La Forêt de Rennes/Épilogue
L’accusation dirigée contre le jeune héritier de Treml ne pouvait se soutenir. Vaunoy lui-même, une fois que le premier mouvement de son exaltation furibonde fut apaisé, n’osa point la renouveler.
Il est permis de croire d’ailleurs que, même au milieu de sa plus grande colère, il y avait eu calcul de sa part, et qu’il avait espéré profiter de la tumultueuse mêlée qui n’eût pas manqué de s’engager sans la fuite inopinée de Jean Blanc, pour ressaisir d’un seul coup la fortune qui lui échappait, en assassinant le capitaine. — Ce dernier espoir anéanti, Vaunoy n’essaya plus de combattre. Il avait joué, il avait perdu. Il se résigna au moins en apparence.
M. de Béchameil, marquis de Nointel, supporta la perte des cinq cent mille livres, ce dont le lecteur ne doit point s’affliger outre mesure, attendu que cet intendant royal en avait probablement volé trois fois autant en sa vie.
Georges Treml, en devenant Breton, ne put perdre les sentiments d’affection et de respect qu’il croyait devoir à son souverain. Il ne fit point d’opposition à la cour de Paris ; mais il s’interposa entre les pauvres gens de la forêt et leurs mille petits tyrans. Ainsi Georges fit rendre aux sabotiers, vanniers, tonneliers et charbonniers ce droit d’usage qu’une prescription immémoriale avait fait leur légitime propriété. Il les aida à payer l’impôt et les secourut de toutes manières possibles.
Deux ou trois ans s’étaient à peine écoulés depuis les événements qui précèdent, qu’il n’y avait plus de trace de Loups sous le couvert. En revanche, on voyait souvent des troupes de bonnes gens agenouillées au pied de la croix de Mi-Forêt. Ces bonnes gens remerciaient Notre-Dame qui leur avait rendu un fils de Treml, c’est-à-dire un protecteur puissant et un bienfaiteur infatigable.
Georges Treml de la Tremlays n’oublia pas qu’il avait été, durant vingt ans, Didier tout court. En prenant les nobles façons qui convenaient désormais à sa naissance, il ne prit point ces idées exclusives et inflexibles, dans leur rigidité, qui font en quelque sorte partie de l’héritage des vieilles races, et qu’il faut respecter même lorsqu’on ne peut point les partager. Grand seigneur par le sang, mais soldat de fortune par éducation, il n’était pas homme à se faire scrupule de consulter uniquement son cœur dans le choix d’une compagne. Or, son cœur avait fait choix de Fleur-des-Genêts. Certes, il lui était permis de croire que cette union ne souffrirait point d’obstacles. Néanmoins il s’en rencontra un, et des plus sérieux : Jean Blanc refusa péremptoirement la main de sa fille à son jeune seigneur.
Et ce n’était point un jeu. Jamais millionnaire refusant de prendre pour gendre un indigent ; jamais duc et pair décimant l’alliance d’un poêle ne furent plus difficiles à fléchir que le pauvre albinos. Il avait, lui aussi, ses idées d’honneur, inflexibles, rigides et plus fières à coup sûr que les préjugés réunis de toute la noblesse de Bretagne.
Didier ordonna et pria tour à tour, et longtemps en vain ; mais un jour il eut la bonne inspiration de jurer sur sa foi de gentilhomme breton qu’il n’aurait point d’autre femme que Marie. Jean Blanc céda : il fallait bien que Treml eût des héritiers.
Ce fut un jour de bonheur pur et sans mélange que celui où Marie passa le seuil du bon château de la Tremlays. Le calme et la joie y entrèrent avec elle pour n’en plus sortir. Elle n’apportait point d’écusson pour écarteler celui de Treml ; mais, à tout prendre, il y avait assez d’armoiries diverses sous les austères portraits des vieux maîtres de la Tremlays ; aucune pièce héraldique n’y faisait défaut. — En revanche, d’ailleurs, parmi les châtelaines qui respiraient sur la toile depuis des siècles le parfum de leurs bouquets toujours frais, pas une n’aurait pu disputer le prix de beauté à la pauvre fille de la forêt. À raison ou à tort, le capitaine comptait cela pour quelque chose.
Bien longtemps après, lorsque les enfants de Georges et de Marie couraient déjà par les taillis, guidés par la vieille Goton Rehou, il y avait au couvent de Saint-Aubin-du-Cormier une religieuse du nom de sœur Alix qui les guettait souvent au passage et les embrassait en pleurant. Sœur Alix était belle, mais ses grands yeux bleus ne savaient plus sourire, et les gens de la forêt interrompaient leur chanson lorsqu’elle passait près d’eux, tant son front et son regard éteint respiraient la tristesse.
Quant à Hervé de Vaunoy, voici ce qui advint six mois après la rentrée de Georges en l’héritage de ses pères.
Il avait quitté la Tremlays pour se retirer à Rennes. Au bout de ce temps, il fit demander à Georges la permission de prendre, dans le cabinet qu’il avait occupé au château, quelques objets à son usage. — Georges s’empressa de faire droit à cette demande.
Vaunoy vint escorté de plusieurs hommes. Son cabinet était celui qui avait servi de retraite à Nicolas Treml et renfermait cette armoire où le vieux Breton, partant pour son dernier voyage, avait puisé les cent mille livres dont il a été si souvent question dans ce récit. Cette armoire contenait encore de fortes sommes, laissées par Nicolas Treml, et d’autres, fruit des épargnes de Vaunoy. C’était cet opulent pécule que celui-ci venait chercher.
Il n’éprouva nul obstacle de la part de Georges et reprit, vers le soir, le chemin de Rennes.
Mais ses valets arrivèrent à la ville sans lui et racontèrent, effrayés, que, sur la lisière de la forêt, un coup de fusil était parti au-dessus de leurs têtes, et que Hervé de Vaunoy, frappé d’une balle en pleine poitrine, avait vidé les arçons pour rester mort sur la mousse du chemin.
— Nous avons dirigé nos regards vers l’endroit d’où était parti le coup, ajoutèrent les valets ; la nuit se faisait ; pourtant nous avons vu une forme blanche sauter de branche en branche, comme il n’est point raisonnable de penser qu’un être humain puisse le faire, puis disparaître au-dessus des plus hautes cimes des châtaigniers.
Le lendemain, on trouva sur la mousse le cadavre d’Hervé de Vaunoy. Auprès de lui était à terre le vieux mousquet que Jean Blanc tenait de son père.