La Forêt de Rennes/6. Le voyage

La Forêt de Rennes
Legrand et Crouzet (Tome IIIp. 31-33).
VI
LE VOYAGE.


La dernière voix que Nicolas Treml entendit sur ses domaines fut celle de Jean Blanc, dont le chant mélancolique et menaçant le saluait au départ comme un mauvais présage. Il fallut au vieux gentilhomme toute sa force d’âme et cette obstination entêtée qui est le propre du caractère breton pour vaincre les tristes pensées qui vinrent assaillir son cœur. Il repoussa loin de lui l’image de Georges et continua sa route. Il ne voulait point sans doute que l’on connût son itinéraire, car, après avoir fait deux lieues dans la direction de Coüesnon et de la mer, il revint brusquement sur ses pas, tourna Vitré dont la noire citadelle absorbait les rayons de midi, et gagna le chemin de Laval, en laissant sur sa droite les belles prairies où serpente la Vilaine.

Entre Laval et Vitré, un peu au-dessus du bourg d’Ernée, qui joua, quatre-vingts ans plus tard, un grand rôle dans les guerres de la chouannerie, s’élevaient, sur un petit tertre, deux tronçons de poteaux, dont les têtes avaient été coupées. Ces deux poteaux se dressaient à six pieds l’un de l’autre, séparés par deux tranchées, entre lesquelles on voyait encore les débris vermoulus d’une barrière.

Nicolas Treml arrêta son cheval et se découvrit. Jude Leker l’imita.

— Quelques pas encore, dit M. de la Tremlays, et nous serons sur la terre ennemie… la terre de France ! Pendant que nos pieds touchent encore le sol de la patrie, il nous faut dire un Ave à Notre-Dame de Mi-Forêt.

Tous deux récitèrent l’oraison latine.

— Autrefois, reprit le vieux gentilhomme, ces poteaux avaient une tête. Celui-ci portait l’écusson d’hermine timbré d’une couronne ducale. L’autre portait d’azur à trois fleurs de lis d’or. De ce côté-ci de la barrière, il y avait un homme d’armes breton ; de l’autre, un homme d’armes français… Les soldats se regardaient en face ; les emblèmes se dressaient fièrement à longueur de lance l’un de l’autre : Dreux et Valois étaient égaux.

— C’était un glorieux temps ! soupira Jude.

— Dreux n’est plus. Bourbon a volé son héritage, et la Bretagne est une province, poursuivit Nicolas Treml. Mais Dieu est juste ; il rendra mon bras fort… Viens !

Ils franchirent l’ancienne limite des deux États et continuèrent leur route en silence.

Le voyage fut long. Ils virent d’abord Laval, ancien fief de la Trémoille ; Mayenne qui donna son nom au plus gros des Guises ; Alençon, qui fut l’apanage de plusieurs fils de France. Dans chacune de ces villes ils s’arrêtaient le temps de faire reposer leurs chevaux. Puis ils reparlaient en hâte.

— Où allons-nous ? se demandait Jude Leker.

Mais il ne faisait point cette question tout haut. S’il plaisait à Nicolas Treml de taire le but de ce voyage, ce n’était point à lui, Jude, qu’il appartenait de surprendre ce secret.

Son incertitude ne devait pas durer longtemps désormais. Ils traversèrent Mortagne, puis Verneuil, puis Dreux, et, le matin du sixième jour, ils franchirent la grille dorée du parc de Versailles.

Versailles était abandonné déjà, mais ses blancs perrons de marbre avaient encore le brillant éclat des jours de sa gloire. Statues, colonnades, urnes antiques et riches frontons gardaient leur splendeur du dernier règne. Il y avait si peu de temps que durait le veuvage de Ut cité royale ! Le sable des allées ne conservait-il pas les traces des mules de satin et des hauts talons vermillonnés comme les joues d’une coquette ? N’y avait-il pas encore des fleurs dans les vases, des chiffres amoureux sur l’écorce des arbres, des jets de cristal dans la bouche souriante des Naïades de bronze ? Hélas ! le veuvage a continué trop longtemps ; les fleurs se sont flétries ; bronzes et marbres ont pris l’austère beauté des œuvres d’un autre âge ; il n’y a plus ni chants, ni joies, ni ondoyants panaches de courtisans, ni petits souliers de duchesses. C’est au passé qu’il faut dire avec le poète :

Oh ! que Versailles était superbe
Dans ces jours purs de tout affront
Où les prospérités en gerbe
S’épanouissaient sur son front !
Là tout faste était sans mesure,
Là chaque arbre avait sa parure.
Là chaque homme avait sa dorure ;
Tout du maître suivait la loi ;
Comme au même but vont cent routes.
Là les grandeurs abondaient toutes :
L’Olympe ne pendait aux voûtes
Que pour compléter le grand roi.

Nicolas Treml et son écuyer n’étaient point gens, il faut le dire, à s’occuper beauconp de sculptures ou de jets d’eau. Ils jetèrent chemin faisant un regard distrait sur tous ces dieux du paganisme qui souriaient, jouaient de la flute ou dansaient couronnés de raisins, puis ils passèrent.

Après avoir marché quelques heures encore, ils trouvèrent la Seine.

— Paris est-il encore bien loin ? demanda Nicolas Treml à un bourgeois qui, monté sur son bidet, tenait le bas de la chaussée.

Le bourgeois se retourna et tendit son bras vers l’est. M. de la Tremlays, suivant ce geste, aperçut à l’horizon un point lumineux. C’était l’or du dôme des Invalides qui lui renvoyait les rayons du soleil levant.

— Courage, dit-il à Jude, voici le terme de notre pèlerinage.

Jude répondit :

— C’est bien.

Si les chevaux avaient pu parler, ils auraient sans doute manifesté leur satisfaction d’une manière plus explicite.

En entrant dans la ville, Nicolas Treml se fit indiquer le palais du régent et piqua des deux pour y arriver plus vite. Une sorte de fièvre semblait s’être emparée de lui. Jude le suivait pas à pas. La figure du bon serviteur trahissait cette fois une curiosité puissante. Par le fait, que pouvait vouloir au régent M. de la Tremlays ?

Ce dernier descendit de cheval à la porte du Palais-Royal. Il voulut entrer ; les valets lui barrèrent le passage.

— Allez dire à M. Philippe d’Orléans, dit-il, que M. Nicolas Treml veut l’entretenir.

Les valets regardèrent le gothique costume du vieux gentilhomme qui disparaissait littéralement sous une épaisse couche de poussière, et tournèrent le dos en éclatant de rire.

Le plus courtois d’entre eux répondit du bout des lèvres :

— Monseigneur est à son château de Villers-Cotterets.

M. de la Tremlays se remit en selle.

— Quelqu’un de vous, dit-il, veut-il me conduire à ce château ?

La livrée du régent redoubla ses rires dédaigneux.

— Mon brave homme, s’écria-t-on, les gens de votre sorte ne sont point admis au château de Villers-Cotterets. — C’est quelque paysan du Danube dont monseigneur aura séduit la fille, chuchotait un valet de pied. — C’est plutôt, répliqua un coureur, l’époux picard de quelque gentille donzelle. — C’est Virginius ! — C’est Ménélas !

Jude mit la main sur la garde de sa grande épée, mais son maître le retint d’un geste et tourna bride : l’insulte qui vient de trop bas s’arrête en chemin et n’est point entendue.

M. de la Tremlays fit halte dans une hôtellerie qui portait pour enseigne les armes de Bretagne. Sans prendre le temps de se débotter, il manda le maître et lui ordonna de trouver un guide qui le conduisît sur l’heure à Villers-Cotterets.

L’étonnement de Jude était au comble. Sa curiosité, refoulée, l’étouffait. Enfin, n’y pouvant plus tenir, il prit la parole.

— Monsieur, dit-il timidement, vous avez donc grand désir de voir Philippe d’Orléans ? — Tu me le demandes ! s’écria Nicolas Treml avec énergie.

Cette réponse porta la surprise de Jude au delà de toutes bornes.

— Que je meure ! murmura-t-il en se parlant à lui-même, si je sais ce que monsieur peut vouloir au régent !

Nicolas Treml entendit, saisit le bras de son écuyer et dit :

— Je veux le tuer !

Jude se reprocha de n’avoir point deviné une chose si naturelle.

— À la bonne heure ! dit-il.

Et il reprit sa tranquillité habituelle.

À ce moment, l’hôte reparut avec un guide.

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