Librairie Hachette et Cie (p. 111-135).


X

LUTTE POUR AVOIR GASPARD.


Les choses allèrent donc comme d’habitude ; Gaspard passait ses journées à l’école et à étudier. Lucas travaillait à la ferme le matin, et allait passer deux heures à l’école après le dîner.

Gaspard avait quinze ans. Son désir d’apprendre et d’arriver n’avait fait qu’augmenter. La gaieté de son âge l’avait déjà abandonné. À peine prenait-il part aux amusements et aux jeux de ses camarades : silencieux et pensif il se tenait à l’écart et se laissait aller à ses pensées ambitieuses. Bien souvent les propositions que son père avait si nettement refusées lui revenaient à l’esprit. Cependant il n’avait plus entendu parler du grand Allemand roux ni du vieux M. Féréor. Une nouvelle distribution de prix devait avoir lieu sous peu de jours.

L’avant-veille, pendant que Gaspard aidait le maître d’école à arranger la salle et à étiqueter les livres des prix, la porte s’ouvrit, et on vit apparaître la tête rouge et le long cou de M. Frölichein.

M. Frölichein.

Eh pien ! mon cheune ami, afez-fous révlégi à mes ovres ? Foici le moment te fous téciter. Quel âche fous afez cède année ?

Gaspard, souriant.

Un an de plus que l’année dernière, monsieur ? quinze ans.

M. Frölichein.

Prafo ! C’est un pon âche, ça. Gué tit fotre bère ?

Gaspard.

Il ne dit rien, monsieur, mais il me laisse faire ; il ne m’empêche plus de travailler.

M. Frölichein.

Monsieur le maître d’égole, gué drafaille fotre cheune élèfe cède année.

Le maître d’école.

Beaucoup de choses, monsieur : l’arpentage, les différentes mesures, les droits et les obligations des propriétés et des propriétaires, les mathématiques, et bien d’autres choses encore.

M. Frölichein.

C’est pon, c’est pon, tout ça. Ché foudrais bien fous afoir, mon cheune ami. Ché fais foir fotre bère. Quinze ans, mein Goth ! C’est qu’il est pien temps.

La tête disparut ; le maître d’école se mit à rire.

Le maître d’école.

Ce baragouin allemand ne me revient pas beaucoup. Si ton père accepte les offres de ce M. Frölichein, je n’en serai guère content.

Gaspard.

Oh ! moi, ça m’est égal, pourvu que je commence.

Le maître d’école.

Il faut que tu quittes la maison et le pays pour commencer.

Gaspard.

Pas le pays, si j’entre chez M. Féréor. Quant à la maison, ça ne me fait pas grand-chose. Lucas est toujours dans les champs ; ma mère est occupée à sa ferme ; mon père dit tantôt oui, tantôt non ; un jour il vous contrarie, vous dit des injures, vous bat ; le lendemain, sans savoir pourquoi, il vous laisse faire ce qui l’a mis en colère la veille. Lucas en sait quelque chose, tout comme moi.

Le maître d’école.

De façon que tu n’aimes et que tu ne regretteras personne ici ?

Gaspard.

Ma foi non, pas grand-chose.

Le maître d’école.

Au fait, ce n’est pas le cœur qui t’étouffe.

Du reste, Gaspard, puisque nous en sommes sur ce chapitre, voilà déjà longtemps que je t’observe, et, à te parler franchement, je ne suis pas content de toi. Personne, sans doute, n’est plus exact que toi à la classe et n’a mieux profité des enseignements que j’y ai donnés. Tu en sais beaucoup plus long que les autres, et cependant tu n’es pas aussi satisfait qu’eux. Tu penses trop au but que tu veux atteindre et tu oublies les moyens par lesquels tu y arriveras. Songe bien qu’il ne suffit pas de parvenir à la fortune, il faut avant tout marcher droit son chemin. Sois plus soumis à tes parents, pardonne-leur les torts qu’ils peuvent avoir envers toi, sois respectueux et reconnaissant pour tes supérieurs et tous ceux qui te portent de l’intérêt, montre-toi affectueux et bon camarade avec les enfants de ton âge, souviens-toi surtout que l’amour de Dieu et la charité sont tes premiers devoirs, sans cela, fusses-tu riche comme M. Féréor, tu ne seras pas plus heureux que lui, tu sentiras sans cesse que quelque chose te manque : ton cœur restera sec ; tu n’aimeras personne et personne ne t’aimera. Tu chercheras toujours le véritable bonheur sans le trouver jamais. Tu dois sentir que tout cela est juste ; réfléchis-y bien.

Pendant que Gaspard causait avec le maître d’école et le mécontentait par son manque de reconnaissance et d’affection pour les soins qu’il avait donnés à son éducation, M. Frölichein trottait de toute la vitesse de ses longues jambes pour causer avec le père Thomas et lui enlever son fils.

Thomas était chez lui ; il ne trouvait pas son compte dans un marché qu’il avait fait ; il lui manquait dix francs qu’il ne retrouvait pas. Il était donc de fort mauvaise humeur, lorsque la porte s’ouvrit et que M. Frölichein se montra.

« Encore ce grand Allemand », murmura entre ses dents le père Thomas.

M. Frölichein.

Pien le ponchour, bère Domas. Ché fiens fous tire que je foudrais pien afoir fotre carçon.

Le père Thomas.

Je vous l’ai déjà refusé deux fois, monsieur ; laissez-moi mes garçons, cela ne vous regarde pas.

M. Frölichein.

Mais, mon pon bère Domas, fotre carçon a quinze ans. C’est le pon âche, ça. Ché fous bayerai pien ; le carçon sera gontent.

— Je ne vends pas mes enfants, répondit le père Thomas d’un ton bourru.

M. Frölichein.

Mon pon Tieu, faut pas fous fâcher, mon pon bère Domas. Ché ne fous vais bas te mal. Ché feux, au gontraire, fous faire peaugoup de pien. Fous ferrez ce gué ché ferai te fotre carçon. Il sera rige gomme le chuif t’ici brès.

Le père Thomas.

Nous n’avons pas de juif ici.

M. Frölichein.

Le chuif, ché tis bour rire ; c’est le betit fieux, M. Véréor. Eh ! eh ! eh !

Le père Thomas, en colère.

M. Féréor n’est pas plus juif qu’un autre. Je ne veux pas qu’un étranger vienne chez moi insulter un Français, et un homme qui fait vivre tout le pays.

M. Frölichein.

Allons, foyons, mon pon bère Domas, fous fous médez en vureur ! Ce n’est pas chendit. Gu’est-ce gue ché fous tis ? Ché foudrais pien afoir fotre carçon. Foilà dout. Rien bour fous vâcher, ché grois. Et che fous tis qué jé fous tonnerai guadre cents vrancs bar an, et gue si le carçon fa pien, je fous tonnerai tant teux ans cinq cents vrancs ; et le carçon sera habillé, nourri, planchi, etc.

Le père Thomas, ébranlé par ces conditions avantageuses, s’adoucit, et, après quelques pourparlers, il dit qu’il réfléchirait, qu’il verrait M. Féréor avant de se décider.

M. Frölichein.

Tiaple ! il ne faut pas foir ce chuif…, ché feux tire, ce prafe homme. Il fous bromédra et il ne fera rien du tout.

Le père Thomas.

C’est mon affaire, ça ; je ne déciderai rien sans l’avoir vu.

M. Frölichein.

Fous afez dort ! Fous afez dort, mon bère Domas. Moi qui foudrais pien afoir fotre carçon, ché fais dout rontement ; mais lui, il vous endordilera, fous ferrez.


« Pien le ponchour, bère Dômas. »
Le père Thomas.

Ah bien ! s’il m’entortille, je saurai bien me détortiller. Bien le bonsoir, monsieur. J’ai une affaire pour le moment, et je ne peux pas perdre mon temps à causer.

M. Frölichein sortit mécontent et inquiet ; il désirait vivement avoir Gaspard. L’intelligence, la persévérance et la volonté de ce garçon devaient en faire un homme hors ligne, et qui serait, en trois ou quatre ans, très utile à sa fabrique commençante. Il voulait le souffler à M. Féréor, contre lequel il osait lutter pour la fabrication des fers et des cuivres.

Le père Thomas, qui était fin, vit bien le parti qu’il pouvait tirer de cette lutte.

« Je donnerai Gaspard à celui qui m’en offrira le plus, se dit-il. Les deux fabriques se valent ; il y a du bon et beaucoup de mauvais. J’aimerais mieux le voir rester avec nous, comme Lucas, que d’entrer dans ces fabriques qui vous rendent mauvais sujets et ces mécaniques qui vous mettent en pièces avec leurs rouages et leurs engrenages, si on n’y prend garde. Mais, puisqu’il le veut absolument… »

La distribution se passa comme les deux années précédentes, avec la différence qu’avant de commencer, le maître d’école annonça que l’aptitude, l’intelligence et l’application extraordinaires de Gaspard Thomas le mettaient hors du concours, et qu’en remplacement de tous les premiers prix qu’il avait mérités, il lui était adjugé un prix exceptionnel et unique qui était le Dictionnaire des sciences et des arts de Bouillet, et un beau volume de Mathématiques spéciales.

Tout le monde fut content, parce que les premiers prix se trouvaient gagnés par plusieurs enfants, au lieu d’être tous, et tous les ans, adjugés à Gaspard. Et Gaspard fut au comble de la joie des deux beaux et excellents ouvrages qui lui seraient si utiles pour les études qu’il devait faire à l’avenir.

Il y avait, comme toujours, beaucoup de monde ; on applaudit la comédie, on couronna les jeunes savants, on causa ; les parents des seconds prix furent jaloux des premiers ; les parents des accessits furent jaloux des seconds prix ; les derniers accessits jalousèrent les premiers. Le pauvre maître d’école, qui s’était exténué toute l’année à instruire et à corriger les enfants, fut blâmé par les parents et les curieux. On l’accusa de partialité, d’injustice, de méchanceté même ; on alla jusqu’à lui reprocher de battre les élèves.

La mère d’un premier accessit.

N’est-ce pas, Victor, qu’il t’a battu ?

Victor.

Je crois bien, que j’en avais des bleus dans le dos et sur les épaules.

La mère d’un second prix.

Et le pauvre André, faut voir comme il le tapait !


Le pauvre maître d’école fut blâmé par les parents et les curieux.
André.

Je crois bien ; il n’avait rien à attendre de nous !

La mère d’un sixième accessit.

Si j’avais eu seulement une baratée de pommes à lui donner, mon Georges aurait eu le premier prix en place d’un méchant accessit.

La mère d’un huitième accessit.

Et ma petite Liline ! Si elle lui avait apporté un carré de côtelettes, elle aurait reçu bien des prix, au lieu qu’elle n’a eu rien qu’un pauvre petit livre de rien du tout.

La tante d’un imbécile.

As-tu vu les livres du petit sacristain ? En a-t-il eu ! Et les plus beaux !

La mère d’un paresseux.

C’est qu’il est favorisé par le château.

La tante de l’imbécile.

Pourquoi ça ! Qu’a-t-il de plus que les autres ?

La grand-mère d’un mauvais garnement.

Est-ce qu’on sait ? Ils disent comme ça qu’il est poli, bien élevé, studieux, ambitieux de bien faire ; comme si les nôtres n’en feraient pas autant.

Petit à petit les groupes s’éloignèrent ; il ne resta que quelques braves gens qui se félicitaient les uns les autres des premiers et seconds prix de leurs enfants.

M. Frölichein se glissa tout doucement dans le groupe du père Thomas.

M. Frölichein.

Mon prafe bère Domas, ché feux gomblimenter fotre cheune homme et lui tonner un betit soufenir de ce peau chour.

Thomas, sèchement.

Merci, monsieur ; Gaspard est parti avec son frère et ses camarades.

M. Frölichein.

Ché recrette t’être fenu drop dard. Ché fous brie te lui remeddre te ma bart ce bétit soufenir.

Et il voulut glisser dans la main du père Thomas un petit paquet.

Thomas.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

M. Frölichein.

C’est une borte-monnaie ; un bétit soufenir afec quelque chose tetans.

Thomas, d’un air moqueur.

Donnez-le vous-même, monsieur, si vous y tenez ; quant à moi, je n’ai rien gagné à l’école, je n’ai rien à recevoir.

Le père Thomas s’éloigna, en riant avec ses amis de l’air attrapé de M. Frölichein.

Il fut arrêté en chemin par le premier commis de M. Féréor.

Le commis.

Bien le bonjour, mon brave père Thomas.

Il lui donne une vigoureuse poignée de main.

Le commis.

Eh bien ! votre garçon a joliment dépassé tous les autres. Et quels prix honorables il a remportés !

Thomas.

Oui, oui, m’sieur ; il ne s’est pas trop mal comporté. Ah ! il a une bibliothèque bien montée.

Le commis.

Et vous décidez-vous à le placer, à tirer parti de l’intelligence étonnante de ce garçon ? Quel âge a-t-il donc ?

Thomas.

Quinze ans depuis deux mois, m’sieur.

Le commis.

Bon âge ! Tout juste l’âge de commencer la mécanique, les mathématiques, la géométrie, etc.

Thomas.

Peut-être bien ; nous ne sommes pas pressés, ma femme et moi, de nous en séparer. Ma femme surtout tient beaucoup à ne pas le laisser partir. Et moi, vous sentez que je ne veux pas la chagriner.

Le commis.

Et comment va-t-elle, cette bonne mère Thomas ?

Thomas.

Très bien, grand merci ; elle est partie en avant avec Lucas et Gaspard. Je vais la rejoindre.

Le commis.

Vous voudrez bien que je vous accompagne.

Thomas.

Certainement ; vous souperez avec nous.

Le commis.

Merci ; je suis attendu chez M. Féréor… Ses affaires marchent joliment ! Bonne fabrication ; les ouvriers bien payés ; les jeunes gens capables y font bien leur chemin ; j’en connais qui se font une fortune magnifique !

Le père Thomas n’avait garde de répondre ; il comprenait bien que le commis de M. Féréor voulait arriver à se faire demander une place pour Gaspard ; mais il ne voulait pas déprécier sa marchandise, et il attendait ; lui, de son côté, voulut ruser.

Thomas.

Voilà une autre manufacture qui vous fait rivalité ; ça marche bien, dit-on.

Le commis.

Ça ne marche pas du tout, mon cher. Comment ça marcherait-il avec ce grand Allemand à la tête ?

Thomas.

Il paraît content, pourtant ; il vous offre des cinq cents francs comme vous offririez des centimes.

Le commis.

Ah ! il offre des cinq cents francs !… Il est donc venu vous voir ?

Thomas.

Certainement ; il vient quelquefois. C’est un bon homme.

Le commis.

Pas déjà si bon ! Méfiez-vous-en. Prenez garde à cet arabe ! C’est un fourbe, il vous mettra dedans. Je sais qu’il veut avoir Gaspard. Mais gardez-vous de le lui donner, il lui ferait une vie misérable.

Thomas.

Pas plus qu’un autre. Ces fabriques, c’est toujours la même chose.

Le commis.

Ne croyez pas cela. Voyez la nôtre ! Comme c’est tenu ! C’est là que Gaspard serait heureux !

Thomas.

Je ne sais pas. Vous ne payez guère vos ouvriers.

Le commis.

Cela dépend ; les gens ordinaires ne sont pas très payés, mais un garçon intelligent, qui a de l’avenir comme Gaspard, nous le payons bien.

Thomas.

Combien donneriez-vous à Gaspard ?

Le commis.

Mais… cinq cents francs.

Thomas.

Ma foi non ! L’Allemand les offrait ; j’ai refusé.

Le commis.

Eh bien ! six cents ? Le donneriez-vous pour six ?

Thomas.

Je verrai ; j’y penserai. Il faut, avant de dire oui ou non, que je voie Frölichein ; il m’a dit qu’il reviendrait.

Le commis.

Ne décidez rien avant de me prévenir.

Thomas.

Oui, oui, je vous ferai savoir ce qu’il m’aura offert.

Le commis.

Je compte sur votre promesse, père Thomas.

Thomas.

Soyez tranquille, je n’ai qu’une parole.

Le commis.

Sans adieu donc. Je reviendrai bientôt.

Le commis sortit ; le père Thomas se mit à rire.

« Je les tiens ; Gaspard aura une bonne place. Et j’en profiterai tant qu’il n’aura pas vingt et un ans. C’est juste ; j’ai dépensé de l’argent pour l’élever, il me rembourse mes frais. Quant à Lucas, je le garderai à la ferme ; il vaut un homme, maintenant. C’est qu’il commence à labourer pas mal. J’en fais ce que je veux, avec ça. Il n’a pas de volonté. Quoi que je lui dise, il le fait. Il n’y a qu’une chose que je n’obtiens pas, c’est de travailler le dimanche. Quant à ça, j’ai beau dire et beau faire, il laissera plutôt perdre une moisson que de travailler un dimanche. »

Pendant qu’il se reposait en réfléchissant les coudes sur la table, la tête dans les mains, la porte s’ouvrit et M. Frölichein entra sans bruit. Le père Thomas réfléchissait toujours ; M. Frölichein s’assit, décidé à attendre le réveil de Thomas, qu’il croyait endormi.

Enfin, le père Thomas se leva.

Thomas.

Tiens ! c’est vous, M. Frölichein ? Depuis quand êtes-vous là ?

M. Frölichein.

Debuis guelgues minudes zeulement. Ché fénais fous tire gue ché foudrais pien afoir fotre carçon.

Thomas.

Êtes-vous obstiné ! Je viens de voir M. Férey, le premier commis de M. Féréor, et il m’a fait de si belles offres, que je pense bien lui donner Gaspard.

M. Frölichein.

Oh ! mein Gott ! Mon pon bère Domas, ché fous tonnerai blus gue ced homme tu tiaple. Foyez, ché fous bromets te suite six cents vrancs.

Thomas.

M. Féréor m’en offre autant.

M. Frölichein.

Autant ? mein Gott ! Eh pien ! ch’offre six cent cinquante. Ché ne beux bas vaire tafantage. Foyez tonc ! six cent cinquante bour un cheune homme te quinze ans. Foyons, bère Domas, soyez raisonnaple et técitez-fous.

Thomas.

Je ne me déciderai que lorsque j’aurai vu M. Féréor ou son commis.

M. Frölichein.

Que tiaple ! bère Dômas, cé chuif ne fous tonnera pas dant gue ché tonne, moi. Et ché donne drop, ché fous azure.

Thomas.

C’est bon, c’est bon, monsieur, je verrai ça.

M. Frölichein.

Gand me tonnerez-fous une rébonse dout à vait bositive ?

Thomas.

Oh ! il n’y a pas tant de presse. Dans quelques jours je vous ferai savoir chez le maître d’école ce que j’aurai décidé.

M. Frölichein.

Pien le ponsoir, bère Domas. Brenez carde au chuif ! Ché né tis que ça.

M. Frölichein ne s’en alla pas content. Outre qu’il tenait à finir l’éducation mécanique d’un jeune homme aussi intelligent et travailleur que Gaspard, il savait combien y tenait son rival Féréor, et il ne voulait pas lui donner le triomphe de l’avoir emporté sur lui.

Le lendemain, le père Thomas raconta à Gaspard ce qui s’était passé entre lui et M. Frölichein.

« Le commis de M. Féréor va venir aujourd’hui, dit-il ; il va falloir se décider ; à prix égal chez lequel des deux aimes-tu mieux entrer ?

Gaspard.

Je préférerais M. Féréor ; il est du pays, on le connaît ; je connaîtrai tous les camarades. J’aime mieux entrer chez lui, d’autant que sa fortune est faite ; celle de M. Frölichein n’est pas encore très assurée… Vous voyez bien, mon père, que j’avais raison de travailler comme je l’ai fait, même malgré vous. Voici que je vais gagner quatre fois ce que gagne Lucas.

Thomas.

Oui, oui, tu n’as pas eu tort ; mais Lucas n’a pas eu tort non plus, car la ferme… »

Il fut interrompu par l’entrée de M. Féréor lui-même. Tous se levèrent et ôtèrent leurs chapeaux.

M. Féréor.

Père Thomas, on dit que vous hésitez à me donner votre garçon. Vous avez tort ; il a de la capacité, il aime le travail, il a envie d’arriver ; chez moi, il sera mieux que partout ailleurs, et il arrivera plus sûrement qu’ailleurs.

Thomas.

Monsieur, c’est que M. Frölichein…

M. Féréor.

Ne me parlez pas de ce Frölichein ; c’est un drôle, un animal qui ne sait rien, qui sera en prison pour dettes d’ici à peu d’années. Je prends votre garçon pour cinq cents francs, et je promets de l’augmenter dès qu’il pourra m’être utile. Je me charge de son entretien ; vous n’avez besoin de vous occuper de rien. Bien le bonsoir, père Thomas ; bonsoir à la compagnie. Toi, Gaspard, suis-moi, je vais te présenter à mon premier commis, Férey.

Gaspard regarda son père, qui n’osa pas le retenir, et il suivit son nouveau maître.

« Tiens, lui dit M. Féréor, voilà une pièce de cinq francs pour toi ; c’est ton pourboire. Es-tu content ou fâché que je t’aie enlevé comme je l’ai fait ?

Gaspard.

Très content, monsieur ; mon père ne se serait jamais décidé. Monsieur lui fait peur ; il n’ose pas résister en face de monsieur.

M. Féréor.

On me craint donc dans le pays ?

Gaspard.

Ah ! je crois bien, m’sieur. Quand on vous attend à l’usine, m’sieur, chacun est à son affaire ; pas de danger qu’on se détourne de l’ouvrage.

M. Féréor.

Et quand je suis absent ?

Gaspard.

Oh ! m’sieur, c’est tout autre chose ! On travaille, mais on rit, on cause, on quitte parfois les outils, les bobines, et ça ne fait pas bien. M’sieur sait qu’il faut être tout à son affaire pour bien réussir, et que celui qui veut rire ne travaille pas comme il faut travailler.

M. Féréor.

Mais les contre-maîtres ne surveillent donc pas ?

Gaspard.

Si fait, m’sieur, mais pas comme monsieur lui-même. Et puis ils se promènent ; ils chassent parfois, et cela ne va pas.

M. Féréor.

Comment sais-tu tout cela ?

Gaspard.

Je le vois bien quand j’y vais pour une commission. Il ne faut guère de temps, m’sieur, pour observer ces choses et la manière de faire de chacun.

« Il a du coup d’œil et d’excellentes idées, pensa M. Féréor ; il pourra m’être très utile… Tiens, Soivrier, voici le petit Thomas que je t’amène. C’est à soigner, il faut qu’il travaille chez Férey, et tu lui feras faire de tout dans l’usine, qu’il soit par lui-même au courant de tout. Tu le logeras près de chez toi, et tu lui donneras ce qu’il lui faut pour son entretien.

Soivrier.

Oui, m’sieur ; c’est à soigner, comme dit monsieur, et à pousser.

M. Féréor.

Oui, oui, il me sera utile ; le plus tôt sera le mieux. Au revoir. »

Et M. Féréor sortit. Gaspard resta seul avec M. Soivrier.

Soivrier.

Voyons, mon ami, installons-nous tout de suite. Où sont tes effets ?

Gaspard.

M. Féréor ne m’a donné le temps de rien emporter, m’sieur ; je vais aller à la ferme et rapporter le plus pressé.

Soivrier.

Non, je ne veux pas que tu y ailles ; ils te retiendront. J’y vais moi-même et je te rapporterai tes effets. Pendant que je n’y suis pas, va travailler aux fils de fer à détirer. Tu feras tous les métiers l’un après l’autre. Quand on a mis soi-même la main aux mécaniques, on sait ce qu’elles peuvent faire et ce qu’un ouvrier peut faire.

Soivrier mena Gaspard au détirage des fils de fer, fit atteler la carriole et alla à la ferme Thomas.

Vignette de Bertall
Vignette de Bertall


XI

FUREUR DE FRÖLICHEIN. GASPARD REND UN SERVICE IMPORTANT.


Lucas attendait le retour de Gaspard pour savoir quand il entrait chez M. Féréor ; il fut surpris et peiné de voir arriver M. Soivrier tout seul. Le père et la mère Thomas furent très mécontents de l’enlèvement de Gaspard.

Thomas.

Nous ne lui avons seulement pas dit adieu !

La mère.

Il n’a pas seulement une chemise de rechange !

Thomas.

Je ne sais seulement pas si la position lui plaît.

Soivrier.

Soyez donc tranquilles, il viendra vous voir dimanche ; vous lui direz adieu à votre aise jusqu’au dimanche suivant. Je viens chercher ses effets. Faites-en un paquet, mère Thomas, et mettez-y ses livres ; il en aura besoin.