Librairie Hachette et Cie (p. 249-259).


XIX

FÊTE POUR L’ADOPTION DE GASPARD.


Gaspard exécuta fidèlement les ordres de M. Féréor. Les lettres d’invitation furent prêtes en deux heures, grâce à la presse, qui fit la besogne de vingt personnes. Gaspard et André mirent les adresses ; les lettres furent distribuées entre six hommes intelligents qui partirent à cheval dans toutes les directions pour porter les invitations dans un rayon de vingt à vingt-cinq kilomètres. La poste emporta les lettres à destination plus lointaine. Le banquet fut commandé à Paris, chez un grand restaurateur qui s’engagea à tout fournir et à envoyer du monde pour le service de la table. Les ateliers, débarrassés de leurs machines, furent transformés en vastes salles de festin ; des guirlandes de fleurs, entremêlées de couronnes de chêne et de laurier, entouraient des inscriptions à la louange de M. Féréor. À chaque atelier on avait mis au-dessus de la porte son buste couronné avec les inscriptions les plus flatteuses. De tous côtés on voyait écrit en fleurs ou en feuilles de chêne et de laurier : À notre père ! À notre bienfaiteur ! Au soleil bienfaisant du pays ! Au roi des cœurs ! Au génie ! etc. M. Féréor avait surveillé et dirigé l’arrangement et les inscriptions des ateliers qui ne devaient être ouverts qu’au moment du banquet.

L’usine des cuivres et des zincs fut particulièrement soignée et ornée.


Le jour de la fête, il fit un temps magnifique.

Le jour de la fête, il fit un temps magnifique ; on était à la fin de mai. Avant l’arrivée des invités pour l’expérience des toiles cuivre et zinc, tous les ouvriers et fournisseurs des usines se rassemblèrent dans la grande prairie devant les ateliers. Un coup de canon annonça l’arrivée de M. Féréor accompagné de Gaspard. La voiture s’arrêta au milieu de la prairie. M. Féréor descendit lestement, malgré ses soixante-dix ans ; Gaspard se plaça à sa droite. Les cris et les vivats des ouvriers furent arrêtés par un signe de M. Féréor, qui annonça qu’il voulait parler.

« Mes amis, mes enfants et messieurs ! Je vous remercie des témoignages d’affection que vous me prodiguez. Si je vous ai été assez utile dans ma vie pour que vous me regardiez comme votre bienfaiteur, j’ai le droit de vous demander de reporter une partie de votre reconnaissance sur ce jeune homme qui se tient modestement à mes côtés et qui m’a si bien servi ; il reçoit aujourd’hui la récompense de son zèle, de son dévouement et de son intelligence. Il est devenu mon fils, l’héritier de ma fortune et de ma gloire. C’est le fils de mon cœur aussi bien que de mon esprit. Il partagera à l’avenir mon autorité, et vous lui devez tous respect et obéissance. »

M. Féréor ouvrit les bras : Gaspard s’y précipita et y fut longtemps retenu par son père adoptif. Après cette étreinte, M. Féréor le prit par la main et le conduisit dans tous les rangs des ouvriers qui applaudissaient, qui battaient des mains et qui riaient en dessous de l’exhibition théâtrale que subissait Gaspard.

« Voilà mon fils ! Je vous présente mon fils ! » répétait M. Féréor.

Quand tous les rangs furent parcourus, quand l’acte d’adoption présenté par le notaire fut signé, M. Féréor, donnant le bras à Gaspard, se dirigea vers la grande route suivi de tous les ouvriers, et alla à l’église, où l’attendaient le curé, le clergé des environs et une nombreuse réunion de chantres ; ces derniers entonnèrent un Te Deum retentissant, pendant lequel le curé, escorté du clergé, mena MM. Féréor père et fils dans le chœur où on leur avait préparé un prie-Dieu et des fauteuils velours et or.

La foule avait déjà envahi l’église ; au premier rang on avait placé le père et la mère Thomas et Lucas. Une messe basse commença et fut écoutée avec respect et recueillement par tous les assistants. Gaspard, en présence du Dieu bon et miséricordieux qui l’avait protégé et amené à la gloire qu’il ambitionnait, fut vivement touché. Il pria, et se sentit le cœur ému de reconnaissance et de joie.

Après la messe, le curé fit une quête pour les pauvres, afin, dit-il, qu’eux aussi pussent participer à la joie générale. M. Féréor mit dans la bourse un billet de mille francs ; le curé faillit tomber à la renverse à la vue de cette générosité inattendue. Gaspard donna cent francs ; les pauvres profitèrent ainsi de l’adoption de Gaspard, et, pour la première fois vantèrent la générosité de M. Féréor.

Après la messe on retourna aux usines ; le notaire se plaça devant une grande table qu’on avait préparée dans la prairie, et là chacun put signer comme témoin l’acte déjà signé par M. Féréor, Gaspard, le père et la mère Thomas et Lucas.

Un premier déjeuner fut servi sur les tables qui avaient été préparées tout le long de la prairie ; il y avait une collation abondante et pour tous les goûts.

À onze heures, les invités des environs étant arrivés, M. Féréor les engagea à se rendre à la nouvelle fabrique, pour assister à l’expérience du cuivre et du zinc rendus malléables comme la toile.

Quand chacun fut placé, on fit voir et toucher des feuilles de cuivre et de zinc. Ces feuilles, reconnues dures et raides comme le sont tous les métaux, furent trempées dans un bassin de pierre qui contenait la préparation chimique ; la feuille fut ensuite placée dans une mécanique ; elle fut saisie par des tenailles qui la tirèrent et la détirèrent si bien, que, peu de minutes après, elle formait une pièce de toile-cuivre qui fut roulée comme une étoffe et mise entre les mains de tous les assistants. On fit de même pour le zinc. Tout le monde fut dans une admiration sincère de cette belle et utile invention. Dans un moment de tumulte causé par l’empressement de ceux qui voulaient voir et toucher, M. Féréor serra la main de Gaspard et lui dit tout bas :

« Ta gloire est ma gloire ; ma gloire est la tienne. »

Gaspard lui répondit :

« Comme vous me récompensez, en m’accordant le droit de vous appeler mon père ! »

Le père et la mère Thomas pleuraient de joie et d’orgueil ; chacun leur faisait compliment sur le fils qu’ils avaient cédé à M. Féréor, mais qui restait toujours leur fils.

Michel.

C’est vous, père Thomas, qui avez bien élevé vos garçons ! En voilà un dans une fameuse position ! Et votre Lucas ! Quel brave garçon ! Et comme il est entendu pour les travaux de la terre ! Savez-vous bien que votre ferme a doublé de valeur, par la manière dont il la cultive ? Car c’est lui qui dirige tout maintenant ?

Thomas.

Ma foi, oui ; je me fais vieux ; j’ai de quoi vivre, et je lui ai dit : « Mon garçon, tu aimes la terre, prends-la à ton compte ; je te la donne, ce sera ta dot. »

Michel.

Fameuse dot ! Et n’avez-vous pas eu un héritage de la cousine Danet ?

Thomas.

Oui, et un fameux : j’en ai tiré cent cinquante mille francs ; je vis avec ça sans me gêner.

Michel.

Vous avez bien mené et bien calculé votre affaire, père Thomas : un garçon pour faire fortune, et l’autre pour faire marcher la ferme ! Faut-il que vous ayez poussé Gaspard à l’étude, pour qu’il soit devenu savant comme il est !

Thomas ne répondait pas ; il savait comment le pauvre Gaspard avait soutenu la lutte contre lui, combien il avait été grondé et battu pour sa constance au travail de l’école ! Il savait que Lucas aussi avait été maltraité à cause de son goût prononcé pour l’agriculture, et que si la ferme marchait si bien, c’était au courage et à l’excellent caractère de Lucas qu’il le devait. Le voisin Michel se mit à rire.

Michel.

Vous ne parlez pas, père Thomas ! Je sais bien ce qui vous tient. Vous ne voulez pas avouer le nombre de coups que vous leur avez donnés pour les faire ce qu’ils sont. Dis donc, Lucas, les as-tu comptés ?

Lucas, riant.

Ce serait difficile ; peut-être ne saurais-je pas compter si loin.

Michel.

C’est égal, il est arrivé à ses fins, tout de même. Voyez donc, Gaspard, a-t-il l’air heureux, lui qui a toujours l’air sérieux et préoccupé ! Et le vieux père Féréor, paraît-il content ! Je ne l’ai jamais vu avec le visage réjoui qu’il a aujourd’hui ! C’est qu’il a fait une belle découverte, avec ses drogues dans lesquelles il lave son cuivre et son zinc. Fameuse lessive ! On pourrait s’en faire des habits et des blouses, tant c’est moelleux.

Thomas.

Mais que va-t-il faire de ces toiles en métal ?

Michel.

Ma foi, je n’en sais rien ; demande à Gaspard qui est dans la boutique.

Thomas.

Gaspard ne dit jamais rien ; on ne peut en rien tirer. Et puis, il est tout à son affaire, on ne le voit pas.

Michel.

À quoi s’amuse-t-il donc ? Car il faut bien que l’on s’amuse de temps à autre.

Thomas.

Ma foi, je n’en sais rien. Son plaisir est de travailler aux ateliers, de surveiller les ouvriers, de causer avec monsieur.

Michel.

Beau plaisir de causer avec ce vieux sournois ! On ne le voit jamais sourire. Pauvre Gaspard ! Dites donc, père Thomas, vous ne lui avez pas fait une belle vie, tout de même !

Thomas.

Ah ! c’est bien lui qui se l’est faite soi-même. Il l’a voulue, il l’a. Et, puisque ça lui plaît, personne n’a rien à y voir.

Michel.

C’est juste ! Tiens, qu’est-ce qu’ils font donc ?

On entendit une musique à effet qui précédait tous les contre-maîtres, marchant deux à deux. Arrivés devant MM. Féréor père et fils, ils leur présentèrent deux coupes en vermeil artistement travaillées, qui portaient les inscriptions d’usage : À notre maître vénéré, la gloire de l’industrie, ses ouvriers reconnaissants ! À notre jeune maître, l’espoir de l’industrie.

André lut, au nom des contre-maîtres et des ouvriers, un petit discours bien fait et bien dit. M. Féréor accepta les coupes, remit à Gaspard celle qui lui était destinée, et dit :

« Mes amis, je suis très sensible à votre hommage, et je l’accepte pour moi et pour mon fils. À l’avenir, vous lui obéirez comme à moi-même ; il est digne de vous commander. Nous allons nous rendre à la salle du banquet, et notre premier toast sera pour nos bons et laborieux ouvriers. Le vôtre sera pour mon fils et pour moi, qui resterai ce que j’ai toujours été, votre bienfaiteur et votre ami.

— Bravo ! bravo ! » cria-t-on de toutes parts.

Ces cris et bien d’autres se prolongèrent jusqu’à ce qu’on eût perdu de vue M. Féréor et l’héritier de sa gloire. Gaspard était si heureux, si ému, qu’il ne songea ni à son père, ni à son frère ; il n’avait dans l’esprit que sa position actuelle, avec les avantages immenses qui dépassaient tout ce qu’il avait désiré et espéré.

Vignette de Bertall
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