La Foire sur la place/I/4

Paul Ollendorff (Tome 1p. 27-31).
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Première Partie — 4


Le lendemain, dès huit heures, il commença d’attendre la réponse promise. Il ne doutait pas de l’exactitude de Kohn. Il ne bougea point de chez lui, se disant que Kohn passerait peut-être à l’hôtel, avant de se rendre au bureau. Pour ne pas s’éloigner, vers midi, il se fit monter son déjeuner de la gargote d’en bas. Puis, il attendit de nouveau, sûr que Kohn viendrait, au sortir du restaurant. Il marchait dans sa chambre, s’asseyait, se remettait à marcher, ouvrant sa porte, quand il entendait monter des pas dans l’escalier. Il n’avait aucun désir de se promener dans Paris, pour tromper son attente. Il se mit sur son lit. Sa pensée revenait constamment vers la vieille maman, qui pensait aussi à lui, en ce moment, — qui seule pensait à lui. Il se sentait pour elle une tendresse infinie et un remords de l’avoir quittée. Mais il ne lui écrivit pas. Il attendit de pouvoir lui apprendre quelle situation il avait trouvée. Malgré leur profond amour, il ne leur serait pas venu à l’idée, ni à l’un ni à l’autre, de s’écrire pour se dire simplement qu’ils s’aimaient : une lettre était faite pour dire des choses précises. — Couché sur le lit, les mains jointes sous sa tête, il rêvassait. Bien que sa chambre fût éloignée de la rue, le grondement de Paris remplissait le silence ; la maison trépidait. — La nuit vint de nouveau, sans avoir apporté de lettre.

Une journée recommença, semblable à la précédente.

Le troisième jour, Christophe, que cette réclusion volontaire commençait à rendre enragé, se décida à sortir. Mais Paris lui causait, depuis le premier soir, une répulsion instinctive. Il n’avait envie de rien voir : nulle curiosité ; il était trop préoccupé de sa vie pour prendre plaisir à regarder celle des autres ; et les souvenirs de la vie passée, les monuments d’une ville, l’avaient toujours laissé indifférent. Aussi, à peine dehors, il s’ennuya tellement que, quoiqu’il eût décidé de ne pas retourner chez Kohn avant huit jours, il y alla, tout d’une traite.

Le garçon, qui avait le mot d’ordre, dit que M. Hamilton était parti de Paris pour affaires. Ce fut un coup pour Christophe. Il demanda en bégayant quand M. Hamilton devait revenir. L’employé répondit, au hasard :

— Dans une dizaine de jours.

Christophe s’en retourna, consterné, et se terra chez lui, pendant les jours suivants. Il lui était impossible de se remettre au travail. Il s’aperçut avec terreur que ses petites économies, — le peu d’argent que sa mère lui avait envoyé, soigneusement serré dans un mouchoir, au fond de sa valise, — diminuaient rapidement. Il se soumit à un régime sévère. Il descendait seulement, vers le soir, pour dîner, dans le cabaret d’en bas, où il avait été rapidement connu des clients, sous le nom du « Prussien », ou de « Choucroute ». — Il écrivit, au prix de pénibles efforts, deux ou trois lettres à des musiciens français, dont le nom lui était vaguement connu. Un d’eux était mort depuis dix ans. Il leur demandait de vouloir bien lui donner audience. L’orthographe était extravagante, et le style agrémenté de ces longues inversions et de ces formules cérémonieuses, qui sont habituelles en allemand. Il adressait l’épître : « Au Palais de l’Académie de France. » — Le seul qui la lut en fit des gorges chaudes avec ses amis.

Après une semaine, Christophe retourna à la librairie. Le hasard le servit, cette fois. Sur le seuil, il croisa Sylvain Kohn, qui sortait. Kohn fit la grimace, en se voyant pincé ; mais Christophe était si heureux qu’il ne s’en aperçut pas. Il lui avait ressaisi les mains, suivant son habitude agaçante, et il demandait, tout joyeux :

— Vous étiez en voyage ? Vous avez fait bon voyage ?

Kohn acquiesçait, mais ne se déridait pas. Christophe continua :

— Je suis venu, vous savez… On vous a dit, n’est-ce pas ?… Eh bien, quoi de nouveau ? Vous avez parlé de moi ? Qu’est-ce qu’on a répondu ?

Kohn se renfrognait de plus en plus. Christophe était surpris de ses manières guindées : ce n’était plus le même homme.

— J’ai parlé de vous, dit Kohn ; mais je ne sais rien encore ; je n’ai pas eu le temps. J’ai été très pris, depuis que je vous ai vu. Des affaires par-dessus la tête. Je ne sais comment j’en viendrai à bout. C’est écrasant. Je finirai par tomber malade.

— Est-ce que vous ne vous sentez pas bien ? demanda Christophe, d’un ton de sollicitude inquiète.

Kohn lui jeta un coup d’œil narquois, et répondit :

— Pas bien du tout. Je ne sais ce que j’ai, depuis quelques jours. Je me sens très souffrant.

— Ah ! mon Dieu ! fit Christophe, en lui prenant le bras. Soignez-vous bien, surtout ! Il faut vous reposer. Comme je suis fâché de vous avoir donné encore cette peine de plus ! Il fallait me le dire. Qu’est-ce que vous sentez, au juste ?

Il prenait si au sérieux les mauvaises raisons de l’autre que Kohn, gagné par une douce hilarité qu’il cachait de son mieux, fut désarmé par cette candeur comique. L’ironie est un plaisir si cher aux Juifs — (et nombre de chrétiens à Paris sont Juifs sur ce point) — qu’ils ont des indulgences spéciales pour les fâcheux et pour les ennemis même, qui leur offrent une occasion de l’exercer à leurs dépens. D’ailleurs, Kohn ne laissait pas d’être touché par l’intérêt que Christophe prenait à sa personne. Il se sentit disposé à lui rendre service.

— Il me vient une idée, dit-il. En attendant les leçons, feriez-vous des travaux d’édition musicale ?

Christophe accepta avec empressement.

— J’ai votre affaire, dit Kohn. Je connais intimement un des chefs d’une grande maison d’éditions musicales, Daniel Hecht. Je vais vous présenter ; vous verrez ce qu’il y aura à faire. Moi, vous savez, je n’y connais rien. Mais lui est un vrai musicien. Vous n’aurez pas de peine à vous entendre.

Ils prirent rendez-vous pour le jour suivant. Kohn n’était pas fâché de se débarrasser de Christophe, tout en l’obligeant.