Librairie Hachette et Cie (p. 328-339).


XXIV

MINA FAIT DE PLUS EN PLUS PITIÉ À GASPARD.


Le lendemain de bonne heure, Gaspard entrouvrit la porte de son père, et vit qu’il était éveillé.

M. Féréor.

Te voilà déjà, mon ami ? As-tu quelque chose de particulier à me dire pour t’être levé si bon matin ?

Gaspard.

Oui, mon père, quelque chose de très particulier. C’est au sujet de Mina.

« Ah ! ah ! dit M. Féréor en souriant. Qu’y a-t-il de nouveau ?

Gaspard.

Il y a, mon père, que je ne sais quelle conduite tenir après la grossière indifférence dont je me suis rendu coupable envers cette pauvre petite.

M. Féréor.

Ma foi, mon ami, j’ai partagé ta faute, je partage ton repentir, et je suis très décidé à être fort aimable pour elle. Fais de même.

Gaspard.

C’est que je ne suis pas vis-à-vis d’elle dans la même position que vous, mon père. Elle a l’air de me craindre, et beaucoup ; tandis que vous elle a tout l’air de vous aimer et d’avoir confiance en vous.

— Tu crois ? dit M. Féréor avec une satisfaction visible.

Gaspard.

J’en suis sûr, mon père. Et voilà mon embarras. Elle est si différente de ce que nous redoutions, qu’il m’est impossible de la traiter comme nous le projetions avant de la connaître.

M. Féréor.

Tu as parfaitement raison, mon enfant ; il faut que tu la traites comme une charmante et aimable femme.

Gaspard.

Je ne pourrai jamais ; moi aussi, j’ai peur d’elle.

M. Féréor.

Peur de quoi donc, mon ami ? Elle a l’air si doux !

Gaspard.

Je ne sais pas pourquoi, mon père, mais elle me fait peur.

M. Féréor, souriant.

Ça passera, va. Sois poli et aimable pour elle ; va tous les matins savoir de ses nouvelles, cause avec elle, demande-lui son amitié, sa confiance, et tout cela s’arrangera.

Gaspard.

Elle se lève sans doute très tard, nous aurons le temps de faire un tour à l’usine avant qu’elle ne soit prête pour déjeuner ; nous n’y avons pas été hier.

M. Féréor.

Tu as raison ; donne des ordres pour la voiture et fais-lui demander ce qu’elle veut pour son premier déjeuner. »

Gaspard fit sa toilette ; il était sept heures quand il alla exécuter les ordres de son père.

En ouvrant la porte de sa chambre qui donnait sur l’escalier du vestibule, il vit Mina qui descendait lestement ; elle s’arrêta dans le vestibule ; elle avait son châle et son chapeau.

« Ma bonne, viens-tu ? » dit-elle en se retournant.

En place de sa bonne, elle aperçut Gaspard qui descendait aussi, et resta interdite. Quand Gaspard la rejoignit, elle était rouge comme une cerise, immobile, les yeux baissés.

« Où allez-vous si matin, madame ? dit Gaspard en la saluant.

Mina.

À la messe, monsieur ; j’y vais tous les jours.

Gaspard.

Savez-vous où est l’église, madame ?

Mina.

Non, monsieur ; mais, aidée de ma bonne, je la trouverai.

Gaspard.

Voulez-vous me permettre de vous épargner la peine de chercher, madame, et de vous offrir mon bras ?

Mina.

Je veux bien, monsieur. »

Gaspard prit son chapeau et s’approcha de Mina, qui, effrayée et tremblante, passa son bras dans celui que lui offrait Gaspard. Elle tremblait si fort que Gaspard en eut pitié.

Gaspard.

Remettez-vous, madame. Pourquoi trembler ainsi ? Croyez-vous que je veuille vous rendre malheureuse ?

Mina.

Je ne sais pas, monsieur. J’espère que non.

Gaspard.

Voyons, madame, regardez-moi, et dites si j’ai l’air bien méchant.

Mina le regarda, mais sans voir, car les larmes troublaient sa vue.

« Je ne vois pas, dit-elle souriant à demi.

Gaspard.

Pourquoi donc ?

Mina.

Parce que je pleure.

Gaspard.

Et c’est ce qui me désole, ma pauvre enfant, c’est ce qui m’a tenu éveillé toute la nuit, de vous voir terrifiée devant moi comme si j’étais un monstre, un scélérat.

Mina.

Je n’ai pas beaucoup dormi non plus ; j’avais si peur.

Gaspard.

Peur de qui, de quoi ?

Mina.

De tout le monde, et de vous surtout.

Gaspard, souriant.

Pourquoi cette préférence, madame ?

Mina.

Parce que mon père m’a dit, monsieur, pourquoi vous consentiez à m’épouser ; il m’a fait lire vos lettres. Il m’a dit que vous ne vouliez pas me voir. Tout cela n’était pas rassurant, vous en conviendrez.

Gaspard, vivement.

Mais c’est une abomination de votre père. Je ne vous connaissais pas ; il me disait que vous étiez son portrait en femme ; vous jugez si c’était tentant. »

Gaspard sourit ; Mina rit franchement.

Gaspard.

Et puis, si vous saviez comment la chose s’est faite ? Je vous la raconterai quand nous aurons plus de temps. Et je vous croyais une grosse rousse, maussade, etc. Jugez de ma surprise quand je vous ai vue !

Mina.

M’avez-vous trouvée à votre gré !

Gaspard.

Je serais bien difficile si je vous avais trouvée autrement.

Mina.

Et votre père ?

Gaspard.

Charmante, et très disposé à vous aimer comme sa fille.

Mina.

Merci, monsieur, de ces bonnes paroles. Notre petite promenade est la première douceur que j’aie goûtée depuis que j’ai été forcée de consentir à vous imposer ma présence… pour toujours, hélas ! Mais pardonnez-moi, monsieur ; je vous en supplie, pardonnez-moi ! j’ai si peur de mon père ; il m’a menacée de choses si terribles si je résistais ! je tiendrai le moins de place possible dans votre maison ; je ne demanderai jamais rien ; je vivrai avec ma bonne. Vous ne me verrez que lorsque vous le voudrez.

Gaspard l’écoutait avec une douloureuse surprise. Il allait répondre, mais ils étaient arrivés à la porte de l’église. Alors, seulement, Mina s’aperçut qu’elle était seule.

Mina.

Ah ! j’ai oublié d’attendre ma bonne ! Et je n’ai pas fait attention au chemin que j’ai suivi !

Gaspard regarda à sa montre : il avait encore une heure devant lui avant de rentrer pour accompagner M. Féréor aux usines ; Mina ne pouvait être laissée seule dans une ville qui lui était inconnue. Il se décida à rester avec elle pour la ramener à la maison.

Gaspard.

Je resterai près de vous, madame, et je vous ramènerai moi-même. »

Mina le regarda avec étonnement et lui sourit en disant :

« Merci, monsieur. »

Gaspard la fit entrer dans le banc de M. Féréor et se plaça près d’elle. La messe allait commencer. Mina l’écouta tout entière à genoux, et Gaspard vit avec peine qu’elle avait pleuré tout le temps. Quand elle se releva, son visage était gonflé par les larmes qu’elle avait répandues. Elle n’osa lever les yeux sur Gaspard ; elle accepta son bras, et ils reprirent le chemin de l’hôtel Féréor.

« Mina, lui dit Gaspard (Mina tressaillit), vous m’avez attristé par votre trop humble résignation ; vous êtes chez vous en étant chez mon père ; votre présence nous sera toujours agréable. Et, entre nous deux, si quelqu’un a à pardonner, ce n’est pas moi, c’est vous. C’est donc à vous que je demande pardon du fond du cœur de vous avoir témoigné tant de froideur et d’indifférence. À l’avenir, vous n’aurez à vous plaindre ni de mon père ni de moi, et je vous donne pleine autorité pour faire exécuter toutes vos volontés. Tous mes gens sont les vôtres ; chevaux et voitures également.

— Merci, monsieur, dit Mina ; j’espère ne pas abuser de l’autorité que vous voulez bien me donner ; je n’ai pas l’habitude de me faire servir. »

Ils ne dirent plus rien jusqu’au retour à l’hôtel ; ils se séparèrent au haut de l’escalier ; Gaspard lui serra la main en la quittant.

« Au revoir au déjeuner, Mina.

— Au revoir, Gaspard », répondit-elle à mi-voix.

Et elle se sauva dans sa chambre.

Gaspard courut plus qu’il ne marcha vers la chambre de son père et lui raconta comment il avait passé sa matinée ; il n’omit rien, ni une parole, ni un geste, ni un sourire.

M. Féréor parut content et lui serra les mains.

« C’est bien, mon fils ; tu as bien commencé, et d’ici peu de jours vous n’aurez plus peur l’un de l’autre. Tu as bien fait de l’appeler par son nom : un mari et une femme ne peuvent s’appeler monsieur et madame. C’est ridicule. »

Ils allèrent faire leur visite aux usines et revinrent à onze heures pour déjeuner. Gaspard, suivant le conseil de son père, alla lui-même chercher Mina.

« Mina, dit-il en frappant à la porte et en l’entrouvrant.

— Entrez, Gaspard, répondit timidement Mina.

Gaspard.

Merci, ma bonne Mina, de m’avoir appelé Gaspard.

Mina.

Et merci, Gaspard, de m’avoir appelée Mina.

Gaspard.

Je viens vous chercher pour déjeuner ; notre père nous attend.

Mina.

Vite, descendons. »

Et, courant devant Gaspard, elle sauta légèrement de marche en marche et se trouva dans le vestibule.

Mina.

Par où faut-il aller, Gaspard ?

Gaspard.

La porte à droite ; mais laissez-moi vous donner le bras, Mina.

Et Gaspard, prenant le bras de Mina, le passa sous le sien ; ils entrèrent ainsi dans la salle à manger, où les attendait M. Féréor.

Il s’avança vers Mina et la baisant au front :

« Bonjour ma fille,… dit-il. Qu’est-ce que je vois ? Vos jolis yeux tout rouges ? Ah ! Mina, ce n’est pas bien. Vous êtes donc bien malheureuse avec nous, mon enfant ?

— Pas aujourd’hui, mon père, répondit-elle en l’embrassant à deux ou trois reprises, Gaspard a été bien bon pour moi ; il a eu la bonté de me montrer le chemin de l’église, et puis il m’a appelée Mina, ce qui m’a fait bien plaisir.

M. Féréor.

Et avez-vous encore peur de nous, Mina ?

— De vous, pas du tout, mon père, dit Mina en lui baisant la main. De Gaspard, encore un peu, ajouta-t-elle en le regardant avec un gracieux sourire.

M. Féréor.

Bon, il y a du progrès depuis hier. Mettons-nous à table, mes enfants. Gaspard et moi, nous avons bien à travailler, et nous n’avons pas beaucoup de temps à donner au plaisir. »

Le déjeuner fini, Mina retourna chez elle, et Gaspard accompagna M. Féréor aux usines. Quand ils furent de retour, Gaspard alla prévenir Mina que le dîner était servi ; elle le remercia et accepta son bras sans trembler ; elle commençait à s’habituer à sa nouvelle position ; le soir, Mina se retirait dans sa chambre avec sa bonne, pendant que Gaspard achevait avec M. Féréor le travail du matin. Ils parlaient souvent de Mina et du charme qu’elle répandait autour d’eux.

« C’est extraordinaire, dit Gaspard, combien la présence de cette charmante enfant m’attendrit et influe sur mon caractère ; mon affection pour vous, mon père, prend aussi quelque chose de plus doux ; à mesure que je m’attache à elle, je sens plus profondément ce que vous avez fait pour moi.

— Il est certain, répondit M. Féréor, qu’elle semble devoir nous changer complètement. Comme toi, je me sens meilleur près d’elle. »

Mina, de son côté, se trouvait heureuse ; elle sortait dans le jour avec sa bonne ; elle lisait, travaillait ; elle attendait avec impatience le retour de M. Féréor et de Gaspard.

Quelques jours après son mariage, Gaspard dit à M. Féréor en sortant de table :

« Mon père, ne pensez-vous pas qu’il soit convenable que je présente Mina à ma mère ?

M. Féréor.

Oui, mon fils ; c’est même nécessaire. Il faut que tu l’y mènes aujourd’hui.

Gaspard.

C’est ce que je pensais, mon père ; le voulez-vous, Mina ? Ma pauvre mère et Lucas seront fort heureux de vous voir.

Mina.

Je veux tout ce que vous voulez, Gaspard.

Gaspard.

Alors, nous accompagnerons mon père aux usines, et quand vous aurez tout vu, je vous mènerai chez ma mère. Vous faudra-t-il ma voiture ?

Mina.

Est-ce bien loin ?

Gaspard.

À un quart de lieue.

Mina.

Je fais sans me fatiguer deux ou trois lieues.

Gaspard.

En ce cas, nous irons à pied.

Mina.

J’aime bien mieux marcher qu’aller en voiture. »

Vignette de Bertall
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