La Forêt de Rennes/5. Le creux d’un chêne

La Forêt de Rennes
Legrand et Crouzet (Tome IIIp. 27-30).

V

LE CREUX D’UN CHÊNE.

Au centre de la Fosse-aux-Loups s’élevait un tronc de chêne de dimensions colossales. Il étageait ses hautes et noueuses racines sur le plan incliné de la rampe ; ses branches, grosses comme des arbres ordinaires, radiaient en tous sens et formaient en quelque sorte la clef de la voûte de verdure qui recouvrait cette partie du ravin.

Il courait dans le pays, sur cet arbre géant et sur les deux tours qui couronnaient la rampe méridionale du ravin, divers bruits traditionnels. On disait, entre autres choses, que l’arbre s’élevait directement au-dessus d’un vaste souterrain dont l’entrée devait se trouver dans les fondations de l’une des deux tours, ou bien encore sur le versant opposé de la montée, au milieu des tranchées et pans de murailles dont nous avons parlé. Personne, et c’est bien là le caractère propre de l’apathie bretonne, n’avait jamais songé à vérifier cet on-dit ; à cause de cela, tout le monde était persuadé de son exactitude. Les opinions étaient seulement partagées sur l’origine de ces souterrains, que, de mémoire d’homme, nul n’avait explorés. Les uns prétendaient que c’étaient tout simplement d’anciens puits d’où l’on retirait autrefois du minerai de fer ; les autres, repoussant cette bourgeoise hypothèse, affirmaient que ces caves sans limites couraient en tous sens sous la forêt et rejoignaient celles du manoir de Boüexis, où la tradition plaçait un des centres de résistance au contrat d’Union, du temps de la bonne duchesse Anne, cette princesse si populaire, dont les actes sont maudits et dont la mémoire est adorée. Dans cette seconde hypothèse, le souterrain aurait été un refuge ou un lieu d’assemblée pour les premiers conjurés qui, dans la Haute-Bretagne, portèrent le nom de Frères-Bretons. Quoi qu’il en soit, quiconque eût douté de l’existence de ces caves aurait était regardé comme un ignorant et un insensé.

Aucune trace n’accusait néanmoins leur voisinage, et il fallait qu’elles fussent situées à une grande profondeur, car le chêne atteignait presque le fond du ravin, et ses racines devaient percer au loin le sol. Sa circonférence était énorme, et bien que nul signe de décrépitude ne se montrât dans son vivace feuillage, le tronc, complètement dépourvu de moelle, ne se soutenait plus que par la couche ligneuse extérieure et l’écorce. Deux larges trous donnaient passage à l’intérieur, qui formait une véritable salle où dix hommes auraient pu s’asseoir à l’aise.

Ce fut au pied de ce chêne que M. de la Tremlays rejoignit son écuyer.

Le vieux gentilhomme était pâle. Les amères pensées qui se pressaient dans son cœur se reflétaient sur son austère visage. Jude était vêtu et armé comme pour un long voyage. À l’approche de son maître, il se leva et montra le coffret de fer.

— C’est bien, dit Nicolas Treml.

Il se mit à genoux près du coffret dont il fit jouer la serrure. Puis, tirant de son sein le parchemin signé par Hervé de Vaunoy, il le cacha sous les pièces d’or.

— Comme cela, murmura-t-il en refermant le coffre, pauvres ou riches, les Treml pourront réclamer leur héritage, et la trahison sera vaincue… si trahison il y a.

Jude ne comprenait point et demeurait immobile, prêt à exécuter un ordre, quel qu’il fût, mais ne se souciant point de le devancer.

Jude était un homme de robuste taille et de visage durement accentué. Ses pommettes anguleuses saillaient brusquement hors du contour de sa joue et donnaient à ses traits ce caractère de rudesse que présente d’ordinaire le type breton. Il portait les cheveux longs et sa barbe grisonnante s’enroulait en épais colliers autour de son cou. Son costume, de même que celui de Nicolas Treml, eût été fort à la mode cent ans auparavant, et, à la longueur démesurée de sa rapière à garde de fer, on pouvait croire que le temps des chevaliers errants et des hauberts d’acier n’était point passé depuis des siècles. C’est que, en Bretagne, le temps ne vole point, il marche ; ses ailes se détrempent et s’alourdissent au brumeux contact de l’atmosphère armoricaine. Les coutumes enchérissent sur les temps ; elles se traînent et restent immobiles. Il y a encore, au moment où nous écrivons ces lignes, entre Paris et telle ville du pays de Léon, de la Cornouailles ou de l’évêché de Rennes, la même distance qui existe entre le moyen âge et notre ère, entre la résine et le gaz, entre le coche et la vapeur ; mais aussi entre la poésie et la prose, entre les flèches à jour d’une cathédrale et les toits bâtards de nos temples modernes, entre un noble homme et un aigrefin de la petite bourse.

Au moral, Jude était une de ces honnêtes natures façonnées à la soumission passive, et qui ont, dès l’enfance, inféodé leur vouloir à une volonté suzeraine. Jude obéissait ; c’était son rôle et sa vocation ; mais son obéissance était dévouement et non point servilisme. On ne conçoit plus guère de nos jours ces contrats tacites et irrévocables qui faisaient du maître et du serviteur un seul tout, possédant deux forces d’homme au service d’une volonté unique. Domesticité emporte l’idée d’abjection, et, juste ou non, cette idée pèse sur toute une classe de notre société ; mais, à ces époques où le vasselage organisé remontait du serf au souverain par tous les échelons d’un système entièrement complet et sans lacunes, le valet était à son seigneur ce que son seigneur était au roi. Il y avait proportion, par conséquent comparaison, et toute comparaison exclut le mépris absolu. En des temps plus éloignés de nous et lorsque la chevalerie était encore une vérité, les fils des nobles ne chaussaient point les éperons de plein droit ; il leur fallait porter la lance d’autrui avant de mettre une devise à leur écu, et c’était par les épreuves d’une domesticité véritable qu’ils devaient passer pour arriver au titre le plus splendide dont jamais vaillant homme ait été revêtu : celui de chevalier. Or, comme nous l’avons dit, les mœurs sont stationnaires en Bretagne et les souvenirs vivaces. Au commencement du siècle qui vit compiler l’Encyclopédie et dressa un piédestal à Voltaire, cet homme qui a mis son esprit haineux et jaloux comme un linceul glacé sur les croyances de quinze cents ans ; au commencement de ce siècle, disons-nous, les rites féodaux n’étaient point oubliés en Bretagne. Ses gentilshommes terriens, qui ne perdaient jamais de vue les cheminées fumeuses de leurs manoirs, n’avaient pu changer de peau au contact des idées nouvelles. Les vassaux étaient des vassaux dans toute la force du mot, rien de plus, rien de moins, c’est-à-dire des termes de la grande progression féodale.

Les valets étaient des vassaux[1].

On ne doit point s’étonner si nous faisons une différence entre Jude et un serviteur à gages. Nous restons dans la vérité. Jude, tout disposé qu’il était à obéir passivement et sans discussion, gardait entière sa dignité d’homme. Son obéissance avait la même source, sinon la même portée, que le dévouement d’un haut baron à la personne du roi.

Lorsque M. de la Tremlays eut refermé le coffret à double tour, il jeta autour de soi un regard plein d’inquiétude.

— Sommes-nous seuls, demanda-t-il à voix basse, — bien seuls ?

Jude fit une minutieuse battue dans les buissons environnants.

— Nous sommes seuls, répondit-il.

— C’est que, poursuivit le vieux gentilhomme en plaçant sa main étendue sur le coffret de fer, — c’est que la vie et la fortune de Treml sont là-dedans, mon homme ; c’est que voici mon secret, l’espoir de ma race, la compensation de mon sacrifice, — et que mon plus cher ami courrait danger de mort s’il me surprenait ici à l’heure qu’il est.

— Dois-je me retirer ? demanda Jude.

— Non. Tu es à moi. Je sais que tu mourrais avant de me trahir.

Jude mit la main sur son cœur.

— Vous êtes seul, répéta-t-il.

M. de la Tremlays jeta un second regard aux taillis d’alentour. Puis il leva les yeux.

— Qu’est-ce que cela ? dit-il en apercevant derrière les tours ruinées la loge de Mathieu Blanc.

— Ce n’est rien, répondit Jude. Le lapin blanc dort et son père se meurt.

Un nuage passa sur le front du vieux gentilhomme.

— Jean Blanc ! murmura-t-il.

Le souvenir de la scène de la veille traversa son esprit comme une menace ou un mauvais présage.

— Le pauvre gars, dit Jude, n’est point aimé de maître Alain, Dieu sait ce qu’il deviendra durant notre absence !

Nicolas Treml tendit sa bourse de soie à Jude, qui comprit et la lança comme une fronde par-dessus les arbres. La bourse, adroitement dirigée, alla tomber juste au seuil de la loge.

— Et maintenant à l’ouvrage, dit le vieux gentilhomme.

Avec l’aide de Jude, il porta le coffret de fer dans le creux du chêne. Ce lieu servait de magasin à Jean Blanc et contenait ses outils en même temps que plusieurs fagots de branches de châtaignier. Jude prit un pic et commença à creuser. Après une heure d’un travail qui fut rude à cause de la nature du sol, tout veiné de racines, le coffret fut enfoui et recouvert de terre. Jude rétablit si adroitement les choses dans leur état primitif, qu’il eut fallu trahison préalable pour soupçonner que la terre eût été remuée.

Le soleil montait et jetait déjà ses rayons par-dessus les cimes des arbres.

— En route ! dit Nicolas Treml. Le chemin est long et j’ai grande hâte d’en finir.

Le maître et le serviteur remontèrent la rampe à pas précipités.

Ce fut à ce moment que Jean sortit de la loge et les aperçut. Doué comme il l’était d’une agilité merveilleuse, il bondit le long de la descente et atteignit bientôt l’endroit du fourre où M. de la Tremlays avait disparu. Mais il tatonna dans le taillis, et lorsqu’il arriva dans la route frayée, il entendit au loin le galop de deux chevaux. Il s’élança de nouveau. Les chevaux allaient comme le vent ; quoi qu’il pût faire, il ne gagnait point de terrain. Alors, par une inspiration soudaine, il gravit un chêne avec la prestesse d’un écureuil et gagna le sommet en quelques secondes. Il vit deux chevaux qui couraient dans la direction de Fougères.

— Nicolas Treml ! cria-t-il d’une voix désespérée.

Le vieux gentilhomme se retourna et continua sa course.

Jean Blanc se fit un porte-voix de ses deux mains et entonna le chant d’Arthur de Bretagne.

Un instant il put croire que ce naïf expédient produirait l’effet qu’il en attendait. Nicolas Treml s’arrêta indécis, mais bientôt, passant la main sur son front comme pour chasser d’importunes pensées, il enfonça ses éperons dans le ventre de son cheval.

Jean Blanc descendit et regagna silencieusement la Fosse-aux-Loups. Auprès du seuil de la loge, il vit briller un objet entre les décombres, aux rayons du soleil. C’était la bourse du vieux seigneur. Une larme vint dans les yeux de Jean Blanc.

— Dieu le conduise ! murmura-t-il. Il est bon, il croit bien faire.

Il s’assit sur le seuil et demeura pensif.

— Pauvre petit M. Georges ! dit-il après un long silence : seul, aux mains de cet homme !… Mais le lapin peut mordre comme le loup pour défendre ou venger ceux qu’il aime, ajouta-t-il après une pause… je tâcherai !

Séparateur

  1. Valet, — vaslet (vasselet).