Librairie Hachette et Cie (p. 100-110).


IX

LA FOIRE.


La foire de la ville voisine approchait. Lucas se hasarda d’engager son père à mener vendre la génisse nouvellement achetée.

Thomas.

La vendre ! Mais où as-tu la tête de vouloir me faire vendre une bête que j’ai achetée il y a un mois à peine ?

Lucas.

Mon père, croyez-moi, elle n’est pas bonne, elle ne sera pas bonne laitière ; vendez-la avant qu’elle soit connue dans le pays. Vous direz qu’elle vient de la Trappe ; cela vous la fera bien vendre comme génisse, car on sait que les vaches sont belles à la Trappe.

Thomas.

Mais à quoi vois-tu qu’elle ne sera pas bonne laitière ?

Lucas lui fit voir ses défauts, et les signes auxquels on pouvait reconnaître qu’elle ne serait pas bonne laitière. Le père hésita ; il avait confiance dans le coup d’œil de Lucas, mais il avait de la peine à se défaire d’une bête venue de la Trappe. Pourtant, il s’y décida la veille de la foire.

Thomas.

Lucas, nous irons demain à la foire, tu mèneras la génisse ; je la vends.

Lucas.

Vous faites bien, mon père : vous verrez que vous ne la regretterez pas.

Lucas se leva le lendemain de bonne heure ; il partit avec son père ; ils se placèrent dans le champ de foire, ils louèrent un poteau, y attachèrent la génisse, et attendirent les acheteurs.

« Une génisse qui vient de la Trappe, dit Lucas à un homme qui paraissait être un régisseur.

Le régisseur.

De la Trappe ? Ah ! leurs vaches ont de la réputation.

— Et elles la méritent bien. La mère de cette génisse est de toute beauté. »

Lucas ne mentait pas, il l’avait vue à la Trappe.

Le régisseur continua l’examen de la génisse. Lucas devina bientôt qu’il n’y connaissait rien.

Lucas.

Voyez, m’sieur, le beau poil, la jolie tête !

Le régisseur.

Oui, oui ; mais les cornes ne sont pas bien posées.

Lucas.

Cela dépend de la race, monsieur ; c’est une cotentine.

Le régisseur.

Ah ! une cotentine ?

Lucas.

Oui, m’sieur ; la race la plus estimée.

Le régisseur.

Combien la faites-vous ?

Lucas.

Mon père va vous le dire, m’sieur. Mon père, voici un m’sieur qui demande le prix de la cotentine.

Le père regarda Lucas d’un air surpris.

Lucas.

La contentine de la Trappe ; monsieur est au courant des belles vaches de la Trappe ; il sait bien que la cotentine est l’espèce la plus estimée.

Le père Thomas entra en négociations avec ce monsieur, qui était régisseur dans un château voisin. Après un long débat, le régisseur finit par acheter la génisse quatre-vingt-dix francs de plus qu’elle n’avait été payée à la Trappe. Le régisseur paya trois cent quatre-vingts francs, appela son valet de ferme, et emmena la bête, enchanté d’avoir une cotentine de la Trappe, pendant que le père Thomas était enchanté d’avoir vendu sa prétendue cotentine.

Avant de quitter le champ de foire, il voulait faire avec Lucas le tour du champ, pour voir s’il ne trouverait pas à remplacer la génisse qu’il avait vendue. En regardant de droite et de gauche, il aperçut une vache qui lui fit battre le cœur ; elle était toute pareille à la bringée tant regrettée.

Thomas.

Lucas, vois-tu cette vache là-bas ?

Lucas, vivement.

C’est la bringée !

Thomas.

C’en est une qui lui ressemble, mais ce n’est pas la bringée ; le père Camus n’est pas si bête que de se défaire d’une bête pareille.

Lucas.

Allons toujours voir ; je crois bien que c’est elle.

Ils s’approchèrent, et, sans autre examen, ils virent bien que c’était la bringée.

Thomas.

Lucas, va donc voir si c’est Camus qui la vend ; mais ne lui dis rien ; je ne veux pas avoir l’air de courir après sa vache.

Au moment où Lucas allait partir, Camus arriva.

Camus.

Bonjour, Thomas ; tu cherches une vache à acheter ; moi, j’en ai une à vendre.

Thomas.

J’avais aussi une bête à vendre, mais c’est fini ; je m’en suis défait, et je me promène avec Lucas.

Camus.

Tu ne veux pas de cette bringée ? Fameuse bête ! Une livre de beurre par jour ! Un lait crémeux, magnifique, une bête qui ne tarit jamais.

Lucas.

Oh ! que si, elle tarit, car je l’ai vue tarie chez le voisin Guillaume.

Camus.

Ne te mêle pas de notre marché, gamin. Ton père sait bien faire ses affaires lui-même.

Lucas.

C’est que nous la connaissons, votre bringée. Mon père n’en a pas voulu il y a un an.

Camus.

C’est-y vrai, Thomas ? Tu n’es donc pas connaisseur ?

Thomas.

Écoute donc. Puisque tu la revends au bout d’un an, c’est que tu n’en es déjà pas si content.

Camus.

Au contraire, c’est parce que c’est la meilleure vache de mon étable. Je n’achète des vaches que pour les revendre et gagner dessus.

Thomas.

Combien la fais-tu, ta bringée ?

Camus.

Ah ! je ne la donnerai pas un liard moins de trente pistoles, trois cents francs.

Thomas.

Tiens, tu ne te gênes pas ; tu l’as payée cinquante francs de moins il y a un an.

Camus.

C’est qu’elle n’était pas en état.

Thomas.

Si fait, si fait, elle était en état ; je ne t’en donnerai pas ce prix.

Camus.

Combien que tu en offres ?

Thomas.

Ma foi, je n’en sais trop rien ; si j’en avais besoin, je ne dis pas ; mais tu en demandes trop cher.

Camus.

Écoute donc, c’est la meilleure vache du marché. Pour toi, vois-tu, je rabattrai une pièce de cinq francs, mais c’est tout au juste.

Thomas.

Cinq francs ! Si tu disais quarante, je ne dis pas que je ne ferais pas marché.

Camus.

Je le crois bien ! Une bête pareille ! En te la donnant pour deux cent quatre-vingt-dix francs, j’y perds ; vrai, j’y perds.

Thomas.

Et moi, en te donnant deux cent soixante-cinq francs de ta vache, je ne fais déjà pas une belle affaire.

À force de causer, de discuter, ils se sentirent le gosier sec, et chacun espérant gagner quelques francs en faisant boire son ami, ils allèrent s’attabler dans un café avec Lucas qui écoutait, sans boire autre chose que du petit cidre.


Ils allèrent s’attabler dans un café avec Lucas qui écoutait.

Après des discussions sans fin, ils convinrent que Thomas prendrait la bringée pour deux cent soixante-quinze francs, et qu’il payerait au café la consommation, qui se montait à trois francs vingt-cinq centimes. Camus devait donner le pourboire, qui se montait à dix centimes ; ce dernier article fut débattu longtemps.

Enfin, Thomas était possesseur de la vache bringée tant regrettée. Quand il l’eut payée et qu’il tint la corde, il ne dissimula plus sa joie, et avoua à Camus combien il avait été désolé d’avoir manqué la bringée l’année d’avant, et qu’il ne l’aurait pas laissé aller pour trois cents francs. Camus était désespéré.

« Faut-il que je ne t’aie pas deviné ! Tu me fais perdre vingt-cinq francs ! Et ce Lucas qui en dit du mal ! Ce n’est pas gentil, ça, Lucas. À ton âge, être si futé ! »

Camus eut beau se désoler, Thomas triomphant emmena sa vache.

Thomas.

Cours vite en avant, mon Lucas, pour dire à ta mère que nous avons la bringée. C’est bien à toi que je la dois, car si tu ne m’avais pas fait vendre la cotentine de la Trappe, je n’aurais pas eu d’argent pour avoir ma bringée.

Lucas partit en courant ; le père Thomas suivit de loin traînant sa vache. Il n’était pas à deux kilomètres de la ville, que Lucas avait disparu courant toujours.

« Il va se tuer, ce pauvre garçon, se disait le père Thomas. Et faut-il que je l’aie malmené, humilié, injurié et battu même pendant plus d’un an ! Et lui qui supportait tout ça sans seulement riposter. Et de penser qu’au bout de ces mauvais traitements, il me fait avoir la bringée ! Gueux que je suis ! Pauvre Lucas ! Je ne veux plus le faire aller à l’école du tout. »

Le père Thomas, qui était toujours dans les extrêmes, ou trop indulgent ou trop sévère, hâta le pas pour rejoindre Lucas et lui porter cette bonne nouvelle. Mais quand il arriva à la ferme, Lucas y était depuis longtemps, et la mère Thomas attendait à la barrière le père Thomas et la vache bringée.

« Lucas, Lucas, cria le père Thomas du plus loin qu’il les aperçut, je me dépêche d’arriver pour te dire que tu n’iras plus à l’école, que tu emploieras ton temps comme tu le voudras tous les jours, toute la journée.

Lucas.

Je vous remercie, mon père, mais j’aime mieux, si vous voulez bien me le permettre, aller à l’école la demi-journée. De cette façon, je pourrai me rendre utile à la ferme et avoir assez de connaissances pour savoir lire et écrire.

Thomas.

Tiens, tiens ! Comment, voilà que tu veux savoir lire à présent ?

Lucas.

Certainement, mon père ; si j’avais su lire, vous auriez la bringée depuis un an, et nous ne nous serions pas perdus en revenant de la Trappe l’autre jour.

Thomas.

Comme tu voudras, mon garçon ; il y a quelque raison dans ce que tu dis. »

Vignette de Bertall
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