La Foire sur la place/I/18

Paul Ollendorff (Tome 1p. 120-124).
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Première Partie — 18


Il y avait des poètes en France. Il y avait même de grands poètes. Mais le théâtre n’était pas pour eux. Il était pour les rimeurs. Le théâtre est à la poésie ce qu’est l’opéra à la musique. Comme disait Berlioz : Sicut amori lupanar.

Christophe vit des princesses courtisanes par vertu, qui mettaient leur honneur à se prostituer, et que l’on comparait au Christ, gravissant le calvaire ; — des amis qui trompaient leur ami, par dévouement pour lui ; — des ménages à trois magnifiés ; — des cocus héroïques : (le type était devenu, comme la sainte prostituée, un article européen ; l’exemple du roi Marke leur avait tourné la tête : comme le cerf de saint Hubert, ils ne se présentaient plus qu’avec une auréole). — Christophe vit aussi des filles galantes, qui étaient partagées entre la passion et le devoir ; la passion était de suivre un nouvel amant ; le devoir était de rester avec l’ancien, un vieux qui leur donnait de l’argent, et que d’ailleurs elles trompaient. À la fin, héroïquement, elles choisissaient le devoir. — Christophe trouvait que ce devoir ne différait pas beaucoup du sordide intérêt ; mais le public était content. Le mot de Devoir lui suffisait ; il ne tenait pas à la chose : le pavillon couvrait la marchandise.

Le comble de l’art et ce qui plaisait le plus était quand pouvaient s’accorder, de la façon la plus paradoxale, l’immoralité sexuelle avec l’héroïsme cornélien. Ainsi, tout était satisfait chez ce public parisien : son esprit, ses sens, et sa rhétorique. — D’ailleurs, il fallait lui rendre justice : il était encore plus bavard que paillard. L’éloquence faisait ses délices. Il se fût fait fouetter pour un beau discours. Vertu ou vice, héroïsme abracadabrant ou bassesse crapuleuse, il n’était pas de pilule qu’on ne lui fît avaler, dorée de rimes sonores et de mots redondants. Tout était matière à couplets, à antithèses, à arguments : l’amour, la souffrance, la mort. Et quand ils avaient fait cela, ils croyaient avoir senti et représenté l’amour, la souffrance, la mort. Tout était phrases. Tout était jeu. Quand Hugo faisait entendre son tonnerre, vite, (comme disait un de ses apôtres,) il y mettait une sourdine, pour ne pas effrayer même un petit enfant. — (L’apôtre était persuadé qu’il faisait un compliment.) — Jamais on ne sentait dans leur art une force de la nature. Ils mondanisaient tout. Comme en musique, — bien plus encore qu’en musique, qui était un art plus jeune en France, et relativement plus naïf, — ils avaient la terreur du « déjà dit ». Les mieux doués s’appliquaient froidement à prendre le contrepied. Le procédé était d’une simplicité enfantine : on faisait choix d’une belle légende, ou d’un conte d’enfant, et on leur faisait dire juste le contraire de ce qu’ils voulaient dire. On avait ainsi Barbe-Bleue battu par ses femmes, ou Polyphème, qui se crève l’œil, par bonté, afin de se sacrifier au bonheur d’Acis et de Galatée. En tout cela, rien de sérieux, que la forme. Encore semblait-il à Christophe (quoiqu’il en fût mauvais juge) que ces maîtres de la forme étaient plutôt de petits-maîtres et des maîtres pasticheurs que de grands écrivains, créateurs de leur style, et peignant largement.

Ils jouaient aux artistes. Ils jouaient aux poètes. Nulle part, le mensonge poétique ne s’étalait avec plus d’insolence que dans le drame héroïque. Ils se faisaient du héros une conception burlesque :

L’important, c’est d’avoir une âme magnifique,
Un œil d’aigle, un front large et haut comme un portique
Un air puissant et grave, émouvant, radieux,
Un cœur plein de frissons, du rêve plein les yeux

De tels vers étaient pris au sérieux. Sous l’affublement de ces grands mots, de ces panaches, de ces parades de théâtre avec des épées de fer-blanc et des casques en carton, on retrouvait toujours l’incurable futilité d’un Sardou, l’intrépide vaudevilliste, qui joue à Guignol avec l’histoire. À quoi pouvait répondre, dans la réalité, l’héroïsme d’un Cyrano ? Ces gens-là remuaient le ciel et la terre, ils faisaient sortir de leurs tombeaux l’Empereur et ses légions, les bandes de la Ligue, les condottieri de la Renaissance, tous les cyclones humains, qui dévastèrent l’univers : — et c’était pour montrer quelque fantoche, impassible dans les massacres, entouré d’armées de reîtres et de sérails de captives, qui se consumait d’un amour de petit bêta romanesque pour une femme qu’il avait vue, dix ou quinze ans avant, — ou le roi Henri IV, qui allait se faire assassiner, parce que sa maîtresse ne l’aimait pas.

C’est ainsi que ces bonnes gens jouaient les rois et les condottieri en chambre, et qu’ils représentaient la passion héroïque. Dignes rejetons de ces illustres benêts du temps du Grand Cyrus, ces Gascons de l’idéal, — Scudéry, La Calprenède, — éternelle engeance, chantres du faux héroïsme, de l’héroïsme impossible, qui est l’ennemi du vrai. — Christophe remarquait avec étonnement que les Français, que l’on disait si fins, n’avaient pas le sens du ridicule.

Bien heureux, quand ce n’était pas la religion qui était à la mode ! Alors, pendant le carême, des comédiens lisaient à la Gaîté les sermons de Bossuet, avec accompagnement d’orgue. Des auteurs israélites écrivaient pour des actrices israélites des tragédies sur sainte Thérèse. On jouait Chemin de Croix à la Bodinière, l’Enfant Jésus à l’Ambigu, la Passion à la Porte-Saint-Martin, Jésus à l’Odéon, des Suites d’orchestre sur le Christ, au Jardin d’Acclimatation. Quelque brillant causeur, — un poète de l’amour voluptueux, — faisait au Châtelet une conférence sur la Rédemption. Naturellement, de tout l’Évangile, ce que ces gens du monde avaient le mieux retenu, c’était Pilate et la Madeleine : — « Qu’est-ce que la Vérité ? », et la sainte vierge folle. — Et leurs Christs boulevardiers étaient d’épouvantables bavards, au courant des dernières ficelles de la casuistique mondaine.

Christophe dit :

— Cela, c’est le pire de tout. C’est le mensonge incarné. J’étouffe. Sortons d’ici.