Librairie Hachette et Cie (p. 260-273).


XX

PREMIER ATTENDRISSEMENT DE MM. FÉRÉOR PÈRE ET FILS.


Toute la journée fut une suite de triomphes et d’ovations. Vers le soir, M. Féréor paraissant fatigué, Gaspard lui proposa de se retirer. M. Féréor y consentit.

« Je suis, en effet, très fatigué, mon ami. Va dire qu’on attelle. »

Gaspard ne tarda pas à revenir et annonça que la voiture serait prête dans peu d’instants. Quand le cocher avança, Gaspard ouvrit la portière, aida M. Féréor à monter, et se plaça près de lui.

M. Féréor.

Que fais-tu donc, Gaspard ? Va t’amuser encore ; on va tirer un superbe feu d’artifice.

Gaspard.

Permettez-moi, mon père, de vous accompagner. Vous savez que je me trouve plus heureux près de vous que partout ailleurs.

M. Féréor.

Viens alors, mon enfant. Moi aussi, je t’aime : moi qui n’ai jamais aimé personne, je me sens le cœur remué par ta tendresse et par tes soins. Je suis heureux de ton bonheur ; j’aime à t’avoir près de moi ; en un mot, je t’aime.

M. Féréor, en disant ces mots, sentit ses yeux humides. Lui qui n’avait jamais versé une larme, il se sentit ému. Son attendrissement toucha Gaspard ; il vit qu’un autre sentiment que l’ambition et l’intérêt personnel avait gagné son cœur. Sa reconnaissance était devenue une affection réelle et profonde. Cédant à cette émotion, il saisit la main de M. Féréor, et, se jetant dans ses bras, il l’embrassa à plusieurs reprises ; tous deux versèrent des larmes dans les bras l’un de l’autre.

Gaspard.

Mon père, mon cher père, quelle journée vous venez de me faire passer !

M. Féréor.

Et quelle bonne fin d’une bonne journée, mon cher enfant !

Gaspard.

Quelle gloire vous avez acquise en ce jour, mon père !

M. Féréor.

Et c’est à toi que je la dois. Je le reconnais avec orgueil ; jadis j’aurais été jaloux de ta découverte : aujourd’hui je m’en enorgueillis. Je m’applaudis de t’avoir choisi pour fils. Nous voici arrivés ; viens prendre possession du logement que je t’ai fait préparer ; tu y compléteras ce que j’aurai oublié.

Le père et le fils s’installèrent chacun chez soi. Leurs chambres étaient près l’une de l’autre. Celle de Gaspard était bonne et ne manquait d’aucun meuble essentiel ; il n’était pas difficile, du reste ; le luxe était inconnu chez M. Féréor ; un lit passable, une commode, une table, un fauteuil et deux chaises formaient tout l’ameublement du père comme du fils ; M. Féréor avait de plus un grand bureau à cylindre et un meuble à tiroirs pour serrer ses papiers.

Gaspard se coucha si heureux qu’il fut longtemps sans dormir.

Après avoir repassé dans sa tête tous les événements de cette heureuse journée, il pensa qu’il était enfin arrivé à son but ; les millions qu’il avait désirés dès son enfance lui étaient assurés ; sa position dans les usines dépassait toutes ses espérances ; les affaires l’occupaient et ne laissaient pas de place à l’ennui ; il aimait bien réellement son père adoptif, mais il sentit avec peine que cette affection n’était pas encore le bonheur, que quelque chose manquait à sa complète satisfaction.

« Je ne sais pourquoi, pensait-il, ma vie ne me semble pas encore assez remplie…

« Je suis pourtant arrivé au but de mes constants efforts, je suis maître de mon avenir. Mon nouveau père m’aime bien réellement ; de moi seul dépend la solidité et même l’augmentation de l’amitié qu’il me porte. Comment reconnaîtrai-je toutes ses bontés ?

« Dans ces moments qui devraient être les plus heureux de ma vie, pourquoi mon cœur n’est-il pas encore rempli ? Où trouverai-je la satisfaction complète qui me manque ? Où est la tranquillité que donne le parfait bonheur ? Ma reconnaissance pour mon bienfaiteur me procure seule quelques instants de calme… Ma vie jusqu’à présent n’a été remplie que par le travail : l’ambition, qui m’a poussé sans cesse vers le but que j’ai atteint ne me laisse qu’un bonheur incomplet. Il me faut plus encore ! Les goûts, les idées et les habitudes de ma famille sont opposés aux miens ; elle me devient de plus en plus étrangère. Pouvait-il en être autrement ? Si là du moins j’avais un ami qui eût toute ma confiance, auquel je pourrais demander des consolations et des conseils ! Mais je ne connais pas l’amitié : une liaison dans les ateliers pouvait sinon me perdre, du moins, me compromettre… La messe de ce matin m’a laissé une singulière impression que je ne puis définir. Il me semble avoir mal employé mon temps jusqu’ici. Pourtant j’ai toujours été honnête ; mon assiduité au travail et mes services m’ont donné la situation à laquelle je suis parvenu. Que pouvais-je faire de plus que ce que j’ai fait ? »

Enfin la fatigue finit par l’emporter sur l’agitation, et il dormit jusqu’au lendemain. Il attendit, pour aller chez M. Féréor, qu’on y fût rentré. Au premier bruit qui se fit entendre, Gaspard entra doucement et trouva M. Féréor éveillé et reposé.


Il trouva M. Féréor éveillé et reposé.
M. Féréor.

Aussitôt que nous serons prêts et que nous aurons déjeuné, mon enfant, nous irons aux usines ; il y aura bien à faire pour y remettre l’ordre et recommencer le travail. André et Bernard auront de quoi s’occuper.

En attendant le moment du départ, Gaspard, d’après l’ordre de son père, dépouilla la correspondance, c’est-à-dire qu’il ouvrit toutes les lettres, mit de côté celles qui regardaient l’usine et les affaires, et remit à M. Féréor les lettres particulières.

« Mon père, nous lirons tout cela en voiture si vous le voulez bien ; ce sera du temps de gagné.

M. Féréor.

Très bien, mon ami ; c’est ce que je fais toujours. Je vois avec plaisir que tu as les mêmes idées que moi.

Gaspard.

C’est que ce sont les meilleures, mon père, et qu’à force de vivre avec vous, je prends un peu de vous. »

M. Féréor sourit ; il n’était pas insensible à la louange.

Quand ils furent en voiture, chacun de son côté se mit à son travail. La lettre que Gaspard avait réservée pour la dernière excita son indignation.

« La lui lirai-je ? se demanda-t-il, ou faut-il n’en pas parler ? »

Après quelques minutes de réflexion :

« Il vaut mieux la lire à mon père, bien qu’elle me soit adressée. »

M. Féréor avait terminé sa correspondance particulière ; il regarda Gaspard, et, de son coup d’œil perçant, il vit de suite que quelque chose le tracassait.

M. Féréor.

Qu’y a-t-il, Gaspard ? Tu as l’air contrarié.

Gaspard.

Vous ne vous trompez pas, mon père ; je le suis très fortement.

M. Féréor.

De quoi s’agit-il ?

Gaspard.

La lettre que voici est de M. Frölichein.

M. Féréor.

Encore ? Mais cet homme a le diable au corps ! Comment, il ose écrire après avoir été renvoyé, chassé comme un chien ?

Gaspard.

Il n’est pas fier ; voici ce qu’il propose. »

Gaspard lit :

« Mon cheune ami, Mina fous a fu à la pelle cérémonie t’auchourt’hui ; elle fous droufe drès à son cré. Ché fous brobose engore une fois de fous la tonner en mariache. Tites à fotre baba gue s’il me rebousse engore une fois, que ché ruinerai son industrie. Ché droufé mieux que fous pour le guifre et le singue ; ché cagne la moitié de la main t’œuvre. Si fous foulez Mina, not intusdrie marchera ensemple ; ché ne fous ferai pas de rifalité ; nous serons ensemple et pons amis. Si fous revusez, ché fous ferai une querre enrachée. Répontez fite et pien ; alors, ch’irai parler avec fous tans teux chours. Pien le ponsoir, mon cheune ami, ché fous enfoie un éjantillon de ma doile-guifre et singue.

« Frölichein. »

Gaspard se tut ; M. Féréor était livide. Après avoir examiné l’échantillon, et après un long silence, il demanda à Gaspard de relire cette lettre.

M. Féréor.

C’est clair, il a perfectionné notre invention et il la coulera. Mon triomphe d’hier sera détruit par celui de ce misérable fourbe. Et comment parer le coup ?

Gaspard.

Il vous propose le moyen, mon père.

M. Féréor regarda Gaspard avec étonnement.

M. Féréor.

Mais ce moyen est impossible, mon enfant. Épouser la fille d’un gredin que tu méprises, que tu détestes, que tu as chassé de chez toi, chassé de chez moi ; que ni toi ni moi ne pourrons regarder sans haine et sans mépris.

Gaspard.

Mais, mon père, votre renommée, votre gloire ?

M. Féréor.

Écoute, Gaspard. J’aurais non seulement accepté, mais demandé ce sacrifice, il y a deux ou trois ans ; maintenant il me serait trop dur, parce que, comme je te l’ai dit hier, tu as su réveiller mon cœur. Je t’aime et je serais malheureux de ton malheur.

Il s’arrêta quelques instants.

« Si, du moins, la fille était bien ! », murmura-t-il comme se parlant à lui-même.

Cette pensée, échappée à la préoccupation de M. Féréor, décida Gaspard à faire le sacrifice de son bonheur intérieur, du repos de sa vie, pour délivrer son père du malheur qui le menaçait. Il n’hésita plus.

Gaspard.

Mon père, il faut accepter la proposition de ce drôle.

M. Féréor.

Qu’est-ce que tu dis ? Qu’est-ce que tu dis ? Tu es fou !

Gaspard.

Non, mon père, je suis dans mon bon sens. Je prévois pour nous une série d’inquiétudes, de peines, de tourments, peut-être de malheurs, dont nous sommes menacés par ce misérable. Vos intérêts sont les miens ; vous m’avez donné le droit de me sacrifier pour vous ; je le ferai avec empressement, avec joie, car moi aussi, mon père, moi qui n’avais jamais aimé, je vous aime et je me sens malheureux et troublé à la pensée du mal que peut vous faire ce méchant homme. Croyez-moi, mon père je serai plus heureux de vous donner ce témoignage d’affection pour conjurer les maux qui nous menacent, que je le serais en me conservant libre et indépendant, mais témoin continuel de vos inquiétudes et de vos chagrins.

La surprise de M. Féréor fit place à l’attendrissement.

« Mon fils, mon cher, excellent fils ! s’écria-t-il. Mon Dieu, qu’il est bon d’aimer et de se sentir aimé ! Je n’avais aucune idée de ce bonheur. En vérité, mon cher enfant, je ne sais si je dois accepter ton généreux sacrifice. Pense donc au mépris que nous avons pour cet homme ! à la répugnance que nous aurons de nous trouver sans cesse avec lui ! en contact d’affaires avec ce fripon, ce voleur !

Gaspard.

Je le sais, mon père ; je vous épargnerai le plus possible ce contact pénible et odieux. Vous me ferez connaître vos intentions, et je les lui transmettrai.

M. Féréor.

Et tu auras le courage d’appeler cet homme ton père ?

Gaspard.

Non, ce serait trop fort ! Je l’appellerai monsieur. On n’est pas obligé de donner à un beau-père le titre de père.

M. Féréor.

Gaspard, mon pauvre Gaspard, j’aurai fait ton malheur en voulant te rendre heureux.

Gaspard, souriant.

Non, mon père ; je vous ai donné tout ce que j’ai de sensibilité dans mon cœur, et je serai plus contrarié que malheureux. Quand je me sentirai trop irrité, je viendrai me consoler près de vous. »

Gaspard serra la main de M. Féréor et dit :

« Je répondrai aujourd’hui même. Et, l’affaire une fois commencée, nous la dépêcherons le plus possible. Que le mois ne se termine pas avant que tout soit fini. »

M. Féréor ne répondit pas ; il était préoccupé.

En arrivant à l’usine, ils furent surpris de l’ordre qui déjà régnait dans les ateliers. Les traces du festin et de toute la fête avaient disparu ; la prairie était débarrassée des tables, des pièces d’artifice, des tentes, de la salle de bal. Les seuls restes de la fête étaient les nombreux lampions, globes et verres de couleur, accrochés aux arbres, et qu’on n’avait pas eu le temps d’enlever.

M. Féréor et Gaspard firent compliment aux ouvriers et contre-maîtres de leur promptitude à rétablir l’ordre. Dans les ateliers on avait également tout remis en place.

« Personne ne s’est donc couché ? demanda Gaspard.

André.

Personne, monsieur. Après le feu d’artifice on a recommencé à danser et à manger jusqu’à deux heures du matin. Voyant qu’il ne restait que peu de monde et qu’on en avait assez, j’ai proposé de nous mettre tous à ranger et à rétablir l’ordre ; les gens du village nous ont donné un bon coup de main ; on a travaillé à qui mieux mieux : nos usiniers dans les ateliers, où je n’ai voulu laisser entrer aucun étranger une fois les machines et les engrenages montés ; les ouvriers terrassiers et les étrangers ont rangé en dehors, et si ces messieurs étaient arrivés seulement une heure plus tard, ils auraient trouvé tout le monde à l’ouvrage.

« Mon père, dit Gaspard, me permettez-vous d’annoncer que vous donnez une journée de repos qui sera payée comme si on avait travaillé ?

— Très bien, mon ami ; j’allais te le dire. C’est étonnant comme nos idées s’accordent. »

Gaspard sourit et chargea André de répandre cette bonne nouvelle parmi les ouvriers.

Quand M. Féréor et Gaspard eurent tout parcouru, tout inspecté, quand ils eurent encore admiré les toiles cuivre et zinc, M. Féréor dit à son fils :

« Gaspard, j’ai une proposition à te faire.

Gaspard.

Je vous écoute, mon père, et, à mon tour, je vous adresserai une demande.

M. Féréor.

Je crois convenable, mon fils, que nous allions tous deux voir tes parents. Hier nous n’avons guère pu nous en occuper ; c’est à peine si tu as eu le temps de les embrasser. Notre visite leur fera plaisir.

Gaspard, riant et baisant la main de M. Féréor.

C’est incroyable comme nos idées se rencontrent ! c’est tout juste ce que je voulais vous demander.

M. Féréor.

Partons, alors ; fais avancer la voiture, mon ami. »

Ils montèrent dans le coupé, qui les amena en peu de minutes à la porte du père Thomas. Lucas était aux champs ; mais le père et la mère étaient chez eux.

Vignette de Bertall
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