La Folie (Verhaeren)

Les Forces tumultueusesSociété du Mercure de France (p. 101-107).
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LA FOLIE




Routes de fer vers l’horizon :
Blocs de cendres, talus de schistes,
Où sur les bords un agneau triste
Broute les poils d’un vieux gazon ;
Départs brusques vers les banlieues,
Rails qui sonnent, signaux qui bougent,
Et tout à coup le passage des yeux
Crus et sanglants d’un convoi rouge ;
Appels stridents, ouragans noirs,
Pays de brasiers roux et d’usines tragiques,
Où sanglotent, quand vient le soir,
Toutes les voix du vent
Frappant, d’un contenu gémissement,
Les fils à l’infini des crins télégraphiques,
C’est parmi vous
Qui entourez, de vos remous,
Les villes

Que s’en viennent chercher asile
Les cerveaux éclatés des déments et des fous.

Marqués chacun d’un signe,
Derrière un mur aveugle et sourd
De vieux faubourg,
Les cabanons s’alignent ;
Et la cité ardente et terrible, là-bas,
Qui les peuple de haut en bas,
Avec les yeux aigus de ces vitres hagardes
S’en inquiète et les regarde.

Ô la folie et ses soleils, tout à coup blancs !
Ô la folie et ses soleils plombants
À rayons lents,
À rayons ternes
Sinistrement,
La fièvre et le travail modernes !

Jadis tout l’inconnu était peuplé de Dieux,
Ils étaient la réponse aux questions dont l’homme
En son âme puérile dressait la somme ;
Ils étaient forts puisqu’ils étaient silencieux
Et la prière et le blasphème

Qui ne résolvaient rien
Tranchaient pourtant, au nom du mal, au nom du bien,
Les problèmes suprêmes.

Or aujourd’hui c’est la réalité
Secrète encor, mais néanmoins enclose
Au cours perpétuel et rythmique des choses,
Qu’on veut, avec ténacité,
Saisir, pour ordonner la vie et sa beauté
Selon les causes.

L’homme se lève enfin pour ce devoir tardif,
Venu pour éclipser les feux de tous les autres ;
Il s’affirme non plus le roi, le preux, l’apôtre,
Mais le savant têtu, ardent et maladif
Qui se brûle les nerfs à saisir, au passage,
Toute énigme qui luit et fuit — moment d’éclair.
Doutes, certitudes, labeurs, fouilles, voyages,
La terre entière est sonore de son pas clair
Et la nuit attentive écoute arder ses veilles ;
Avec des yeux géants, il explore la treille
Des globes d’ombre et d’or pendus au firmament.
Les soirs sont flamboyants de hauts laboratoires
Qu’il allume, pareils aux feux des promontoires.


La vie ? Il l’étudie en de simples ferments ;
Couche après couche, il a fouillé les sols funèbres,
Il a sondé le fond des mers et des ténèbres,
Il a rebâti tout, avec un tel souci
D’en bien fixer l’assise et les combles et les mortaises,
Qu’il n’est plus rien, sous les grands toits de ses synthèses,
Qui ne soit soutenu et ne soutienne aussi.

Et le tressaut universel des énergies
Règle ce travail neuf, de ses forces surgies,
Aux quatre coins du monde — et la terre et les cieux
Et ceux qui trafiquent au nom de l’or et ceux
Qui ravagent au nom du sang, tous collaborent,
Avec leur haine ou leur amour, au but sacré.
De chaque heure du siècle un prodige s’essore
Et vous les provoquez, chercheurs ! Tout est serré,
Mailles de vie ou de matière entre vos doigts subtils ;
Vos miracles humains illuminent les villes
Et l’inconnu serait dompté et le savoir,
À larges pas géants, aurait rejoint l’espoir,
Si vos cerveaux battus du vent de la conquête
N’usaient à trop penser vos maigres corps d’ascète
Et si vos nerfs tendus toujours et toujours las,
Un jour, tels des cordes, n’éclataient pas.


Ô la folie, avec ses cris, avec ses râles,
Et ses pas saccadés au long d’un haut mur blanc,
Ô la folie et ses soleils plombants et pâles,
Comme des lampes sépulcrales,
Sur les villes de l’occident,
Certes vous l’entendez, chercheurs fiévreux et blêmes,
Rôder non loin de vos maisons,
Mais rien ne vous distrait du sort de vos problèmes,
Vous surgissez, héros ! donnant votre raison
Comme jadis on prodiguait sa vie
Et les chevaux des recherches inassouvies
N’arrêtent point l’essor
De leurs ailes vers la lumière,
Parce que ceux qui les montaient glissent à terre,
Soudainement, parmi les morts.