Librairie Hachette et Cie (p. 374-382).


XXVII

MINA CHEZ M. FÉRÉOR. PIANO ET MUSIQUE.


Mina entra chez M. Féréor ; elle examina chaque meuble, chaque objet. Après avoir tout vu, elle remarqua l’absence de crucifix.

« Pauvre père ! pensa-t-elle. Il n’est pas pieux comme Gaspard. Mais nous lui ferons aimer le bon Dieu ; nous prierons tant pour lui ! »

Et, se mettant à genoux au pied du lit de M. Féréor, elle pria avec ferveur pour que son cher père aimât le bon Dieu par-dessus toutes choses.

Pendant qu’elle priait, M. Féréor rentra chez lui et resta stupéfait de voir Mina à genoux auprès de son lit.

« Mina, dit-il en s’approchant et en cherchant doucement à la relever, Mina, ma fille, que fais-tu ? Par quel hasard es-tu chez moi ? »

Mina se releva ; ses yeux étaient humides, sa physionomie était grave ; elle prit la main de M. Féréor dans les siennes.

« Mon père, j’ai désiré connaître votre chambre afin de vous y suivre par la pensée. J’ai voulu prier pour vous, chez vous. J’ai ardemment prié pour votre bonheur, non seulement en ce monde, mais dans l’autre ; j’ai demandé au bon Dieu de remplir votre cœur de son amour, d’augmenter en vous l’esprit de charité ; et à présent je vous demande à vous, mon père, le bienfaiteur de mon cher Gaspard, de vouloir bien me bénir ; je n’ai pas encore reçu votre bénédiction. Gaspard m’aime maintenant, et sa tendresse a fait de moi votre vraie fille, votre enfant. »

Mina se mit à genoux devant M. Féréor, baisa tendrement la main paternelle qui devait la bénir, et reçut cette bénédiction la tête inclinée, les larmes dans les yeux et la joie au cœur.

« Que Dieu te bénisse comme je te bénis, mon enfant, ma fille chérie ; oui, je te bénis du fond de mon cœur, où tu as conquis ta place près de mon cher Gaspard. Je te remercie, ma fille, d’être venue prier chez moi, pour moi. Ton influence bienfaisante me donnera, j’espère, le cœur chrétien que tu me demandes, et l’esprit de charité qui m’a manqué jusqu’ici, je dois l’avouer. »

En finissant ces mots, M. Féréor releva l’heureuse Mina et la serra contre son cœur.

« À présent, chère enfant, laisse-moi seul ; j’ai à travailler. Envoie-moi Gaspard, j’ai besoin de lui. »

Mina courut chercher Gaspard.

« Mon père n’a pas semblé mécontent que tu fusses entrée chez lui ? » demanda Gaspard avec inquiétude.

Mina.

Au contraire, il m’a remerciée, il m’a bénie. Il est si indulgent pour moi ! Ses yeux me regardent d’un air si bon ! Il pleurait presque en m’embrassant après m’avoir bénie. Mais va donc vite, Gaspard, mon père t’attend.

— Tu es un ange ! » répondit Gaspard.

Et il sortit.

M. Féréor raconta à son fils avec émotion la charmante et pieuse pensée de Mina.

« C’est non seulement de la tendresse que je ressens pour cette aimable fille, c’est encore de l’estime ; et quand nous la connaîtrons mieux, je ne serais pas surpris que nous ressentions tous deux un sentiment de respect pour cette enfant si bonne et si pieuse. »

Gaspard fut heureux d’entendre parler ainsi son père ; son travail s’en ressentit un peu. M. Féréor ne dit rien, car lui aussi avait été plusieurs fois distrait par le souvenir de cette pieuse enfant priant pour lui.

Le lendemain, Mina alla à la messe, accompagnée de Gaspard. La journée se passa comme la veille, sauf que Mina ne les accompagna pas aux usines. Elle courut au perron pour les recevoir à leur retour, et ne quitta plus Gaspard, même pendant son travail. Elle observa le genre d’occupation auquel il se livrait, et dont il lui donna l’explication. Elle ne dit rien, mais le lendemain, quand Gaspard voulut prendre ses dernières feuilles, il trouva les comptes terminés.

Voyant l’étonnement de Gaspard, Mina se mit à rire.

« C’est moi qui te suis venue en aide, mon ami. Avant mon mariage, papa me faisait souvent faire les comptes des usines et les vérifications des livres ; et jamais je ne me trompais ; si mon père avait trouvé la moindre erreur, il m’aurait grondée sans pitié, frappée peut-être. Tu peux donc me donner tout ce travail à faire ; tu me feras grand plaisir en me procurant les moyens de vous rendre service, à mon père et à toi. Et quand je dis mon père, je parle du tien et pas du mien. »

Peu de jours après que Mina eut demandé un piano, elle en aperçut un charmant en bois de rose incrusté de nacre et d’ivoire, et un joli meuble du même travail rempli de livres de musique, que Gaspard avait fait placer dans le salon de sa femme.

Mina.

Un piano ! De la musique ! Oh ! que je te remercie, mon ami ! Quel beau piano ! Les jolies incrustations ! Que je l’essaye bien vite pour voir s’il est aussi bon que beau.

Gaspard.

Je l’ai demandé semblable à sa maîtresse ; parfait sous tous les rapports.

— Tu es flatteur, Gaspard, répondit Mina en souriant. Sa maîtresse a bien des défauts.

Gaspard.

Lesquels ? Je ne t’en connais pas.

Mina.

D’abord, d’être exigeante ; je voudrais avoir tout ton cœur, toutes tes pensées, tout ton temps ; et je sais que c’est impossible.

Gaspard.

Excepté mon temps, qui n’est à moi qu’en partie, tu as tout ce que tu voudrais avoir, ma charmante petite femme.

Mina lui sourit et ouvrit son piano.

Dès les premières notes, Gaspard reconnut un talent supérieur ; elle joua plusieurs morceaux, que Gaspard écouta avec ravissement. Puis elle se mit à chanter ; sa voix pleine, sonore et étendue, avait un timbre d’une douceur, d’une suavité exquises. Gaspard écoutait sans se lasser, Mina s’arrêta.

Gaspard.

Mina, mon amie, chante encore, chante toujours !

Mina.

Et ton travail ?

Gaspard.

Je le ferai ce soir, cette nuit, n’importe ; chante encore, je t’en prie.

Mina.

Je le veux bien, parce que ton travail est fait. J’ai été dans ta chambre, j’ai trouvé tes livres, et, pendant que tu étais aux usines avec mon père, j’ai tout fini.

Gaspard.

Tu es donc ma chère petite Providence ? Tu sais tout, tu fais de tout, tu me viens en aide pour tout.

Mina, riant.

C’est pour te faire accepter ton malheur d’avoir été forcé de m’épouser… Ne réponds pas, Gaspard, ne dis rien, je vais chanter.

Et Mina chanta le fameux air : di tanti palpiti, etc. À peine eut-elle fini, que des applaudissements frénétiques et des bis, bis répétés, se firent entendre dans la rue ; Mina courut à la fenêtre, restée ouverte à cause de la chaleur, et vit beaucoup de monde rassemblé dans la cour de l’hôtel. À la vue de Mina, les applaudissements redoublèrent : on distinguait quelques mots : charmante, ravissante. Mina, étonnée et ne pensant nullement que ces mots s’adressassent à elle, cherchait à découvrir ce qui pouvait avoir provoqué cet enthousiasme. Gaspard s’approcha aussi de la fenêtre et reconnut plusieurs jeunes gens de la ville qui le saluèrent. Gaspard rendit le salut et entraîna Mina loin de la fenêtre.

« C’est toi, Mina, qu’ils applaudissent.

— Moi ! Comment ? Pourquoi ?

— Parce que tu chantes comme un ange, parce que tu as la voix d’un ange, la figure d’un ange, le regard et le sourire d’un ange, et que tu es un ange. »

Et il baisa la main de Mina en ajoutant :

« À l’avenir, chère Mina, ferme la fenêtre quand tu voudras chanter. Je n’aime pas que tous ces gens se permettent de t’applaudir et de vouloir te faire recommencer.

Mina.

Je la fermerai, mon ami. Mais… serais-tu jaloux ? Tu as l’air furieux, ajouta-t-elle en riant.

Gaspard.

Je ne l’étais pas, Mina, mais je le suis devenu depuis que je t’aime ; et je déteste qu’on te regarde effrontément, qu’on te suive dans la rue, qu’on m’envie mon bonheur ; tout cela m’irrite et me déplaît.

Mina.

Ah ! mon Dieu, Gaspard, calme-toi ! Si tu savais comme tu as l’air méchant !… et pourtant, je t’aime bien ainsi, mon cher, cher Gaspard. »

Un domestique frappa à la porte.

« Entrez ! dit Gaspard d’une voix formidable.

— Quelques jeunes gens demandent à être admis près de monsieur ou de madame.

— Qu’ils aillent se coucher, répondit Gaspard avec colère. Dites-leur que madame ne reçoit pas, et que monsieur travaille et ne peut recevoir personne. »

Le domestique sortit. Mina resta debout et souriante devant Gaspard, dont les sourcils froncés, les narines gonflées, indiquaient le mécontentement.

Mina s’approcha près, tout près du canapé où Gaspard s’était assis ; elle se laissa tomber à genoux près de lui, prit sa main et la baisa.

« Mon ami, dit-elle d’une voix timide, de quoi et pourquoi es-tu fâché ? Tu me fais peur ; je te croyais si bon.

— Pardon, mille fois pardon, ma chère Mina ; je suis un sot, et je ne sais ce qui m’a pris ! N’aie pas peur de moi, je t’en supplie ; je ne recommencerai plus à être sottement jaloux de te voir applaudie par des étrangers. »

La paix ne tarda pas à être conclue, et Gaspard tint parole ; il avait l’habitude de ne pas céder à ses mouvements intérieurs, et il domina sa jalousie. Après le dîner, il fit sa confession à son père devant Mina, qui atténua les torts de Gaspard et s’accusa elle-même d’imprudence. M. Féréor se moqua un peu de Mina, beaucoup de Gaspard, et finit par prier Mina de chanter. Mina se mit au piano, chanta admirablement, et attendit le jugement de son père, qui ne disait rien ; elle se leva, s’approcha de lui, et vit qu’il dormait profondément.

« Il dort, dit-elle tout bas en riant.

— Il est toujours si fatigué, ce pauvre père ! Le soir il n’en peut plus.

— Eh bien ! mon ami, causons ; nous avons tant de choses à nous dire. »

Et Mina se plaçant sur le canapé près de son mari, ils commencèrent une conversation si animée, que deux pies n’auraient pu mieux faire leur office. Dix heures étaient l’heure du coucher de M. Féréor ; Gaspard, qui n’oubliait jamais les habitudes de son père, se leva dès qu’il entendit sonner la pendule, et réveilla doucement M. Féréor.

Quand il ouvrit les yeux, il vit Gaspard à sa droite et Mina à sa gauche.

« Comment trouvez-vous que j’aie chanté, mon père ? demanda Mina en riant.

— Comme un ange, répondit M. Féréor tout endormi.

— Prenez garde, mon père ; Gaspard va être jaloux », reprit Mina en riant.

Cette petite malice acheva de réveiller M. Féréor. Il prit le bras de Gaspard, Mina les suivit ; les enfants embrassèrent leur père après l’avoir remis aux soins de son valet de chambre, et ils se retirèrent chez eux.

Vignette de Bertall
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