La Foire sur la place/I/1

Paul Ollendorff (Tome 1p. 1-9).
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Première Partie — 1


Le désordre dans l’ordre. Des employés de chemin de fer débraillés et familiers. Des voyageurs qui protestaient contre le règlement, tout en s’y soumettant. — Christophe était en France.

Après avoir satisfait aux curiosités de la douane, il reprit le train pour Paris. La nuit couvrait les champs, trempés de pluie. Les lumières brutales des gares faisaient ressortir plus durement la tristesse de l’interminable plaine ensevelie dans l’ombre. Les trains que l’on croisait, de plus en plus nombreux, déchiraient l’air de leurs sifflets, qui secouaient la torpeur des voyageurs assoupis. On approchait de Paris.

Une heure avant l’arrivée, Christophe était prêt à descendre : il avait enfoncé son chapeau sur sa tête ; il s’était boutonné jusqu’au cou, par crainte des voleurs, dont on lui avait dit que Paris était rempli ; il s’était levé et rassis vingt fois ; il avait vingt fois déplacé sa valise, du filet à la banquette, et de la banquette au filet, pour l’agacement de ses voisins, qu’avec sa maladresse ordinaire il heurtait, à chaque fois.

Au moment d’entrer en gare, le train s’arrêta brusquement en pleine nuit. Christophe s’écrasait la figure contre les vitres, et tâchait vainement de voir. Il se retournait vers ses compagnons de voyage, quêtant un regard qui lui permît d’engager la conversation, de demander où l’on était. Mais ils sommeillaient, ou ils faisaient semblant, l’air renfrognés et ennuyés ; aucun ne faisait un mouvement pour s’expliquer l’arrêt. Christophe était surpris de cette inertie : ces êtres rogues et engourdis ressemblaient si peu aux Français qu’il imaginait ! Il finit par s’asseoir, découragé, sur sa valise, culbutant à chaque cahot du train, et il s’assoupissait à son tour, quand il fut réveillé par le bruit des portières qu’on ouvrait… Paris !… Ses voisins descendaient déjà.

Bousculant et bousculé, il se dirigea vers la sortie, repoussant les facteurs qui s’offraient à porter son bagage. Soupçonneux comme un paysan, il pensait que chacun voulait le voler. Il avait chargé sur son épaule sa précieuse valise, et il allait son chemin, sans se soucier des apostrophes des gens, au milieu desquels il se frayait un passage. Enfin il se trouva sur le pavé gluant de Paris.

Il était trop préoccupé de sa charge, du gîte qu’il allait choisir, et de l’embarras de voitures où il se trouvait pris, pour penser à rien regarder. La première chose était de se mettre en quête d’une chambre. Ce n’étaient pas les hôtels qui manquaient : ils bloquaient la gare, de tous côtés ; leurs noms flamboyaient en lettres de gaz. Christophe chercha le moins brillant : aucun ne lui semblait assez humble pour sa bourse. Enfin, dans une rue latérale, il vit une sale auberge, avec une gargote au rez-de-chaussée. Elle s’intitulait Hôtel de la Civilisation. Un gros homme, en bras de chemise, fumait la pipe, à une table ; il accourut, en voyant entrer Christophe. Il ne comprit rien à son jargon ; mais il jugea du premier coup d’œil l’Allemand gauche et enfantin, qui refusait de laisser prendre son paquet et s’évertuait à lui faire un discours, en une langue invraisemblable. Il le conduisit par un escalier mal odorant à une pièce sans air, qui donnait sur une cour intérieure. Il ne manqua pas de vanter la tranquillité d’un lieu, où ne parvenait aucun des bruits du dehors ; et il lui en demanda un bon prix. Christophe, comprenant mal, ignorant les conditions de la vie à Paris, l’épaule cassée par sa charge, accepta tout : il avait hâte d’être seul. Mais à peine fut-il seul que la saleté des choses le saisit ; et pour ne pas s’abandonner à la tristesse qui montait en lui, il se hâta de ressortir, après s’être trempé la tête dans l’eau poussiéreuse, qui était grasse au toucher. Il s’efforçait de ne pas voir et de ne pas sentir, pour échapper au dégoût.

Il descendit dans la rue. Le brouillard d’octobre était épais et piquant ; il avait cette odeur fade de Paris, où se mêlent les exhalaisons des usines de la banlieue et la lourde haleine de la ville. On ne voyait pas à dix pas. La lueur des becs de gaz tremblait comme une bougie qui va s’éteindre. Dans les demi-ténèbres, une cohue de gens roulait en flots contraires. Les voitures se croisaient, se heurtaient, obstruant le passage, refoulant la circulation comme une digue. Les chevaux glissaient sur la boue glacée. Les injures des cochers, les trompes et les cloches des tramways faisaient un vacarme assourdissant. Ce bruit, ce grouillement, cette odeur saisirent Christophe à la tête et au cœur. Il s’arrêta un instant, fut aussitôt poussé par ceux qui marchaient derrière lui, et emporté par le courant. Il descendit le boulevard de Strasbourg, ne voyant rien, se jetant gauchement contre les passants. Il n’avait pas mangé depuis le matin. Les cafés qu’il rencontrait à chaque pas l’intimidaient et le dégoûtaient, à cause de la foule qui y était entassée. Il s’adressa à un sergent de ville. Mais il était si lent à trouver ses mots que l’autre ne se donna même pas la peine de l’écouter jusqu’au bout, et lui tourna le dos, au milieu de la phrase, en haussant les épaules. Il continua machinalement à marcher. Des gens étaient arrêtés devant une boutique. Il s’arrêta machinalement comme eux. C’était un magasin de photographies et de cartes postales : elles représentaient des filles en chemise, ou sans chemise ; des journaux illustrés étalaient des plaisanteries obscènes. Des enfants, de jeunes femmes regardaient tranquillement. Une fille maigre aux cheveux rouges, voyant Christophe absorbé dans sa contemplation, lui fit des offres. Il la regarda sans comprendre. Elle lui prit le bras avec un sourire stupide. Il secoua son étreinte, et s’éloigna, rougissant de colère. Les cafés-concerts se succédaient ; à la porte, des affiches de cabotins grotesques paradaient. La foule était toujours plus dense ; Christophe était frappé du nombre de figures vicieuses, de louches rôdeurs, de gueux avilis, de filles plâtrées aux odeurs écœurantes. Il se sentait glacé. La fatigue, la faiblesse, et l’horrible dégoût qui l’étreignait de plus en plus lui donnaient le vertige. Il serra les dents et marcha plus vite. Le brouillard augmentait, à mesure qu’il approchait de la Seine. La cohue des voitures devint inextricable. Un cheval glissa et tomba sur le flanc ; le cocher le roua de coups pour le faire relever ; la malheureuse bête, étranglée par ses sangles, s’agitait, et retombait lamentablement, immobile, comme morte. Ce spectacle banal fut pour Christophe la goutte d’eau qui fait déborder l’âme. Les convulsions de cet être misérable au milieu des regards indifférents lui firent sentir avec une telle angoisse son propre néant parmi ces milliers d’êtres, — la répulsion, que depuis une heure il s’efforçait d’étouffer pour ce bétail humain, pour cette atmosphère souillée, pour ce monde moral ennemi, fit irruption avec une telle violence, qu’il suffoqua. Il eut une crise de sanglots. Les passants regardaient, étonnés, ce grand garçon à la figure convulsée de douleur. Il marchait à grands pas, les larmes ruisselant le long de ses joues, sans chercher à les essuyer. On s’arrêtait pour le suivre des yeux, un instant ; et, s’il eût été capable de lire dans l’âme de cette foule, qui lui semblait hostile, peut-être aurait-il pu voir chez quelques-uns, — mêlée sans doute à un peu d’ironie parisienne pour le ridicule qu’il y a dans toute douleur naïve qui s’étale, — une compassion fraternelle. Mais il ne voyait plus rien : ses pleurs l’aveuglaient.

Il se trouva sur une place, près d’une grande fontaine. Il y baigna ses mains, il y plongea sa figure. Un petit marchand de journaux le regardait faire curieusement, avec des réflexions gouailleuses, mais sans méchanceté ; et il lui ramassa son chapeau, que Christophe avait laissé tomber. Le froid glacial de l’eau ranima Christophe. Il se ressaisit. Il revint sur ses pas, évitant de regarder ; il ne pensait même plus à manger : il lui eût été impossible de parler à qui que ce fût ; un rien eût suffi pour rouvrir la source des larmes. Il était épuisé. Il se trompa de chemin, erra au hasard, se retrouva devant sa maison, au moment où il se croyait définitivement perdu : — il avait oublié jusqu’au nom de la rue où il habitait.

Il rentra dans son infâme logis. À jeun, les yeux brûlants, le cœur et le corps courbaturés, il s’affaissa sur une chaise, dans un coin de sa chambre ; il y resta deux heures, incapable de bouger. Enfin il s’arracha à cette apathie, et il se coucha. Il tomba dans une torpeur fiévreuse, d’où il s’éveillait, à chaque minute, avec l’illusion d’avoir dormi des heures. La chambre était étouffante ; il brûlait des pieds à la tête ; il avait une soif horrible ; il était en proie à des cauchemars stupides, qui continuaient de s’accrocher à lui, même quand il avait les yeux ouverts ; des angoisses aiguës le pénétraient, comme des coups de couteau. Au milieu de la nuit, il s’éveilla, pris d’un désespoir si atroce qu’il en aurait hurlé ; il s’enfonça les draps dans la bouche, pour qu’on ne l’entendît pas : il se sentait devenir fou. Il s’assit sur son lit, et il alluma. Il était trempé de sueur. Il se leva, il ouvrit sa valise, pour y chercher un mouchoir. Il mit la main sur une vieille Bible, que sa mère avait cachée au milieu de son linge. Christophe n’avait jamais beaucoup lu ce livre ; mais ce lui fut un bien inexprimable de le trouver, en cet instant. Cette Bible avait appartenu au grand-père, et au père du grand-père. Les chefs de la famille y avaient inscrit, sur une feuille blanche à la fin, leurs noms et les dates importantes de leur vie : naissances, mariages, morts. Le grand-père avait marqué au crayon, de sa grosse écriture, les dates des jours où il avait lu et relu chaque chapitre ; le livre était rempli de bouts de papier jauni, où le vieux avait noté ses naïves réflexions. Cette Bible était placée sur une planche, au-dessus de son lit ; il la prenait souvent, pendant ses longues insomnies, conversant avec elle, plutôt qu’il ne la lisait. Elle lui avait tenu compagnie jusqu’à l’heure de la mort, comme elle avait tenu déjà compagnie à son père. Un siècle des deuils et des joies de la famille se dégageait de ce livre. Christophe se sentit moins seul avec lui.

Il l’ouvrit aux plus sombres pages :


La vie de l’homme sur la terre est une guerre continuelle, et ses Jours sont comme les Jours d’un mercenaire…

Si je me couche, je dis : Quand me lèverai-je ? Et, étant levé, j’attends le soir avec impatience, et je suis rempli de douleur jusqu’à la nuit…

Quand je dis : Mon lit me consolera, le repos assoupira ma plainte, — alors tu m’épouvantes par des songes, et tu me troubles par des visions…

Jusqu’à quand ne m’épargneras-tu point ? Ne me donneras-tu point quelque relâche, pour que je puisse respirer ? — Ai-je péché ? Que t’ai-je fait, ô gardien des hommes ?…

Tout revient au même : Dieu afflige le juste aussi bien que le méchant…

Qu’il me tue ! Je ne laisserai pas d’espérer en lui…


Les cœurs vulgaires ne peuvent comprendre le bienfait, pour un malheureux, de cette tristesse sans bornes. Toute grandeur est bonne, et le comble de la douleur atteint à la délivrance. Ce qui abat, ce qui accable, ce qui détruit irrémédiablement l’âme, c’est la médiocrité de la douleur et de la joie, la souffrance égoïste et mesquine, sans force pour se détacher du plaisir perdu, et prête secrètement à tous les avilissements pour un plaisir nouveau. Christophe était ranimé par l’âpre souffle, qui montait du vieux livre : le souffle du Sinaï, des vastes solitudes et de la mer puissante, balayait les miasmes. La fièvre de Christophe tomba. Il se recoucha, plus calme, et il dormit d’un trait jusqu’au lendemain. Quand il rouvrit les yeux, le jour était venu. Il vit plus nettement encore l’ignominie de sa chambre ; il sentit sa misère et son isolement ; mais il les regarda en face. Le découragement était parti ; il ne lui restait plus qu’une virile mélancolie. Il redit la parole de Job :


Quand Dieu me tuerait, je ne laisserais pas d’espérer en lui…


Il se leva, et commença la lutte, avec tranquillité.