La Foire sur la place/I/8

Paul Ollendorff (Tome 1p. 61-64).
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Première Partie — 8


Dès le lendemain, Sylvain Kohn invita Christophe à venir chez lui, mettant aimablement à sa disposition l’excellent piano qu’il avait, et dont il ne faisait rien. Christophe, qui mourait de musique rentrée, accepta, sans se faire prier ; et il usa de l’invitation, pendant un certain temps.

Les premiers soirs, tout alla bien. Christophe était tout au bonheur de jouer ; et Sylvain Kohn mettait une certaine discrétion à l’en laisser jouir en paix. Lui-même en jouissait sincèrement. Par un de ces phénomènes bizarres, que chacun peut observer, cet homme qui n’était pas musicien, qui n’était pas artiste, qui avait le cœur le plus sec, le plus dénué de toute poésie, de toute bonté profonde, était pris sensuellement par ces musiques, qu’il ne comprenait pas, mais d’où se dégageait pour lui une force de volupté. Malheureusement, il ne pouvait pas se taire. Il fallait qu’il parlât, tout haut, pendant que Christophe jouait. Il soulignait la musique d’exclamations emphatiques, comme un snob au concert, ou bien il faisait des réflexions saugrenues. Alors, Christophe tapait le piano, et déclarait qu’il ne pouvait pas continuer ainsi. Kohn s’évertuait à se taire ; mais c’était plus fort que lui : il se remettait aussitôt à ricaner, gémir, siffloter, tapoter, fredonner, imiter les instruments. Et quand le morceau était fini, il eût crevé, s’il n’avait fait part à Christophe de ses ineptes réflexions.

Il était un curieux mélange de sentimentalité germanique, de blague parisienne, et de fatuité insupportable. Tantôt c’étaient des jugements apprêtés et précieux, tantôt des comparaisons extravagantes, tantôt des indécences, des obscénités, des insanités, des coquecigrues. Pour louer Beethoven, il y voyait des polissonneries, une sensualité lubrique. Il trouvait un élégant badinage dans de sombres pensées. Le quatuor en ut dièze mineur lui semblait aimablement crâne. Le sublime adagio de la Neuvième Symphonie le faisait penser à Chérubin. Après les trois coups qui ouvrent la Symphonie en ut mineur, il criait : « N’entrez pas ! Il y a quelqu’un. » Il admirait la bataille de Heldenleben, parce qu’il prétendait y reconnaître le bruit d’une automobile. Et partout, des images pour expliquer les morceaux, et des images puériles, incongrues. On se demandait comment il pouvait aimer la musique. Cependant, il n’y avait point de doute : il l’aimait ; à certaines de ces pages, qu’il comprenait de la façon la plus cocasse, les larmes lui venaient presque aux yeux. Mais, après avoir été ému par une scène de Wagner, il tapotait sur le piano un galop d’Offenbach, ou chantonnait une scie de café-concert, après l’Ode à la joie. Alors Christophe bondissait, et il hurlait de colère. — Mais le pire n’était pas quand Sylvain Kohn était absurde ; c’était quand il voulait dire des choses profondes et délicates, quand il voulait poser aux yeux de Christophe, quand c’était Hamilton, et non Sylvain Kohn, qui parlait. Dans ces moments-là, Christophe dardait sur lui un regard chargé de haine, et il l’écrasait sous des paroles froidement injurieuses, qui blessaient l’amour-propre de Hamilton : les séances de piano se terminaient fréquemment par des brouilles. Mais, le lendemain, Kohn avait oublié ; et Christophe, qui avait remords de sa violence, s’obligeait à revenir.

Tout cela n’eût encore été rien, si Kohn avait pu se retenir d’inviter des gens à entendre Christophe. Mais il avait besoin de faire montre de son musicien. — La première fois que Christophe trouva chez Kohn trois ou quatre petits Juifs, et la maîtresse de Kohn, une grande fille enfarinée, bête comme un panier, qui répétait des calembours ineptes et parlait de ce qu’elle avait mangé, mais qui se croyait musicienne, parce qu’elle exhibait ses cuisses, chaque soir, dans une Revue des Variétés, — Christophe fit grise mine. La deuxième fois, il déclara tout net à Sylvain Kohn qu’il ne jouerait plus chez lui. Sylvain Kohn jura ses grands dieux qu’il n’inviterait plus personne. Mais il continua en cachette, installant ses invités dans une pièce voisine. Naturellement, Christophe finit par s’en apercevoir ; il s’en alla, furieux, et, cette fois, ne revint plus.

Toutefois, il devait ménager Kohn, qui le présentait dans des familles cosmopolites, et lui trouvait des leçons.