femme en affectant une terreur de plus en plus croissante, il ne vous suivra pas ; je m’attacherai plutôt à ses vêtements.

Le marquis, très-surpris de cette scène, regardait curieusement Félicité. Était-ce bien cette femme qui, tout à l’heure, causait si gaiement ? Quelle comédie jouait-elle donc ? Cependant Pierre, depuis que sa femme le retenait, faisait mine de vouloir sortir à toute force.

— Je te dis que tu ne sortiras pas, répétait la vieille, qui se cramponnait à l’un de ses bras.

Et, se tournant vers le commandant :

— Comment pouvez-vous songer à résister ? Ils sont trois mille et vous ne réunirez pas cent hommes de courage. Vous allez vous faire égorger inutilement.

— Eh ! c’est notre devoir, dit Sicardot impatienté.

Félicité éclata en sanglots.

— S’ils ne me le tuent pas, ils le feront prisonnier, poursuivit-elle, en regardant son mari fixement. Mon Dieu ! que deviendrai-je seule, dans une ville abandonnée !

— Mais, s’écria le commandant, croyez-vous que nous n’en serons pas moins arrêtés, si nous permettons aux insurgés d’entrer tranquillement chez nous ? Je jure bien qu’au bout d’une heure, le maire et tous les fonctionnaires se trouveront prisonniers, sans compter votre mari et les habitués de ce salon.

Le marquis crut voir un vague sourire passer sur les lèvres de Félicité, pendant qu’elle répondait d’un air épouvanté :

— Vous croyez ?

— Pardieu ! reprit Sicardot, les républicains ne sont pas assez bêtes pour laisser des ennemis derrière eux. Demain, Plassans sera vide de fonctionnaires et de bons citoyens.

À ces paroles, qu’elle avait habilement provoquées, Félicité lâcha le bras de son mari. Pierre ne fit plus mine de sortir. Grâce à sa femme, dont la savante tactique lui échappa d’ailleurs, et dont il ne soupçonna pas un instant la secrète complicité, il venait d’entrevoir tout un plan de campagne.

— Il faudrait délibérer avant de prendre une décision, dit-il au commandant. Ma femme n’a peut-être pas tort, en nous accusant d’oublier les véritables intérêts de nos familles.

— Non, certes, madame n’a pas tort, s’écria Granoux, qui avait écouté les cris terrifiés de Félicité avec le ravissement d’un poltron.

Le commandant enfonça son chapeau sur sa tête, d’un geste énergique, et dit, d’une voix nette :

— Tort ou raison, peu m’importe. Je suis commandant de la garde nationale, je devrais déjà être à la mairie. Avouez que vous avez peur et que vous me laissez seul… Alors, bonsoir.

Il tournait le bouton de la porte, lorsque Rougon le retint vivement.

— Écoutez, Sicardot, dit-il.

Et il l’entraîna dans un coin, en voyant que Vuillet tendait ses larges oreilles. Là, à voix basse, il lui expliqua qu’il était de bonne guerre de laisser derrière les insurgés quelques hommes énergiques, qui pourraient rétablir l’ordre dans la ville. Et comme le farouche commandant s’entêtait à ne pas vouloir déserter son poste, il s’offrit pour se mettre à la tête du corps de réserve.

— Donnez-moi, lui dit-il, la clef du hangar où sont les armes et les munitions, et faites dire à une cinquantaine de nos hommes de ne pas bouger jusqu’à ce que je les appelle.

Sicardot finit par consentir à ces mesures prudentes. Il lui confia la clef du hangar, comprenant lui-même l’inutilité présente de la résistance, mais voulant quand même payer de sa personne.

Pendant cet entretien, le marquis murmura quelques mots d’un air fin à l’oreille de Félicité. Il la complimentait sans doute sur son coup de théâtre. La vieille femme ne put réprimer un léger sourire. Et comme Sicardot donnait une poignée de main à Rougon et se disposait à sortir :

— Décidément, vous nous quittez ? lui demanda-t-elle en reprenant son air bouleversé.

— Jamais un vieux soldat de Napoléon, répondit-il, ne se laissera intimider par la canaille.

Il était déjà sur le palier, lorsque Granoux se précipita et lui cria :

— Si vous allez à la mairie, prévenez le maire de ce qui se passe. Moi, je cours chez ma femme pour la rassurer.

Félicité s’était à son tour penchée à l’oreille du marquis, en murmurant avec une joie discrète :

— Ma foi ! j’aime mieux que ce diable de commandant aille se faire arrêter. Il a trop de zèle.

Cependant, Rougon avait ramené Granoux dans le salon. Roudier, qui, de son coin, suivait silencieusement la scène, en appuyant de signes énergiques les propositions de mesures prudentes, vint les retrouver. Quand le marquis et Vuillet se furent également levés :

— À présent, dit Pierre, que nous sommes seuls, entre gens paisibles, je vous propose de nous cacher, afin d’éviter une arrestation certaine, et d’être libres, lorsque nous redeviendrons les plus forts.

Granoux faillit l’embrasser ; Roudier et Vuillet respirèrent plus à l’aise.

— J’aurai prochainement besoin de vous, messieurs, continua le marchand d’huile avec importance. C’est à nous qu’est réservé l’honneur de rétablir l’ordre à Plassans.

— Comptez sur nous, s’écria Vuillet avec un enthousiasme qui inquiéta Félicité.

L’heure pressait. Les singuliers défenseurs de Plassans qui se cachaient pour mieux défendre la ville, se hâtèrent chacun d’aller s’enfouir au fond de quelque trou. Resté seul avec sa femme, Pierre lui recommanda de ne pas commettre la faute de se barricader, et de répondre, si l’on venait la questionner, qu’il était parti pour un petit voyage. Et comme elle faisait la niaise, feignant quelque terreur et lui demandant ce que tout cela allait devenir, il lui répondit brusquement :

— Ça ne te regarde pas. Laisse-moi conduire seul nos affaires. Elles n’en iront que mieux.

Quelques minutes après, il filait rapidement le long de la rue de la Banne. Arrivé au cours Sauvaire, il vit sortir du vieux quartier une bande d’ouvriers armés qui chantaient la Marseillaise.

— Fichtre ! pensa-t-il, il était temps. Voilà la ville qui s’insurge, maintenant.

Il hâta sa marche, qu’il dirigea vers la porte de Rome. Là, il eut des sueurs froides, pendant les lenteurs que le gardien mit à lui ouvrir cette porte. Dès ses premiers pas sur la route, il aperçut, au clair de lune, à l’autre bout du faubourg, la colonne des insurgés, dont les fusils jetaient de petites flammes blanches. Ce fut en courant qu’il s’engagea dans l’impasse Saint-Mittre et qu’il arriva chez sa mère, où il n’était pas allé depuis de longues années.