La Nouvelle RevueTome 103 (p. 714-732).

LA VIE COLONIALE (1620-1700).


Rien n’égale l’étrangeté du spectacle que présente l’Amérique du Nord au début du xviiie siècle. Nul assurément ne saurait deviner la grandeur des destinées qu’un avenir très prochain lui réserve. Sur la côte Est, depuis le Canada, où la France domine, jusqu’à la Floride, que possède l’Espagne, dix colonies s’échelonnent entre lesquelles il serait difficile d’apercevoir, au premier abord, un lien commun, sauf peut-être l’esprit d’intolérance qui règne dans la plupart d’entre elles. L’unité n’existe, bien plus, l’unification ne semble réalisable ni entre les races, ni entre les croyances, ni entre les formes de gouvernement, ni même entre les intérêts.

Il y a d’abord le Massachusetts de fondation puritaine, englobant les modestes pêcheries du Maine et du New-Hampshire et ayant absorbé depuis peu la colonie de Plymouth, la première en date, celle que les « pèlerins » du May Flower fondèrent le 22 décembre 1620. Viennent ensuite Rhode-Island et le Connecticut, deux sécessions du Massachusetts. Le territoire de Rhode-Island a été donné par les Indiens à Roger Williams, ce jeune pasteur que les puritains chassèrent de chez eux, parce qu’il prêchait l’égalité des religions et leur déniait le droit de prescrire ou d’interdire telle ou telle forme de culte. Le Connecticut a été fondé par les habitants de Boston, qui trouvaient à redire au puritanisme de leurs concitoyens. La liberté de conscience pour tant n’y est point respectée. Non loin du Connecticut s’ouvre la baie merveilleuse où les Hollandais, depuis 1614, font, avec les Indiens, le commerce des pelleteries. Leur colonie de New Amsterdam vient de passer sous la domination anglaise et d’échanger son nom pour celui de New-York ; mais elle demeure très cosmopolite. On n’y parle, dit-on, pas moins de dix-huit langues. Les Hollandais y ont introduit des travailleurs allemands. D’autre part, les huguenots français s’y sont réfugiés ; ils dominent même, à un moment, par le nombre et la richesse. De l’autre côté de l’Hudson, dans le New-Jersey, de formation toute récente, des Écossais font souche, implantant les idées presbytériennes. C’est un pays de fermage. Le Delaware, au sud du New Jersey, était une colonie suédoise issue d’un projet grandiose de Gustave-Adolphe, qu’après la mort du monarque le chancelier Oxenstiern réalisa. Les Suédois du Delaware sont, il est vrai, tombés sous le joug hollandais, et maintenant que la Hollande se retire du nouveau monde, leur territoire dépend, en fait, des Pensylvaniens, leurs puissants voisins. La Pensylvanie touche au Maryland ; l’une et l’autre de ces colonies mentent à leur origine. William Penn, le quaker, ayant obtenu ces belles terres du roi Charles ii, en payement d’une créance, les avait offertes à ses frères persécutés. Il avait présidé à leur installation, leur donnant de belles lois et de bons conseils, puis s’en était retourné en Angleterre. Lorsqu’il est revenu, quinze ans plus tard, la prospérité de sa fondation n’a pu le consoler de l’échec subi par ses conceptions si génialement utopiques. Il achève à présent de mourir, dans sa première patrie, obscur et délaissé. Quant au Maryland, lord Baltimore l’avait acquis plus anciennement encore en vue d’en faire l’asile des catholiques anglais, et ceux-ci l’avaient généreusement ouvert à tous les chrétiens. Ç’avait été, avec Rhode-Island, le seul coin de terre sur les rives de l’Atlantique où l’on pût prier et penser à peu près librement. Puis les protestants, profitant de la tolérance dont ils étaient l’objet, s’emparèrent du pouvoir pour en chasser les catholiques. Le Maryland s’est vu dès lors en proie aux horreurs de la guerre civile.

Là, aux confins de la Virginie, commence ce qu’on appelle encore aujourd’hui le Sud, et déjà sont posés devant l’avenir les termes du redoutable problème qui recevra, près de deux siècles plus tard, une sanglante solution. Dès 1619 un vaisseau hollandais débarquait sur le sol virginien une vingtaine d’esclaves noirs. Les planteurs se les partagèrent et en firent venir d’autres. Jusque-là ils n’avaient eu que des serviteurs d’occasion, aventuriers ou jail-birds, échappés du bagne ; il leur fallait une main-d’œuvre pour la culture du tabac qui prend une rapide extension, et cette marchandise humaine a été la bienvenue. Ils ont calmé les scrupules de leur conscience en songeant que l’esclavage n’est pas condamné dans la Bible. La Caroline, la dernière des dix colonies, appartient à quelques grands seigneurs anglais ; mais c’est du roi de France Charles ix qu’elle tient son nom. Jean Ribaut, en 1562, Laudonière, un peu après, y créèrent, sous l’inspiration de Coligny, deux villages huguenots. La première fois, les habitants périrent de misère ; la seconde, ils furent dispersés par les Espagnols. Plus tard, c’est là encore que sir Walter Raleigh, le favori d’Élisabeth d’Angleterre, a fait ses infructueuses tentatives de colonisation. Après la révocation de l’édit de Nantes, beaucoup de huguenots y émigrent ; ils créeront, dans la suite, à Charleston, une société « rigide, mais bien plus polie, raffinée et distinguée que celle des puritains anglais[1] ». La Caroline demeura longtemps la plus méridionale des colonies. En 1732 seulement, un officier anglais du nom d’Oglethorpe fonda, avec l’appui de Georges ii, la Géorgie, où des protestants de Salzbourg et d’autres villes d’Allemagne trouvèrent aussitôt un refuge contre les persécutions. Cette même année devait naître celui auquel était réservé l’honneur d’unir tous ces éléments disparates pour en faire une nation : Georges Washington.

En 1700, on est loin d’une telle pensée. Elle ne hantait aucun cerveau. Bien plus, elle ne satisfaisait personne. Un résultat toutefois semble acquis. Les deux groupes de colonies anglaises se sont rapprochés ; la barrière néerlandaise ne les sépare plus. Sans doute New-York et ses environs demeurent peuplés de représentants de toutes les races de l’Europe, mais la langue anglaise se répand parmi eux. On la parle, premier symbole de l’unité future, depuis la Nouvelle-France jusqu’à la rivière Saint-Jean. À vrai dire, et malgré qu’il y ait dans les dix colonies une population d’environ 300,000 Européens, c’est peu, comparé aux forces dont semblent disposer, au nouveau monde, la France et l’Espagne.

La puissance espagnole est déjà vieille de deux siècles. Tandis que ses solitudes sombres, ses profondeurs farouches et surtout l’absence de toute civilisation indigène ont maintenu l’Amérique du Nord dans une bienheureuse obscurité et ont détourné d’elle les tristes convoitises du vieux monde, des drames sanglants se sont déroulés dans le centre et le sud du vaste continent. Cortez a anéanti la puissance de Montezuma ; Pizarre et Almagro se sont arraché les dépouilles d’Atahualpa et, sur les ruines de leurs empires, s’élèvent de puissantes vice-royautés qu’entoure le somptueux appareil des cours. Une noblesse héréditaire peu nombreuse et fermée, un clergé ambitieux et cruel forment une société vieillie dès sa naissance. Quand, sur la côte déserte de la Caroline, sir Walter Raleigh débarquait ses premiers colons (1584), il y avait dix ans déjà que dans Tenochtitlan, devenu Mexico, le premier autodafé de la sainte Inquisition avait coûté la vie à vingt et un protestants. Depuis plus d’un demi-siècle le Conseil des Indes appliquait aux dépendances d’entre-mer sa politique de défiance et de mystère et la Casa de Séville étouffait systématiquement l’essor commercial et entravait les relations d’un monde à l’autre. Ce sont là assurément des gages de dépérissement et des menaces de mort. Néanmoins, tout n’est pas dit. Une nouvelle ère, précisément, va commencer. Les Bourbons seront centralisateurs, mais ils entendront mieux leurs intérêts. Une contrebande effrénée va s’organiser d’ailleurs dans toute l’Amérique espagnole, à la faveur des guerres qui détournent l’attention de la mère patrie. À partir de 1748, celle-ci consentira à supprimer les galions, cette caravane annuelle à laquelle était attribué le monopole du commerce, et Charles iii établira des services mensuels entre la Corogne et la Havane. Si bien qu’à la fin du siècle, à l’heure où l’ineptie britannique manquera de compromettre pour longtemps l’avenir des États-Unis, l’Amérique espagnole se trouvera en plein essor. Il suffit de constater la prospérité atteinte alors par Buenos-Ayres, Caracas et les ports du Mexique pour comprendre rétrospectivement l’intérêt de la partie qui se joua, il y a cent ans, en ces régions lointaines. Si de sages et larges réformes politiques avaient été consenties par l’Espagne, le sceptre du nouveau monde serait peut-être encore dans ses mains.

Moins considérable, la puissance française est plus menaçante pour les colonies anglaises, parce qu’elle est plus proche. Les Français sont solidement établis au Canada. Ils y possèdent des forteresses, des soldats et des canons. Sur les pas des jésuites qui écrivent à travers ces solitudes la plus belle page de l’histoire de leur ordre, ils ont exploré les grands lacs et descendu le Mississipi. Ils ont créé des établissements dans le Michigan, l’Ohio, le Minnesota, l’Iowa, l’Arkansas et la Louisiane. Ils détiennent ainsi ce merveilleux réseau de voies navigables qui relie le Saint-Laurent au golfe du Mexique et traverse quelques-unes des plaines les plus fertiles du monde. Leur faiblesse provient de ce que, derrière ses pionniers, la mère patrie n’émigre pas. Il n’y a guère plus de douze mille Français dans la Nouvelle-France. Presque tous sont des trappeurs, qui recueillent des fourrures, des missionnaires, qui ne songent qu’à sauver des âmes, ou des officiers qui rêvent de Versailles le soir, autour des feux de bivouac ou dans les postes avancés bâtis en troncs d’arbres. Les fonctionnaires ont formé, à Québec, un petit centre mondain. Ils y introduisent ce qu’ils peuvent des raffinements de la vie française et s’efforcent ainsi de tromper leur exil. Les plus hardis s’enfoncent dans l’ouest, mais sans cesser d’entrevoir, au delà de leur existence présente, le retour en Europe. Ils amassent des souvenirs pour leur vieillesse : ils sont aventuriers, ils ne sont pas coloniaux. Mais la France a dans son jeu un terrible atout : ce sont les Indiens. Les récentes découvertes ethnologiques[2] ont singulièrement compliqué le problème indien, puisqu’on compte aujourd’hui près de soixante dialectes, qui paraissent avoir totalement différé les uns des autres, et auxquels on ne peut assigner d’origine commune, si lointaine soit-elle. Il semble aisé, par contre, de classer les tribus indiennes d’après le rôle qu’elles ont joué vis-à-vis de l’invasion blanche ; elles se ramènent alors à quatre groupes principaux : les Indiens Pueblos[3], dont les extraordinaires constructions parsèment encore l’Arizona et le Nouveau-Mexique, et qui devaient être, quoi qu’on dise, des représentants dégénérés d’une civilisation antérieure ; les Indiens de Floride, Seminoles, Cherokees, Choctaws, Cricqs, qui occupaient une vaste région s’étendant du golfe du Mexique jusqu’au Tennessee et alternaient la vie nomade avec la vie sédentaire ; les Indiens Dakotahs, qui ont donné leur nom à un État de l’Union et qui sont demeurés jusqu’au bout cruels et intraitables ; enfin, les Indiens de l’Est, les seuls qui prirent part au duel anglo-français de la fin du xviiie siècle. Ceux-là n’excèdaient pas deux cent mille. Ils se divisaient en deux confédérations rivales, celle des Algonquins et celle des Iroquois ou des « Cinq nations ». Une tradition vague, tenant plutôt de la légende, les représente à l’époque préhistorique, unis contre des ennemis inconnus, dans une lutte qui aurait duré cent ans ; mais lorsque s’ouvre la période historique, leur rivalité est déjà ardente. De 1500 à 1600, la puissance des Algonquins fut considérable. Toute la côte de l’Atlantique, depuis la rivière de Savannah jusqu’au détroit de Belle-Isle, leur était soumise, et les Iroquois se trouvaient comme emprisonnés au milieu d’eux. Puis leur astre décrut et les Iroquois grandirent et devinrent puissants à leur tour. Sans la venue des « visages pâles », ils eussent peut-être subjugué une grande partie du continent et atteint un certain degré de civilisation. On les a appelés les « Romains du nouveau monde ». Ils se distinguaient par une forte organisation sociale et par leurs vertus guerrières. Les cinq nations qui formaient la Confédération étaient les Mohicans, les Oneidas, les Onondagas, les Cayugas et les Senecas. En 1713, une sixième nation, celle des Tuscaroras, s’adjoignit aux cinq autres. De bonne heure les Français avaient fait alliance avec les Algonquins, leurs voisins immédiats, et se les étaient attachés. Ce qu’il y avait de féodal à la fois et de nomade dans la vie canadienne permettait d’y faire une place aux Peaux-Rouges. Le caractère hardi, entreprenant, loyal et un peu fataliste des trappeurs ou du soldat français plaisait à ces hommes primitifs ; on ne leur prenait pas leurs terres et on les flattait en adoptant certaines de leurs manières d’être, en appréciant leur genre d’existence. Cette intimité avait eu pour conséquence naturelle de faire des Iroquois les alliés des Anglais. Mais l’alliance n’avait ici aucun caractère durable. L’occupation anglaise était permanente et sans cesse elle grandissait, menaçant directement l’indépendance des Indiens. En 1700, la haine des Iroquois pour les Algonquins l’emporte encore sur les conseils de la prudence et de l’intérêt ; mais, pendant trente ans, la diplomatie rudimentaire des pionniers français va s’exercer sur eux, et non sans résultats. Il viendra un moment où la défection des Iroquois sera sur le point de se produire. Une circonstance fortuite, l’influence acquise par un Anglais qui a su se faire adopter par eux, auquel ils ont même donné le rang de sachem, les retient seule au moment de passer de notre côté. Il aurait suffi aux Français, ainsi renforcés, de prendre à revers l’État de New-York pour séparer de nouveau en deux tronçons les colonies anglaises, s’ouvrir un débouché sur l’Atlantique et orienter différemment les destinées américaines. Bien entendu, un tel plan ne fut jamais exposé à Versailles. À peine aurait-on su le concevoir à Québec.

Mais quelque redoutables que soient l’Espagne et la France, le véritable danger ne provient ni du voisinage de l’une ni des ambitions de l’autre : il provient de l’état de désunion, d’émiettement pour ainsi dire dans lequel se trouvent ces colonies, des querelles qui les divisent, de l’opposition des principes au nom desquels elles ont été fondées. Car, nous venons de le voir, sur les dix colonies, deux seulement ont été fondées dans un but commercial. À Jamestown, en Virginie, des Anglais sont venus cultiver le tabac. À l’embouchure de l’Hudson, un peu plus tard, les Hollandais ont établi un premier comptoir de fourrures, mais l’œuvre de colonisation proprement dite n’a pris naissance ni ici ni là. L’honneur de l’entreprendre était réservé à une poignée d’exilés volontaires que ni l’appât du gain ni l’esprit d’aventure ne poussaient loin de leur première patrie et qui ne poursuivaient, en peuplant les rivages de la seconde, qu’un idéal austère de régénération morale. Tel était bien l’état d’âme de ces 102 « pèlerins » que le May Flower débarquait le 22 décembre 1620 dans la baie déserte à laquelle l’explorateur John Smith avait donné précédemment le nom de Plymouth. Ceux-là étaient sans esprit de retour ; ils avaient derrière eux tout un passé d’infortune : une première odyssée les avait conduits en Hollande, où ils n’avaient trouvé ni de quoi vivre, ni cette liberté qui était pour eux le plus désirable des biens. Cette fois, ils arrivaient sans ressources, sans inquiétude non plus, comptant sur la Providence pour y pourvoir. Dans une hutte indienne abandonnée, ils avaient trouvé en effet du maïs, et le sol, étant fertile, leur avait fourni une récolte abondante. Mais avant qu’elle eût mûri, les rigueurs de l’hiver les avaient décimés sans leur inspirer le désir de reprendre la mer. Leur constance était au-dessus de toutes les épreuves. Naïvement ils avaient établi le communisme et n’en réalisérent que peu à peu les impossibilités. Le fameux covenant rédigé par eux sur le pont du May Flower, la veille du débarquement, ne stipulait autre chose que le respect de la loi divine à laquelle ils juraient de rester fidèles et l’attachement inaltérable au roi d’Angleterre, leur persécuteur, dont ils entendaient rester les « loyaux sujets ». L’organisation matérielle et l’extension de leur colonie ne les préoccupaient guère. Ceux qui huit ans plus tard étaient venus les rejoindre faisaient preuve d’un esprit plus pratique et d’un moindre dédain des choses de ce monde. Ils avaient voulu une charte et se l’étaient procurée à force d’intrigues et d’argent. Ils apportaient de quoi ensemencer les terres que Charles ier leur concédait. Ce n’étaient pas les premiers venus. Parmi eux se trouvaient le révérend Cotton, pasteur de Boston dans le Lincolnshire, émigrant avec une partie de son troupeau, Hugh Peter qui, par la suite, rentré en Angleterre, y devint le chapelain d’Olivier Cromwell, Winthrop, un gentilhomme instruit et distingué qui, à l’âge de quarante-deux ans, abandonnait son manoir de Sussex. De tels hommes n’étaient point des affamés, ni même des persécutés comme les pèlerins, car ils ne visaient qu’à améliorer selon leurs idées et non à détruire l’Église établie. Ils n’étaient pas davantage, comme on a voulu le prétendre, d’habiles spéculateurs couvrant du masque de la religion leurs projets de défrichement et de mise en valeur du sol américain. Ce qu’ils voulaient, c’était créer un État modèle, un État chrétien selon la conception étroite et fausse qu’ils avaient du christianisme. Ils s’enflammaient pour des idées et émigraient pour les réaliser. Leur première préoccupation avait été, non pour le blé, mais pour les institutions. Ils croyaient fermement que leur tentative serait bénie de Dieu et fournirait aux hommes le germe de la rénovation sociale. C’est pourquoi, de la meilleure foi du monde, ils furent haineux et prescripteurs. En abordant ils avaient prononcé le mot hébreu de Salem (paix). Mais cette paix qu’ils annonçaient ainsi ne devait régner qu’après les « destructions nécessaires ». Ils s’inspiraient du tribunal de l’Inquisition plus que de la morale évangélique.

Leurs victimes furent nombreuses. Les quakers, coupables seulement d’un peu de désordre occasionné par leurs prédications et les catholiques, furent les plus maltraités. Tout quaker qui, frappé par la loi et expulsé, revenait dans la colonie, avait à chaque récidive une oreille coupée ; à la troisième, la langue percée d’un fer rouge. Ces barbaries portent la date de 1657. Le premier article des lois du Connecticut commençait ainsi : « Quiconque adorera un autre Dieu que le Seigneur sera mis à mort. » Une loi établie à New-York en 1701 condamnait tout prêtre catholique arrêté sur le territoire de l’État à la prison perpétuelle, à mort si on le reprenait après évasion. Les protestants devenus maîtres du Maryland y décrètent en 1704, pour encourager l’apostasie, qu’un père sera forcé de donner une partie de ses biens à l’enfant qui abjurera la foi catholique. De telles rigueurs s’étendaient jusqu’en Virginie, où l’office du dimanche était rendu obligatoire, la deuxième abstention étant punie du fouet et la troisième de mort. Là c’étaient les Anglicans qui opprimaient les puritains en même temps que les catholiques. Mais l’organisation virginienne avec ses grandes plantations espacées ne permettait pas une stricte application de la loi. Dans les agglomérations du Massachusetts, au contraire, nul n’échappait à sa rigueur. Elle pénétrait partout d’une manière odieusement indiscrète. Non seulement un homme était frappé de verges pour s’être livré le dimanche à la plus inoffensive distraction, mais sa nourriture et son vêtement devaient être conformes aux règlements. Quiconque « avait des revenus inférieurs à 200 livres » ne pouvait « porter sur ses habits que de la dentelle valant moins de 2 shellings le mètre ». La sorcellerie était prévue et combattue. En 1692, dans le Massachusetts, cinquante-cinq personnes subirent la torture et vingt furent pendues sous l’accusation de sorcellerie. Ces choses durèrent longtemps. En 1792, 1797 et 1816, le Massachusetts adopta, à propos de l’observation du dimanche, des textes législatifs qui sont des monuments d’absurdité et d’intolérance. En 1741, à New-York, on brûla encore un prêtre catholique, et jusqu’en 1806 ses coreligionnaires furent exclus de tous les emplois et privés de tous leurs droits. Dans la correspondance d’Élisabeth Seton, on trouve ces lignes écrites le 28 décembre 1806 : « La veille de Noël, la populace s’est rassemblée pour jeter bas notre église et y mettre le feu. Un constable a été tué et deux autres blessés. La croix a été arrachée. » Dans le Maryland, la persécution fut si violente que Daniel Carroll, père du célèbre évêque, s’aboucha avec le duc de Choiseul pour organiser une émigration générale en Louisiane.

L’intolérance religieuse, il est vrai, ne tue pas les sociétés ; l’histoire l’a prouvé surabondamment. Il n’en est pas de même de l’ingérence des pouvoirs publics dans la vie privée. Aussi on peut s’imaginer ce que serait devenue la Nouvelle-Angleterre avec sa législation destructrice de toute initiative, ses entraves innombrables et ses controverses théologiques, si elle n’avait eu le péril franco-indien sur ses frontières pour la tenir en haleine et au dedans un germe fécond d’émulation démocratique. L’existence de ce germe est explicable par plus d’un motif. L’émigration, toute facilitée qu’elle soit de nos jours, demeure le fait du petit nombre. Beaucoup s’y résignent de loin qui n’ont pas au dernier moment le courage d’abandonner la terre natale. À plus forte raison en devait-il être ainsi au xviie siècle quand il s’agissait de gagner très lentement, à travers de nombreux périls, un continent presque inconnu où l’on n’était rien moins que certain de pouvoir vivre, d’où l’on avait bien des chances pour ne pas revenir. Ceux qui, même sous l’impulsion du sentiment religieux, le plus puissant de tous dans un temps de rénovation spirituelle, émigrérent en Amérique, représentaient donc, au point de vue de l’énergie, de la volonté et du caractère, une élite. Ils avaient passé en quelque sorte par une double sélection. Le fait de leur adhésion à des idées nouvelles, de leur recherche maladroite, mais passionnée d’une amélioration morale, prouvait déjà en leur faveur. Après tout, le puritanisme sortait d’une pensée juste. L’émigration était le critérium définitif de leur virilité. Or placez une semblable élite sur un sol vierge où l’attendent de très durs labeurs, où rien ne s’obtienne que par l’effort : tous travailleront, les moins zélés entraînés par l’exemple des autres. Le cas échéant, tous se battront ; qui donc voudrait laisser à ses frères l’honneur de défendre le foyer dont la fondation a déjà coûté tant de peines et que menacent encore tant de calamités ? Par la même raison, tous prendront intérêt aux affaires de la communauté et s’emploieront à hâter ses progrès. Enfin tous voudront se maintenir au même niveau intellectuel, profiter des occasions d’apprendre, de ne pas laisser la science devenir le monopole d’un petit nombre. C’est ainsi que l’assemblée municipale, l’école et la milice devinrent les pierres angulaires de la Nouvelle-Angleterre et non seulement la firent échapper au péril dont la menaçait l’esprit sectaire de ses fondateurs, mais constituèrent une base solide pour la grandeur future des États-Unis. Jusqu’à un certain point on peut y ajouter l’Église. Le principal dogme des puritains était en effet l’égalité. Par là ils se rattachaient au christianisme primitif. Par là aussi, l’action religieuse s’exerça dans le même sens que l’action politique poussant inconsciemment vers la démocratie.

Rien n’a été plus laborieux que la construction de l’édifice gouvernemental américain. Le comité naquit de la nécessité où se trouvèrent les municipalités d’unir leurs efforts pour mieux lutter contre les Indiens et les colons étrangers. L’État se forma ensuite sous l’obligation de résister à la tyrannie de l’Angleterre et à ses empiétements. L’union se fit enfin parce qu’il fallait protéger l’indépendance si laborieusement conquise. Aucun de ces rouages ne se créa spontanément et sans la préexistence de la municipalité, telle que l’avait établie la Nouvelle-Angleterre, il est probable que cet édifice à la fois si simple et si compliqué ne se fût même pas achevé. Dès les premiers jours il y eut des town-meetings. Les hommes y discutèrent librement les questions locales et y légiférèrent sur tout ce qui les touchait de près et directement. Rien ne prévalut contre cette habitude. Plus tard, les gouverneurs anglais la combattirent vainement. La commune fut de la sorte organisée de telle façon que la république s’y trouvait toute vivante, bien qu’à l’état embryonnaire. L’intervention incessante du peuple dans les affaires publiques entraîna le vote libre de l’impôt, la responsabilité des agents du pouvoir, le jugement par jury, l’élection des fonctionnaires au suffrage universel. Le sort des pauvres fut assuré ; on tint des registres de l’état civil ; on réglementa l’entretien des routes. Dès 1650, la commune américaine vécut d’une vie toute moderne. Quelle avance sur l’Europe d’alors, si brillante, si littéraire, mais si éloignée du droit, de la liberté et de la justice. Trois ans plus tôt on avait décidé que chaque bourg devait avoir une école primaire et s’il contenait plus de cent familles une grammar-school. Ce n’était qu’un amendement à cet admirable Acte de 1642 qui contenait en germe toute la législation actuelle en matière d’enseignement populaire. Boston possédait déjà depuis 1635 une école latine, et on avait mis de côté, à cette même époque, la somme de 400 livres en vue de fonder un établissement d’enseignement supérieur qui devait devenir la puissante université de Harvard. Dans les grammar-school, tous les enfants riches ou pauvres étaient admis. Ils y apprenaient « les principes des langues latine et grecque ». Quant à la milice, elle comprenait tout le peuple. Chaque habitant mâle entre seize et soixante ans était enrôlé dans une compagnie pourvue de ses officiers. Il était tenu d’entretenir chez lui et à ses propres dépens « un mousquet en bon ordre, une corne à poudre, une livre de cette poudre, douze pierres à feu, vingt-quatre balles de plomb, une boîte à cartouches et un havre-sac ». L’exercice militaire passionnait les jeunes gens ; il constituait à peu près leur unique distraction. Les escarmouches contre les Indiens leur servaient de grandes manœuvres annuelles. Les circonstances les préparaient de la sorte, sans qu’ils s’en doutassent, à tout un siècle de guerres qui s’ouvrait devant eux.

Ainsi se fortifiait la démocratie qu’une tourmente religieuse avait jetée sur ces lointains rivages. Ses progrès pourtant n’étaient pas aussi aisés ni aussi rapides que nous nous le figurons à distance. Parmi les puritains venus d’Angleterre, tous ne suivaient pas jusqu’au bout la logique de leur raisonnement, et leur tendance à l’égalité cessait parfois à la sortie du temple. Le révérend Cotton estimait que, pour l’Église aussi bien que pour l’État, la démocratie est une mauvaise forme de gouvernement. Il ne s’en cachait pas, et ce fut là l’origine de sa querelle avec le révérend Thomas Hooker, lequel se transporta un peu plus loin et fonda le Connecticut. Longtemps, les gens de peu, dans la Nouvelle-Angleterre, eurent un costume spécial qui les distinguait. Il avait surtout certaines chaussures en « peau de veau » réservées à la gentry et dont il leur était sévèrement interdit de se parer. Le qualificatif Mr  et Mrs  n’était attribué qu’aux personnes appartenant à la classe supérieure ; dans la classe moyenne, on disait : goodman et goodwife (littéralement : le bon homme ou la bonne femme un tel) ; à l’échelon tout à fait inférieur, on employait le nom propre tout court. Les représentants du pouvoir volontiers s’entouraient de quelque pompe et se faisaient précéder par des hallebardiers[4]. Longtemps, à Harvard et à Yale, on classa les étudiants dans l’annuaire d’après le rang de leur famille[5]. C’était comme un écho des distinctions sociales du vieux monde, comme un rappel des privilèges auxquels on avait renoncé. Cela ne correspondait d’ailleurs à aucune réalité dangereuse.

Il en allait autrement en Virginie. On peut dire que les fortes institutions de la Nouvelle-Angleterre perdaient peu à peu de leur caractère à mesure que l’on descendait vers le sud. Elles s’étaient propagées cependant bien au delà du Massachusetts. Les huguenots français étaient tout disposés à les adopter. Les Hollandais, les Suédois, gens du Nord, marquaient des tendances analogues. Pour être différente dans la forme, leur religion n’en prêchait pas moins l’égalité. La diversité de langage n’empêchait pas qu’on ne se connut aux town-meetings. D’ailleurs, nous l’avons vu, de bonne heure l’anglais était devenu la langue dominante. Les écoles s’étaient multipliées un peu partout. Pour sa colonie, Penn avait agi dans la même direction. Dès 1683, des écoles s’ouvraient en Pensylvanie. On y apprenait à lire, à écrire et à compter pour 8 shellings par an. C’est aux approches de la Virginie que subitement le niveau baissait. Là, point de villes, à peine des villages ; de grandes plantations, bordées par les cours d’eau sur lesquels chaque planteur possédait un wharf où s’opérait le chargement des produits de son domaine. Le planteur vivait là en souverain, entouré d’esclaves qui non seulement cultivaient le sol, mais filaient, tissaient, forgeaient, travaillaient le bois et gâchaient le plâtre, tandis que le maître chassait le renard, attelait à six chevaux, pariait dans les combats de coqs et exerçait une magnifique hospitalité. Très vite, cette société aristocratique s’était trouvée sur pied telle qu’elle subsista pendant de longues années ; pas assez vite cependant pour empêcher la formation d’un élément démocratique qui fut souvent assez fort pour la contenir et parfois pour lui faire échec. En 1671, d’ailleurs, les planteurs n’avaient encore que 2,000 esclaves et la Virginie renfermait déjà 40,000 habitants[6]. Il y avait parmi ceux-là beaucoup de poor whites, comme on les appelait dédaigneusement. Or les poor whites ont droit à la reconnaissance de la Virginie, quand ce ne serait que pour avoir, un siècle et demi plus tard, formé les héroïques bataillons de l’infanterie sudiste. Il y avait aussi çà et là sur la côte de petits groupes de puritains, de huguenots ; il y avait enfin certaines traditions datant des premiers jours de la colonie et auxquelles les planteurs n’osaient pas toucher. Cela suffisait à empêcher le triomphe absolu et définitif de l’oligarchie. Cela ne suffisait pas à développer la vie municipale ni surtout la vie scolaire. « Grâce au ciel, disait le gouverneur virginien Berkeley, nous n’avons dans ce pays ni écoles primaires gratuites ni presse à imprimer. C’est le savoir qui a introduit la rébellion dans le monde et l’imprimerie ne sert qu’à la propager. » Il ne put s’opposer toutefois à la force de l’exemple. Les écoles se créaient de colonie en colonie, comme des sémaphores sur les falaises. L’imprimerie se répandait de même. Tout ce qu’on put faire, ce fut de retarder jusqu’à 1736 la publication du premier journal virginien.

L’élément qui résistait ainsi aux obscurantistes et aux aristocrates était plus puissant encore dans la Caroline. Aussi n’eut-il pas de peine à secouer le joug que prétendaient lui imposer les seigneurs auxquels Charles ii avait, nous l’avons vu, abandonné le territoire carolinien. Ceux-ci s’étaient adressés au célèbre philosophe Locke pour qu’il leur préparât une constitution. Locke avait rédigé le plus singulier document qui se puisse analyser. Il établissait de grands domaines héréditaires et toute une hiérarchie nobiliaire dont les représentants portaient les appellations bizarres de landgraves et de caciques. En dessous étaient les « villains » transférables avec la terre. Les villains se révoltèrent et firent à la Constitution de Locke le sort qu’elle méritait.

Ce qui complique infiniment, si l’on n’y prend pas garde, l’étude de l’histoire coloniale, c’est le fait que les colonies, en général, ne ressemblaient en rien à ce qu’indiquaient leurs façades. Les unes appartenaient nominalement à des « propriétaires » ; les autres relevaient de la couronne ; d’autres encore étaient dites « colonies à chartes ». En fait, ces distinctions ne signifiaient pas grand’chose, même pour la Pensylvanie et le Maryland, qui furent bien réellement fondés par leurs propriétaires, puisque William Penn se retira de lui-même et que lord Baltimore fut dépossédé par ses sujets protestants. Il arriva même au roi d’Angleterre de donner en concession des terres déjà occupées : New-York et le New-Jersey au duc d’York, le Maine et le New-Hampshire au duc de Monmouth, et d’aliéner même une partie de la Virginie entre les mains des lords Culpeper et Arlington pour trente ans. Les colonies à chartes avaient pour origine des concessions faites à des compagnies privilégiées. Les trois principales de ces compagnies furent les London adventures, les Plymouth adventures et la société de la Baie de Massachusetts. Cette dernière ne tenta même pas d’exercer une action depuis l’Angleterre. Elle transporta son siège à Boston et s’y assimila avec la colonie elle-même. Les compagnies consentirent à leur tour des sous-concessions : il se forma ainsi de très grandes propriétés individuelles, comme celles de lord Fairfax en Virginie. Mais toutes ces décisions et ces changements n’eurent pas le contre-coup qu’on s’imagine. La distance était énorme, les communications rares, et la mère patrie ne manquait pas de besogne, soit chez elle, soit en Europe. Compagnies et propriétaires étaient obligés, en Amérique, de défendre leurs droits au mieux des événements, et le plus souvent de capituler devant la résistance persévérante ou la force d’inertie des colons. Il arriva cependant que, sans parvenir à paralyser la vie collective, ces maîtres improvisés surent se rendre odieux, et, en plusieurs circonstances, menacèrent les libertés les plus précieuses des Américains. Après s’être donnés aux Anglais, les habitants de New-York furent si maltraités par eux qu’ils regrettèrent un moment le despotisme des gouverneurs hollandais et songèrent à les rappeler. La révolution de 1688 modifia un peu la situation. Cromwell avait été favorable aux colonies et avait même essayé, croyant bien faire, de leur expédier des convicts pour travailler la terre. En tous les cas, il s’était gardé de les molester. La restauration fut mal accueillie ; Charles ii ne fut proclamé à Boston qu’un an après son avènement et de fort mauvaise grâce. Sous Jacques ii, les choses empirèrent. Il y eut dans la Nouvelle-Angleterre, par les soins du gouverneur royal, une levée arbitraire d’impôts et une tentative pour abolir le mariage civil. Le mouvement qui tendait à la dépossession des compagnies et des concessionnaires et à la centralisation des pouvoirs entre les mains du roi s’accentua après 1688. Ce n’était pas un bien, car le gouvernement de Guillaume d’Orange ne valait guère plus, au point de vue colonial, que celui de ses prédécesseurs. Mais l’insouciance et l’indifférence pour les choses d’Amérique étaient encore telles, que les colons purent jouir de leur reste, de ces quelques années qui devaient s’écouler encore avant que commencent les grandes luttes, luttes ruineuses et sans gloire contre les Indiens et les Français, lutte fratricide et désespérée contre l’Angleterre, qui rempliront tout le xviiie siècle et vont ensanglanter les fertiles campagnes et les villes naissantes du nouveau monde.

Nous nous représentons facilement les cultures du Sud et les riches maisons des planteurs ; nous avons plus de peine à nous figurer les modestes demeures du Nord, la petite ferme bâtie avec des troncs d’arbres et de la terre séchée et couverte de chaume. Elle s’élève à peu de distance d’un village. Sa façade est tournée vers le soleil, qui pénètre parcimonieusement par les étroites fenêtres faites de grossiers morceaux de verre ou de papier huilé ; au centre se trouve la cuisine avec ses poteries, sa grande pendule à balancier et son plafond rugueux, très bas, encombré d’herbes et de graines qui sèchent, tandis que, dans un coin, la provision de pommes est entassée. La prudente ménagère entretient avec des soins de vestale le feu du foyer, parce qu’on n’a point d’allumettes et que c’est toute une affaire quand il vient à s’éteindre. Il y a aussi un four de briques où se cuit lentement ce rye and Indian bread, dont la Nouvelle-Angleterre fait ses délices. Près de la cuisine se trouve la best-room, qui ne s’ouvre que dans les grandes occasions. Là sont conservés religieusement les bibelots qui rappellent le vieux pays, quelques portraits d’ancêtres, quelques paysages d’outre-mer et un embryon de bibliothèque qui comprend la Bible, les Vies des martyrs de Fox et le Paradis perdu. Devant la ferme est un petit jardin où poussent des roses trémières, des tournesols, des œillets et aussi des tomates ; on les appelle pommes d’amour et on les cultive pour le plaisir de les voir, car c’est un préjugé courant qu’elles contiennent du poison. Le fermier et sa famille se nourrissent de viande de porc ou de bœuf et de poisson salé. Ils ont des légumes en abondance et terminent leur repas par des gâteaux de seigle. Le thé et le café commencent seulement à pénétrer jusqu’à eux : l’usage va s’en répandre à partir de 1700.

Il n’y a point de routes. Chacun va à travers la campagne, à cheval et plus souvent à pied, les travailleurs manuels, agriculteurs ou autres, en jaquettes de drap commun rouge ou vert, en culotte de peau cirée et graissée ; ils portent, en outre, un tablier de cuir et de gros souliers sur lesquels, le dimanche, ils posent, en manière d’embellissement, d’énormes boucles de cuivre[7]. Ce costume fait contraste avec celui du « gentleman » qui, dès le matin, porte un habit et un chapeau de velours, et le soir, s’habille de soie bleue, rouge ou verte ; il a alors un jabot et des manchettes en dentelle fine, des boutons et des boucles joliment travaillés ; il tient en promenade une canne à pomme d’or, et la tabatière d’or ou d’argent qui joue entre ses doigts est l’indispensable complément de sa toilette. Il aime à causer de l’Europe, dont il n’a que rarement des nouvelles, et n’aime pas à causer des Indiens, qui lui donnent trop souvent des leurs. En 1690, on lui a fourni le premier numéro d’un journal mensuel, le Publick occurrences, mais aussitôt l’autorité l’a interdit[8]. À partir de 1704, il en aura un autre, édité chaque semaine sous le nom de Boston News Letter, par John Campbell, directeur de la poste. Mais il ne le lira pas avec beaucoup d’empressement, car, quinze ans plus tard, Campbell sera obligé d’avouer qu’il ne tire que trois cents numéros par semaine, et d’augmenter de six schellings par an son prix d’abonnement. Ce qui le passionne encore plus que tout le reste, ce sont les controverses religieuses, les discussions sur l’avenir des sociétés, et le rôle du christianisme ; et de telles choses, naturellement, ne s’impriment point ; elles causeraient la perdition de beaucoup si on les lançait ainsi dans le public ; il n’y a que trop de tendances à oublier les saines pratiques des premiers puritains. Le colonial gentleman soupire. Il craint des catastrophes. Si puritaine que soit restée la terre qu’il habite, il trouve moyen d’y découvrir des « idées nouvelles » qui germent on ne sait comment. La jeunesse surtout l’inquiète. Cette première génération d’Américains a déjà quelque chose de hardi, de volontaire, d’indépendant, comme si quelque fée peau-rouge avait malicieusement jeté dans son berceau ces qualités dangereuses.

On comprend que M. John Campbell n’ait pas été absorbé par ses fonctions de directeur de la poste et qu’il ait trouvé le temps de fonder un journal. La poste vient une fois par mois de New-York à Boston par Hartford. Cela suffit, mon Dieu, pour ce qu’on a à se dire : il y a encore si peu de commerce ! Comment le commerce se fût-il développé sous le régime qu’impose la mère patrie ? On a, il est vrai, les petits sloops côtiers qui transportent des lettres et des voyageurs. C’est le moyen le plus sûr et aussi le plus rapide. Il faut trois jours pour aller ainsi de New-York à Philadelphie. Plus tard, il y aura un service de diligence, et vers 1766 on arrivera à faire ce trajet en deux jours. Les diligences de ce temps-là recevront de l’admiration des contemporains le nom de flying machines, machines volantes, train éclair !

La monnaie est rare. On a frappé de bonne heure les premières pièces d’argent, le pine-tree shilling. Mais on se sert encore de balles de fusil ou bien l’on paye en nature, avec des mesures de froment, de maïs, de haricots. À Albany, le pasteur reçoit, pour les frais du culte, « 150 peaux de castors ». New-York est resté très hollandais d’aspect. Les maisons alignent sur la rue leurs pignons dentelés, tout comme celles d’Amsterdam ou de Leyde. Il y a sur les portes de grands marteaux cuivrés que les femmes polissent et repolissent tous les samedis. Le soir, en matière de réverbères, chacun place une chandelle allumée sur une des fenêtres de sa façade. Une certaine animation règne autour de cette petite ville de 5,000 à 6,000 habitants. On traite les affaires dans de grands cabarets, et les disputes, les altercations ne sont point rares. Il vient des gens de mer qui aiment à se quereller dès qu’ils mettent le pied sur la terre ferme. Leurs éclats de voix contrastent avec le bruit de clochettes qui, soir et matin, se fait entendre comme l’écho d’un pâturage alpestre. Ce sont les vaches : chaque famille a la sienne ; elles broutent l’herbe communale, un peu plus loin, là où passe aujourd’hui Broadway, la grande artère babélique avec son tumulte et sa foule[9]. Sur les rives de l’Hudson, de riches marchands commencent à créer de beaux domaines où ils reçoivent le plus luxueusement possible. Bref, New-York est en prospérité ; on s’y pique d’ailleurs de littérature, et il y aura sous peu une bibliothèque publique où l’on pourra emprunter des livres à 4 sous et demi par semaine.

Mais Philadelphie tient le premier rang : 8,000 habitants, des maisons en briques et pierres et des trottoirs dallés. C’est plus qu’il n’en faut pour tourner la tête de ses habitants. Ils montrent avec orgueil leurs vergers où ils cultivent des pêches déjà renommées et les arbres qui ombragent leurs rues régulièrement tracées. Philadelphie répond au vœu de son fondateur. C’est bien la fair green country town qu’a rêvée le bon William Penn.

(À suivre.)


Pierre de COUBERTIN.
  1. Weiss, Histoire des réfugiés protestants de France.
  2. Septième rapport du Bureau d’ethnologie, publié par le major Powell (1891).
  3. Les Indiens Pueblos achevaient de disparaître devant l’occupation européenne. Les Indiens de Floride vécurent dans une paix relative avec les premiers colons, parce que la vie était facile sous le ciel du sud et que les points de contact étaient rares. Plus tard, ils défendirent leur territoire avec une énergie farouche. En 1822, les Seminoles n’étaient plus que 4,000 ; leur résistance armée se prolongea néanmoins jusqu’en 1840. Les Cherokees se civilisèrent ; malgré les persécutions qu’ils eurent à subir, ils ont prospéré. Ils sont aujourd’hui 22,000 ; ils cultivent 100,000 acres de terre et possèdent 5,000 maisons, 64 églises et 75 écoles qui leur coûtent 100,000 dollars par an. 13,000 savent lire et 18,000 parlent l’anglais. Quant aux Indiens Dakotahs, ils restèrent longtemps hors de portée et jouèrent, dans l’histoire des États-Unis, un rôle tardif.
  4. Plus tard, on vit Washington ouvrir le parlement comme le roi d’Angleterre et se rendre à la séance en équipage de gala. Les habitudes démocratiques ne s’implantèrent que plus tard.
  5. Dans certaines parties de la Nouvelle-Angleterre, le droit d’aînesse fut même appliqué. Ailleurs, on se borna à attribuer à l’aîné double part pour se conformer à la loi de Moïse.
  6. Il y avait à la même époque 55,000 habitants dans la Nouvelle-Angleterre.
  7. Jusqu’à la Révolution et même au delà, le salaire ordinaire d’un ouvrier fut de 2 schellings par jour.
  8. L’imprimerie était installée à Cambridge, près Boston, dès 1639.
  9. New-York a gardé un certain nombre de coutumes hollandaises, entre autres celle des échanges de présents et des friandises au 1er  janvier et des œufs rouges à Pâques.