Paul Ollendorff (Tome 1p. 103-111).
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Première Partie — 15


Ce fut par les journaux quotidiens que Christophe fit d’abord connaissance, — comme des millions de gens en France, — avec la littérature française de son temps. Comme il était désireux de se mettre le plus vite possible au diapason de la pensée parisienne, en même temps que de se perfectionner dans la langue, il s’imposa de lire avec beaucoup de conscience les feuilles qu’on lui disait le plus parisiennes. Le premier jour, il lut parmi des faits-divers horrifiants, dont le récit et les instantanés remplissaient plusieurs pages, une nouvelle sur un père qui couchait avec sa fille, âgée de quinze ans : la chose était présentée comme toute naturelle, et même assez touchante. Le second jour, il lut dans le même journal une nouvelle sur un père et son fils, âgé de douze ans, qui couchaient avec la même fille. Le troisième jour, il lut une nouvelle sur un frère, qui couchait avec sa sœur. Le quatrième, sur deux sœurs qui couchaient ensemble. Le cinquième… Le cinquième, il jeta le journal, avec un haut-le-cœur, et dit à Sylvain Kohn :

— Ah ! ça, qu’est-ce que vous avez ? Vous êtes malades ?

Sylvain Kohn se mit à rire, et dit :

— C’est de l’art.

Christophe haussa les épaules :

— Vous vous moquez de moi.

Kohn rit de plus belle :

— En aucune façon. Voyez plutôt.

Il montra à Christophe une enquête récente sur l’Art et la Morale, d’où il résultait que « l’Amour sanctifiait tout », que « la Sensualité était le ferment de l’Art », que « l’Art ne pouvait être immoral », que « la morale était une convention d’une éducation jésuitique », et que seule comptait « l’énormité du Désir ». — Une suite de certificats littéraires attestaient dans les journaux la pureté artistique d’un roman qui peignait les mœurs des souteneurs. Certains des répondants étaient des plus grands noms de la littérature contemporaine, ou d’austères critiques. Un poète des familles, bourgeois et catholique, couvrait de sa bénédiction d’artiste une peinture très soignée des mauvaises mœurs grecques. Des réclames lyriques exaltaient des romans, où s’étalait laborieusement la Débauche à travers les âges : Rome, Alexandrie, Byzance, la Renaissance italienne et française, le Grand Siècle… c’était un cours complet. Un autre cycle d’études embrassait les divers pays du globe : des écrivains consciencieux s’étaient consacrés, avec une patience de bénédictins, à l’étude des mauvais lieux des cinq parties du monde. On ne s’étonnait point de trouver, parmi ces géographes et ces historiens du plaisir, des poètes distingués et de parfaits écrivains. On ne les distinguait des autres qu’à leur érudition. Ils disaient en termes impeccables des polissonneries archaïques.

Le plus consternant, c’était de voir de braves gens et de vrais artistes, des hommes qui jouissaient dans les lettres françaises d’une juste notoriété, s’évertuer à ce métier pour lequel ils n’étaient point doués. Certains s’épuisaient à écrire, comme les autres, des ordures que les journaux du matin débitaient par tranches. Ils pondaient cela régulièrement, à dates fixes, une ou deux fois par semaine ; et cela durait depuis des années. Ils pondaient, pondaient toujours, n’ayant plus rien à dire, se torturant le cerveau pour en faire sortir quelque chose de nouveau, de plus saugrenu, de plus incongru : car le public, gorgé, se lassait de tous les plats, et trouvait bientôt fades les imaginations de plaisirs les plus dévergondées : il fallait faire la surenchère, l’éternelle surenchère, — surenchère sur les autres, surenchère sur soi-même ; — et ils pondaient leur sang, ils pondaient leurs entrailles : c’était un spectacle lamentable et grotesque.

Christophe, qui ne connaissait pas tous les dessous de ce triste métier, et qui, s’il les eût connus, n’en eût pas été plus indulgent : car rien au monde n’excusait à ses yeux un artiste de vendre l’art pour trente deniers…

— (Même pas d’assurer le bien-être de ceux qu’il aime ?

— Même pas.

— Ce n’est pas humain.

— Il ne s’agit pas d’être humain, il s’agit d’être un homme… Humain !… Dieu bénisse votre humanitarisme au foie blanc, où il n’y a plus une goutte de sang !… On n’aime pas vingt choses à la fois, on ne sert pas plusieurs dieux !…)

… Christophe, qui, dans sa vie de travail, n’était guère sorti de l’horizon de sa petite ville allemande, ne pouvait se douter que cette dépravation artistique, qui s’étalait si crûment à Paris, était commune à presque toutes les grandes villes ; et les préjugés héréditaires de la chaste Allemagne contre l’immoralité latine se réveillaient en lui. Pourtant Sylvain Kohn aurait eu beau jeu à lui opposer ce qui se passait sur les bords de la Sprée, et l’effroyable pourriture d’une élite de l’Allemagne impériale, dont la brutalité rendait l’ignominie plus repoussante encore. Mais Sylvain Kohn ne pensait pas à en tirer avantage ; il n’en était pas plus choqué que des mœurs parisiennes. Il pensait ironiquement : « Chaque peuple a ses usages », et il trouvait si naturels ceux du monde où il vivait que Christophe pouvait croire que c’était la nature même de la race. Aussi ne se faisait-il pas faute, comme ses compatriotes, de voir dans l’ulcère qui dévore les aristocraties intellectuelles de l’Europe le vice propre de l’art français, la banqueroute des races latines.

Ce premier contact de Christophe avec la littérature française lui fut pénible, et il lui fallut du temps pour l’oublier, par la suite. Il ne manquait pourtant pas d’œuvres qui n’étaient pas uniquement occupées de ce que l’un de ces écrivains appelait noblement « le goût des divertissements fondamentaux ». Mais des plus belles et des meilleures d’entre elles, rien ne lui arrivait. Elles n’étaient pas de celles qui cherchent les suffrages d’un Sylvain Kohn et de ses amis ; elles ne s’inquiétaient pas d’eux, et ils ne s’inquiétaient pas d’elles : ils s’ignoraient mutuellement. Jamais Sylvain Kohn n’en eût parlé à Christophe. De bonne foi, il était convaincu que ses amis et lui incarnaient l’art français, et qu’en dehors de ceux que leur opinion et la presse des boulevards avaient sacrés grands hommes, il n’y avait pas de talent, il n’y avait pas d’art, il n’y avait pas de France. Des poètes qui étaient l’honneur des lettres françaises d’aujourd’hui, la couronne de la France, Christophe ne connut rien. Des romanciers, seuls lui parvinrent, émergeant au-dessus de la marée des médiocres, quelques livres de Barrès et d’Anatole France. Mais il était encore trop peu familiarisé avec la langue pour pouvoir pleinement goûter l’universel dilettantisme et l’ironie érudite de l’un, l’art inégal, mais supérieur parfois de l’autre. Il resta quelque temps à regarder curieusement les petits orangers en caisse, qui poussaient dans la serre chaude d’Anatole France, et les fleurs grêles et parfaites, qui montaient sur le cimetière d’âme de Barrès. Il s’arrêta quelques instants aussi devant le génie, un peu sublime, un peu niais, de Maeterlinck : il s’en dégageait un mysticisme mondain, monotone, engourdissant comme une douleur vague. — Il se secoua, tomba dans le torrent de force épaisse, le romantisme boueux de Zola, qu’il connaissait déjà, et n’en sortit que pour se noyer tout à fait dans une inondation de littérature.

De ces plaines submergées s’exhalait un odor di femina. La littérature d’alors pullulait d’hommes femelles et de femmes. — Il est bien que les femmes écrivent, si elles ont la sincérité de peindre ce qu’aucun homme n’a jamais su voir tout à fait : le fond de l’âme féminine. Mais un petit nombre, seules, l’osaient faire ; la plupart des autres n’écrivaient que pour attirer l’homme : elles étaient aussi mensongères dans leurs livres que dans leurs salons ; elles s’embellissaient fadement, et flirtaient avec le lecteur. Depuis qu’elles n’étaient plus bigotes et n’avaient plus de confesseur à qui raconter leurs petites malpropretés, elles les racontaient au public. C’était une pluie de romans, presque toujours scabreux, toujours maniérés, écrits dans une langue qui avait l’air de zézayer, une langue qui sentait les fleurs, les bons parfums, — trop de bons parfums, — et aussi de médiocres, — et l’éternelle, l’obsédante odeur fade, chaude et sucrée. Elle était partout dans cette littérature. Christophe pensait, comme Goethe : « Que les femmes fassent autant qu’elles veulent des poésies et des écrits ; mais que les hommes n’écrivent pas comme des femmes ! Voilà ce qui ne me plaît pas. » Il ne pouvait voir sans dégoût ces minauderies, cette coquetterie louche, cette sensiblerie qui se dépensait de préférence au profit des êtres les moins dignes d’intérêt, ce style pétri d’idéologies, de mignardise et de sensualité, ce mélange de raffinement et de brutalité, ces charretiers psychologues.

Mais Christophe se rendait compte qu’il ne pouvait bien juger. Il était assourdi par le bruit de la foire aux paroles. Impossible d’entendre les jolis airs de flûte, qui se perdaient au milieu. Car, même parmi ces œuvres de plaisir, il n’en manquait pas au fond desquelles souriait le ciel limpide et la ligne harmonieuse des collines de l’Attique, — tant de talent, tant de grâce, une douceur de vivre, un charme du style, une pensée pareille aux belles voluptueuses ou aux langoureux adolescents de Pérugin et du jeune Raphaël, qui sourient à leur rêve amoureux, les yeux à demi fermés. Christophe n’en voyait rien. Rien ne pouvait lui révéler les tendances dominantes, les courants de l’esprit public. Un Français aurait eu lui-même grand’peine à s’y reconnaître. Et la seule constatation qu’il lui était permis de faire, pour le moment, c’était de ce débordement d’écriture, qui avait l’air d’une calamité publique. Il semblait que tout le monde écrivît : hommes, femmes, enfants, officiers, comédiens, gens du monde, forçats. C’était une épidémie.

Christophe y renonça, pour l’instant. Il sentait qu’un guide, comme Sylvain Kohn, ne pourrait que l’égarer tout à fait. L’expérience qu’il avait faite en Allemagne d’un cénacle littéraire le mettait justement en défiance contre le milieu où il se trouvait ; il était sceptique à l’égard des livres et des revues : on ne savait jamais s’ils ne représentaient pas simplement l’opinion d’une centaine de désœuvrés, ou même, en certains cas, si l’auteur n’était pas tout le public à lui tout seul. Le théâtre donnait une idée plus exacte de la société. Il tenait à Paris, dans la vie quotidienne, une place exorbitante. C’était une cuisine énorme, un restaurant pantagruélique, qui ne suffisait pas à assouvir l’appétit de ces deux millions d’hommes. Une trentaine de grands théâtres, sans parler des théâtres de quartier, des cafés-concerts, des spectacles divers, — une centaine de salles jouant, chaque soir, et, chaque soir, presque toutes pleines. Un peuple d’acteurs et d’employés. Des sommes colossales englouties dans ce gouffre. Les quatre théâtres subventionnés occupant à eux seuls près de trois mille personnes, et dépensant dix millions. Paris tout entier rempli de la gloire des cabotins. À chaque pas, d’innombrables photographies, dessins, caricatures, répétaient leurs grimaces et leurs modes, les gramophones leur nasillement, les journaux leurs jugements sur l’art et sur la politique. Ils avaient leur presse spéciale. Ils publiaient leurs Mémoires héroïques et familiers. Au milieu des autres Parisiens, de ces grands enfants flâneurs, qui passaient leur temps à se singer, ces singes parfaits tenaient le sceptre ; et les auteurs dramatiques étaient leurs premiers ministres. Christophe pria Sylvain Kohn de l’introduire dans le royaume des reflets et des ombres.