L’Erreur (Verhaeren)

Les Forces tumultueusesSociété du Mercure de France (p. 93-99).
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L’ERREUR




La dune allait, au long des mers, vers l’infini,
Les hivers convulsifs
Tordaient les cieux, sous la foudre et la tempête
Les eaux apparaissaient comme un amas de bêtes
Dont les flots délivraient les aboiements captifs,
La dune allait ainsi
Âpre et sauvage, à pas géants,
Autour des Océans,
La dune allait ainsi
Indifférente aux cris et aux naufrages
Jetés de plage en plage et d’âge en âge,
Vers la pitié lucide et vers l’amour vivant,
La dune allait ainsi,
Immense et monotone, en son pèlerinage,
De l’est à l’ouest, au long des mers, avec le vent.

Et les siècles, avec la dune, avec le vent,
Et les siècles, au long des mers,


Passèrent
Jusques au jour, où l’on planta,
Sur des buttes de sable ou de graviers en tas,
Les phares
Sonnant au loin les feux en or de leurs fanfares

Le visage des nuits en fut illuminé.
Les rocs et les courants,
Tels des cornes ou des torrents,
Apparurent, sur les ténèbres profanées,
De réguliers éclairs trouaient l’immensité,
L’ombre morte se reprenant à vivre,
Les vaisseaux noirs que l’étendue enivre
Partaient pour la conquête, avec sécurité,
L’homme luttait encor, mais non plus en aveugle,
L’espace où le flot mord, où le vent meugle,
Le regardait, avec des yeux fixes d’éclat,
Les eaux pouvaient noyer la quille entière,
Mais dans les voiles et dans les mâts,
Passaient et repassaient des gestes de lumière.

Les étoiles mortes, une clarté plus sûre
Accompagnait le mors-aux-dents vers l’aventure ;
La terre aimée apparaissait au loin,

Malgré l’espace en deuil, comme un témoin
Des batailles et des victoires sous la foudre.
On déchirait, dans les voiles de l’inconnu,
Des chemins clairs que nul ne put recoudre,
Le péril franc, le danger nu,
Étaient cherchés, puis affrontés : la force humaine
Si longtemps folle et incertaine
Conquit, dans la grandeur des éléments domptés,
Sa royauté.

La dune allait, au long des mers vers l’infini ;
Mais désormais
Elle avançait tenant en main de grands flambeaux,
On eût dit un cortège illuminant si haut
Le ciel, que les astres s’en obscurcirent ;
La dune allait ainsi
La nuit, le jour,
Par le chemin qui fait le tour
Des royaumes et des empires,
Et quand s’interrompait au loin sa ronde,
Elle tendait aux bras de pierre
Des falaises, les lumières du monde.

Or il se fit qu’au cours des temps
Des gens apparurent qui doctement,

Avec des mains très expertes, faussèrent
La pureté des géantes lumières.

Un travail sourd mais entêté
Coupa l’amour, d’un biais de haine ;
Les phalènes des disputes humaines
Pullulèrent autour de la clarté.

On ne distinguait plus la splendeur sûre
Tendre ses réguliers éclairs,
Comme des barres sur la mer,
Vers les bras fous de l’aventure.

Et les ardents et tranquilles flambeaux
Qui dominaient la lutte et les batailles
Éclairèrent des funérailles
Qui descendaient vers des tombeaux.

Hommes de notre temps le sort vous parut morne,
Le jour qu’il vous fallut combattre au loin
N’ayant pour seuls appuis, pour seuls témoins,
Que ces phares tués dont on faisait des bornes.


Quelques-uns d’entre vous s’assirent sur la grève,
Le poing sous le menton,
Ou bien se dirigèrent à tâtons,
Dans le dédale de leur rêves.

D’autres, plus fermes et les meilleurs,
S’imposèrent la tâche coutumière,
De refaire de la lumière,
Avec d’autres lueurs.

Mais les plus exaltés se dirent dans leur cœur :
« Partons quand même avec notre âme inassouvie,
Puisque la force et que la vie
Sont au delà des vérités et des erreurs. »