Librairie Hachette et Cie (p. 383-395).


XXVIII

SÉPARATION CRUELLE.


Quelques jours après, Mina eut un nouveau chagrin ; M. Féréor lui annonça qu’il emmenait Gaspard pour une tournée de huit jours, afin de prendre possession des terres qui composaient une partie de sa dot. Mina fut consternée ; elle pleura même, mais M. Féréor fut inflexible, et Gaspard lui-même lui démontra la nécessité de ce voyage.

« Mon père, dit Mina, puisque je dois rester sans vous et sans Gaspard, permettez-moi d’aller passer ces huit jours au châtelet des usines et chez ma pauvre mère. J’y serai sous la protection de vos bons ouvriers ou bien sous celle de la mère et du frère de Gaspard. Ici j’aurais peur ; je n’oserais pas sortir ; je craindrais que Gaspard… (elle regarda Gaspard avec un sourire malin). Enfin, je serais bien mieux là-bas, mon père, avec ma bonne et près de ma mère.

— Ton idée est très bonne, ma fille ; elle me plaît, et je vois qu’elle fait plaisir à Gaspard. Nous partirons après-demain chacun de notre côté : tu monteras dans la voiture pour aller au châtelet, pendant que nous irons prendre le chemin de fer.

— Merci, mon ange, lui dit Gaspard en l’embrassant ; tu m’évites un grand souci.

M. Féréor.

Et tu sais, ma fille, qu’en notre absence tu es la souveraine de l’hôtel et du châtelet, que tu peux disposer de tout et commander tout ce que tu voudras.

Mina.

Merci, mon bon père ; je n’userai pas beaucoup de mon commandement ; tout le monde ici prévient mes désirs ; on est trop bon pour moi, qui ne suis utile à personne.

M. Féréor.

Tu fais un paradis de ma maison, ma fille ; c’est déjà quelque chose. »

Le jour de la séparation fut triste pour Mina. D’abord, Gaspard ne put la conduire à la messe, parce qu’il avait beaucoup à faire avant une absence de huit jours ; le reste de la matinée, elle le vit à peine pour la même raison. Pendant le dernier repas en commun, Mina pleura sans cesse. M. Féréor et Gaspard eurent beau vouloir la remonter, ils n’y réussirent pas.

M. Féréor.

Mais songe donc, ma pauvre enfant, que nous reviendrons dans huit jours ! Huit jours sont bien vite passés.

Mina.

Oui, mon père, quand ils sont passés ; mais quand ils sont à venir ?

M. Féréor.

Et puis, vois la figure de Gaspard, et combien tu l’attristes par ce chagrin déraisonnable.

Mina.

Est-ce vrai, Gaspard, que c’est mon chagrin qui t’afflige ?

Gaspard.

Oui, très vrai, ma petite Mina. Si tu supportais mieux mon absence, je partirais tranquille ; mais il est certain que de te laisser affligée comme tu l’es, est une vraie douleur pour moi qui t’aime si tendrement, et qui suis si malheureux de te voir souffrir.

Mina.

Mon bon cher Gaspard, pardonne-moi ; tu as raison, c’est déraisonnable à moi ; je serai très bien, tu verras ; et vous serez content de moi, mon père. D’abord, j’irai voir ma mère, je l’aiderai à faire son ménage ; j’irai me promener avec Lucas et ma bonne. J’irai voir M. le curé ; il me mènera chez des pauvres… Ah ! mon Dieu, je n’ai plus d’argent ! Ma bonne m’a prêté dix francs hier, et je les ai donnés à la femme d’un pauvre homme qui s’est noyé il y a huit jours, et chez laquelle m’avait menée M. le curé. Elle pleurait à faire pitié, cette pauvre femme. J’ai pleuré avec elle ; je n’ai pu lui donner que dix francs ; elle a deux petits enfants tout jeunes et si gentils !

Gaspard.

Chère petite, pourquoi ne pas m’avoir demandé de l’argent ? il ne faut pas t’en laisser manquer. Mon père, me permettez-vous de dire à la caisse qu’on donne à Mina tout ce qu’elle demandera ?

M. Féréor.

Certainement, mon fils ; tes ordres et les miens ne se contrediront jamais.

Mina.

Merci, mon père ; merci, cher Gaspard ; je ferai la charité en votre nom, et je ferai prier tout le monde pour vous et pour Gaspard. Une chose qui me manquera bien là-bas, c’est mon piano, surtout en l’absence de Gaspard ; j’aurais joué et chanté tous les soirs les morceaux qu’il aime tant. Je penserai à toi, mon Gaspard, et je compterai les heures qui me séparent encore de toi.

Gaspard.

Et surtout ne t’afflige pas.

Mina.

Non, non, sois tranquille ; je comprends que huit jours sont bien vite passés.

Le déjeuner était fini. Il fallut s’occuper des préparatifs du départ. Gaspard monta avec Mina pendant que M. Féréor donnait ses derniers ordres. Mina éclata en sanglots quand il fallut donner le dernier baiser à Gaspard ; elle ne pouvait se décider à le quitter.

Gaspard.

Mina, ma bien-aimée, tu m’as promis du courage ; tu me désoles par ton affliction. Que veux-tu que je devienne loin de toi, te sachant dans le désespoir, comme si nous ne devions jamais nous retrouver ?

Mina.

Gaspard, mon cher Gaspard, je serai très raisonnable, je te le promets ; d’abord, je te laisse aller… (elle détacha ses bras du cou de Gaspard), et puis je mets mon chapeau et je pars. Ma bonne, nous partons ! cria-t-elle.

Gaspard.

Ta bonne est en bas qui t’attend.

Mina serra encore Gaspard dans ses bras et descendit soutenue par lui. Elle embrassa M. Féréor qui descendait aussi ; il la fit monter en voiture après l’avoir laissée donner un dernier baiser à son mari ; la bonne monta après elle, la voiture partit et Mina pleura ; mais sa bonne sut la raisonner, l’encourager, la distraire, et Mina arriva au châtelet sans trop de larmes. Elle fut reçue avec empressement par André et les premiers commis ; elle s’installa avec sa bonne dans la chambre occupée par Gaspard quand il y venait ; elle avait positivement refusé de prendre celle de M. Féréor que lui offrait André. Après avoir aidé sa bonne à tout ranger, elle lui demanda de l’accompagner chez sa belle-mère.

Elles y arrivèrent au moment où Lucas allait partir pour les champs. Mina courut à lui.

Mina.

C’est moi, Lucas, dit-elle en l’embrassant. Oh ! Lucas, si vous saviez comme je suis malheureuse !

Lucas.

Malheureuse, charmante petite sœur ! et pourquoi ?

Mina.

Vous riez, Lucas ? Ce n’est pas bien, car je suis réellement malheureuse. Gaspard est parti… avec mon beau-père.

Lucas.

Et ensuite ?

Mina.

Ensuite il reviendra…, mais dans huit jours !

Lucas.

Mais tout ça ne me dit pas pourquoi vous êtes malheureuse, chère petite sœur.

Mina.

Comment, vous ne comprenez pas ? Parce que je serai huit jours sans voir Gaspard !

Lucas.

Ce n’est que ça ! Ah ! ah ! ah ! Pauvre petite sœur ! Ah ! ah ! ah ! quel malheur ! Huit jours ! Ah ! ah ! ah ! Chère sœur, vous avez l’air indigné de me voir rire, mais je vous assure que ça n’a pas de bon sens. Qu’est-ce que c’est que huit jours ? Mais cela vous arrivera sans cesse. Quand on est dans les affaires, comme Gaspard, on s’absente souvent.

Mina.

Mon Dieu, que vais-je devenir si Gaspard me laisse souvent seule ?

Lucas.

Vous vous habituerez, chère sœur. Maintenant ne pleurez plus, et allons voir ma mère, qui est au jardin. La dame qui est avec nous vient-elle aussi ?

Mina.

Certainement ; c’est ma bonne, Mme Gauroy, qui m’a élevée, qui m’aime comme sa fille ; n’est-ce pas, ma bonne ?

La bonne.

Oui, oui, tu le sais bien, chère enfant.

Ils allèrent tous au jardin, où ils trouvèrent la mère Thomas cueillant des pois pour le souper.

Mina.

Bonjour, ma mère ; nous venons vous aider, ma bonne et moi. Je suis venue passer quelques jours au châtelet en l’absence de Gaspard, qui m’a laissée seule pour huit jours ; et je suis bien triste, ma mère.

La mère.

De quoi donc, ma pauvre enfant ?

Mina.

Mais, ma mère, de ne pas voir Gaspard pendant huit jours.

La mère.

Il n’y a pas de quoi être triste, ma fille.

Mina.

Comment, ma mère ? huit jours !

La mère.

Qu’est-ce que c’est que huit jours ? c’est si vite passé !

Mina sentit que cette répétition du raisonnement de Lucas était le vrai de sa position, elle se repentit d’avoir donné de l’inquiétude et du chagrin à son mari pour n’avoir pas su être raisonnable. Elle prit la résolution de l’être plus à l’avenir.

Les pois furent bientôt cueillis. Lucas était retourné à son travail. Mina acheva son après-midi en aidant aux différents ouvrages de la ferme ; elle retourna au châtelet pour dîner ; la première chose qu’elle aperçut fut son piano et sa musique. Elle poussa un cri de joie.

« Comment se trouve-t-il ici ? dit-elle.

André.

C’est monsieur qui a donné l’ordre qu’on l’apportât tout de suite, pour que Madame l’ait avant dîner.

Mina.

Bon Gaspard ! Comme c’est aimable à lui ! Merci bien, André ; qui est-ce qui l’a apporté ?

André.

Ce sont des ouvriers terrassiers qui l’ont été chercher, madame, et qui l’ont apporté avec grand soin d’après les ordres de monsieur.

Mina.

Remerciez-les bien pour moi, mon bon André ; et donnez-leur cette pièce de vingt francs. Croyez-vous que ce soit assez ? Mon mari me dit toujours que je ne donne pas assez.

André.

C’est largement payé, madame. Ils seront bien contents. Ils auront leur journée tout de même ; c’est tout gain pour eux.

Mina.

Merci, André. M’a-t-on fait à dîner ? J’ai bien faim.

André.

Oui, madame ; le cuisinier est ici. Et pour le service, c’est Félix, celui qui sert monsieur, qui sera aux ordres de madame. J’y aiderai, si madame le désire.

Mina.

Merci, mon bon André ; je serais bien fâchée de vous déranger. Félix sera plus que suffisant… André, voulez-vous dire qu’il mette le couvert de ma bonne, qui dînera avec moi. Vous avez l’air surpris ! ajouta-t-elle en souriant. C’est qu’elle m’a élevée, ma pauvre bonne ; elle m’aime autant que je l’aime, et je mangeais toujours avec elle avant mon mariage.

André sourit.

« Je vais donner les ordres de madame. Je comprends parfaitement que madame traite ainsi une personne qui l’a élevée. On aime déjà bien madame ici, et on l’aimera plus encore quand on saura comment madame sait reconnaître les services qu’on lui a rendus. »

André sortit.

Mina mangea peu ; elle était triste ; le soir, elle joua du piano, chanta, écrivit une lettre à Gaspard, pria, pleura, se coucha, pleura encore un peu, et s’endormit pour ne s’éveiller qu’au grand jour, à sept heures du matin.

Elle se leva à la hâte, fit sa toilette et partit avec sa bonne pour entendre la messe. Elle alla ensuite chez le curé, lui parla des pauvres, apprit avec peine qu’il y avait plusieurs familles dans un véritable besoin, se les fit indiquer, et demanda au curé de venir déjeuner avec elle pour l’accompagner lui-même dans ses visites.

Mina.

Il y aura un avantage pour vous comme pour moi, monsieur le curé ; je profiterai de votre compagnie ; et vous, vous gagnerez dans le cœur des pauvres gens, qui sauront que c’est à vous qu’ils devront leur bien-être.

Le curé.

Mais, mademoiselle, je ne sais pas à qui je dois cette gracieuse invitation et où je dois me rendre pour l’accepter ?

Mina.

Au châtelet, chez mon père et chez mon mari qui sont absents. Je ne suis pas demoiselle ; je suis la femme de Gaspard Féréor.

Le curé.

Vous, madame ? Mais vous êtes plus que sa femme, vous me semblez devoir être son bon ange ! J’avais bien entendu parler, par les gens de l’usine, de votre bonté et de votre piété, mais j’ignorais que ce fût Mme Féréor à laquelle j’ai l’honneur de parler.

Mina salua et rappela au curé son invitation.

« À midi, monsieur le curé, n’est-ce pas ? » dit-elle en s’en allant.

Le curé fut exact et satisfit aux nombreuses questions que lui adressa Mina ; elle apprit avec une pénible surprise que ni son beau-père ni son mari ne s’occupaient des pauvres de leur commune et des environs.

Mina.

Et pourtant, dit-elle, Gaspard est bien bon ; il m’a donné mille francs pour les pauvres dès les premiers jours de mon mariage, et il m’a dit que je pouvais donner tout ce que je voudrais, cent, deux cent mille francs si je voulais.

Le curé.

C’est qu’avant vous, madame, il n’y pensait pas, et que votre charité a réveillé la sienne.

Mina.

Je ne la laisserai pas s’endormir, monsieur le curé, soyez-en sûr. Nous viendrons au secours de tous les pauvres ; nous leur donnerons du travail, des vêtements, des logements, du bois, du pain. Nous exigerons que les enfants aillent à l’école et au catéchisme. Nous établirons des sœurs de charité, une salle d’asile et bien d’autres choses ; vous serez mon premier ministre ; et demandez sans vous gêner ; vous voyez comme mon mari est bon et généreux pour moi. Et vous lui payerez tout cela en priant beaucoup pour lui ; n’est-ce pas, mon cher monsieur le curé ? Je vous demande beaucoup de prières pour lui et pour mon pauvre beau-père qui est bien bon aussi, mais qui pense tant à ses affaires qu’il oublie le bon Dieu et ceux qui souffrent. Ce pauvre père, je l’aime bien. C’est lui le premier qui a été bon pour moi, qui m’a appelée sa fille, qui m’a embrassée, qui m’a tutoyée ; c’est bien bon, tout cela, n’est-ce pas, monsieur le curé ?

Le curé ne put s’empêcher de rire.

« J’avoue, madame, que je n’y trouve pas grand mérite. »

Mina sourit.

« C’est que vous ne savez pas tout ; vous ne savez pas que, lorsque Gaspard m’a épousée, il croyait que j’étais une grosse rousse, bête et maussade. Ah ! ah ! ah ! Je ris toujours quand je pense à cette drôle d’idée de Gaspard et de mon pauvre père. »

Le curé était fort surpris ; cette confidence dénotait un enfantillage qu’il ne s’expliquait pas.

Le curé.

Pardonnez-moi, madame, une question indiscrète. Quel âge avez-vous ?

Mina.

J’ai seize ans depuis trois mois.

Le curé.

C’est donc ça, dit le curé en souriant. Seize ans ! C’est bien jeune pour se marier !

Mina.

Et comment mariée, encore ! Je ne voulais pas ; je croyais que Gaspard et son père étaient très méchants. Je n’ai dit oui que parce que mon père m’a maltraitée plus que jamais. Aussi j’avais une peur quand je suis descendue de voiture à la mairie. Je tremblais si fort que je pouvais à peine me soutenir quand Gaspard m’a donné le bras. Mais je vous raconte un tas de choses, monsieur le curé, et il est temps que nous allions voir nos pauvres. Attendez un peu, s’il vous plaît ; je vais appeler ma bonne.

« Quelle bonne et charmante enfant ! se dit le curé. Mais ce n’est qu’une enfant. »

Vignette de Bertall
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