La Foire aux vanités/2/13

Traduction par Georges Guiffrey.
Hachette (2p. 153-164).


CHAPITRE XIII.

Entre l’Hampshire et Londres.


Pitt Crawley ne s’était pas borné, dans ses nouveaux domaines, à boucher les trous des murs et à restaurer la loge du portier. En homme de tête et de sens, il avait cherché à rétablir la popularité de son nom, si gravement compromise, et à relever la réputation des Crawley de l’abaissement où l’avait plongée la conduite honteuse du vieux réprouvé auquel il succédait. Peu après la mort de son père, sir Pitt fut nommé député par les électeurs de son bourg, et fit tous ses efforts pour remplir dignement le mandat qui lui était confié, en souscrivant toujours pour une forte somme dans toutes les œuvres de bienfaisance du comté. Il alla rendre de fréquentes visites aux gros bonnets de la localité et n’omit aucun moyen pour prendre dans l’Hampshire et dans le royaume le rang auquel il se croyait appelé par ses prodigieuses capacités. Lady Jane, d’après les instructions de son mari, se lia d’intimité avec les Fuddleston, les Wapshot et autres baronnets du voisinage. On pouvait maintenant voir leurs voitures se presser vers l’avenue du château, et tous étaient contents de s’asseoir à la table du château, dont la cuisine était trop bonne pour ne pas être un peu de la façon de lady Jane.

Pitt et sa femme allaient à leur tour dîner chez leurs voisins avec un courage qui surmontait et la distance et l’inclémence du ciel. Bien que sir Pitt ne fût point ce qu’on appelle un bon vivant, car il était d’un caractère froid et la faiblesse de son tempérament s’opposait à tout excès, il se regardait cependant comme obligé, par sa position, à être affable et accueillant pour tous ; et lorsqu’une migraine ou un mal de tête était pour lui la conséquence d’un dîner trop prolongé, il se posait alors en martyr de son devoir. Il parlait agriculture, lois sur les céréales et politique avec la petite noblesse du comté. En fait de braconnage, il professait maintenant une rigueur inflexible, lui qui jadis aurait pu sur ce point passer pour avoir les idées très-libérales. Ce n’était pas qu’il chassât ou qu’il aimât la chasse ; ses goûts calmes et paisibles le disposaient plutôt aux études et aux travaux de cabinet. Mais il pensait qu’il fallait travailler à l’amélioration de la race chevaline dans le comté, et pour cela veiller à la conservation des renards. Il était de plus enchanté de procurer à son ami sir Huddlestone-Fuddlestone l’occasion de faire une battue sur ses terres et de voir, comme par le passé, toutes les meutes des environs se réunir à Crawley-la-Reine.

Au grand déplaisir de lady Southdown, il manifestait chaque jour des tendances de plus en plus anglicanes, ne prêchant plus en public, et ne paraissant plus dans les réunions dissidentes, mais se rendant, comme tout le reste des fidèles, à l’église reconnue. Il faisait visite à l’évêque, fréquentait tout le clergé de Winchester, et il poussait même la condescendance jusqu’à faire la partie de whist du vénérable archidiacre Trumper. Quel supplice pour lady Southdown de le voir suivre une voie en si grande opposition avec le véritable esprit de Dieu ! Ce fut bien pis encore lorsque, au retour d’une cérémonie religieuse qui eut lieu à Winchester, le baronnet annonça à ses jeunes sœurs que, l’année suivante, il les conduirait aux bals du comté. Elles lui auraient volontiers sauté au cou pour l’embrasser. En cette circonstance, lady Jane se renferma dans son rôle de soumission. Combien elle s’applaudissait intérieurement de n’avoir qu’à obéir ! La vieille douairière écrivit sans retard au Cap à l’auteur de la Blanchisseuse de Finchley-Common, et lui fit la plus lamentable description des entraînements de sa fille cadette vers les pompes de Satan. Sa maison de Brighton se trouvant alors vacante, elle s’enfuit dans cette retraite au bord de la mer, sans que son départ laissât de bien grands regrets à ses enfants.

Nous sommes assez bien informés pour savoir aussi que Rebecca écrivit une lettre respectueuse à milady, où elle se rappelait humblement à son souvenir, et lui parlait de la vive impression que ses pieux entretiens avec elle, à sa précédente visite, avaient laissée dans son cœur ; elle s’étendait aussi très-longuement sur les marques d’intérêt que milady lui avait données lors de sa courte indisposition, et l’assurait que tout à Crawley-la-Reine lui rappelait son amie absente.

Les changements que l’on pouvait remarquer dans la conduite de sir Pitt, et qui profitaient si bien à sa popularité, étaient en grande partie le résultat des conseils de l’astucieuse petite femme de Curzon-Street.

« Non, sir Pitt, lui disait-elle pendant tout le temps qu’il fut chez elle à Londres, vous ne vous confinerez point dans le rôle de gentilhomme campagnard ; rappelez-vous bien ce que je vous dis, sir Pitt, c’est moi qui vous le dis, il vous faut quelque chose de plus élevé ; je vous parle comme une personne qui a mieux que vous le secret de votre ambition, qui sait apprécier vos talents. Vous chercheriez en vain à les mettre sous le boisseau, ils éclatent aux yeux de tous ceux qui vous approchent, comme ils ont éclaté aux miens. J’ai montré à lord Steyne votre brochure sur les céréales ; il la connaissait déjà à fond, et m’a dit que le conseil des ministres était unanime pour la regarder comme le travail le plus sérieux et le plus complet qui ait paru sur cette matière. Le ministre a les yeux sur vous, et je sais qu’il désire vous voir prendre une part active aux affaires ; votre place est marquée au parlement, vous passez pour l’homme le plus éloquent de l’Angleterre, on se souvient encore de vos discours à Oxford. Allez, allez à la chambre représenter les intérêts du comté, et vous y serez maître souverain avec le vote et le bourg dont vous disposez déjà. J’ai tout vu, j’ai pénétré les secrets de votre cœur, sir Pitt, et si mon mari avait votre intelligence, comme il a votre nom, je suis sûre que j’aurais encore su me rendre digne de lui ; mais, ajoutait-elle avec un sourire, je suis du moins votre belle-sœur, et à ce titre, malgré l’humilité de ma condition, je vous porte le plus tendre intérêt. Qui sait si la souris ne pourra pas un jour rendre service au lion ? »

Ces paroles laissaient Pitt Crawley dans l’admiration et l’enthousiasme.

« Voilà au moins, disait-il en lui-même, une femme qui vous comprend : ce n’est pas Jane qui aurait ouvert cette brochure sur les céréales. Elle qui n’a pas l’air de se douter de mon ambition et de mes talents. Ah ! ah ! on se rappelle mes discours à Oxford ; ah ! messieurs, parce que je dispose d’un bourg et que j’ai un siége au parlement, vous commencez à penser à moi. Ce lord Steyne, qui l’année dernière ne daignait pas m’honorer d’un coup d’œil à la cour, a fini par découvrir qu’il pouvait bien y avoir quelque chose dans Pitt Crawley ; mais cependant c’est le même homme, mes beaux messieurs, que vous négligiez naguère encore, l’occasion seule jusqu’ici avait manqué. Allez, allez, on vous montrera qu’on sait parler et agir aussi bien qu’on écrit. Achille ne se révéla qu’après qu’on lui eut présenté des armes ; ces armes qui m’avaient manqué jusqu’ici, je les tiens maintenant, et le monde aura bientôt des nouvelles de Pitt Crawley. »

On comprendra pourquoi notre diplomate, naguère si revêche, se montrait désormais si facile et si affable ; si assidu au service religieux et aux assemblées de bienfaisance, si empressé auprès des doyens et des chanoines, si disposé à donner et à accepter à dîner ; si poli à l’égard des fermiers les jours de marché ; si préoccupé des affaires du comté, pourquoi enfin aux fêtes de Noël le château offrit le spectacle d’une animation et d’une gaieté inusitées depuis longues années.

On profita de cette solennité pour réunir toute la famille : les Crawley du rectorat furent invités au château. Rebecca mit autant d’abandon et de franchise dans ses rapports avec mistress Bute que si le moindre nuage ne s’était jamais élevé entre ces deux femmes. Rebecca s’occupa de ses chères demoiselles avec le plus vif intérêt, et se montra tout émerveillée de leurs progrès en musique ; elle les pria avec instance de répéter un de leurs grands duos, et mistress Bute fut naturellement contrainte de montrer toute espèce d’égards à la petite aventurière, sauf à critiquer ensuite avec ses filles la déférence ridicule que Pitt témoignait à sa belle-sœur. Jim, placé à table à côté d’elle, déclara que c’était une véritable enchanteresse, et toute la famille du recteur tomba d’accord que le petit Rawdon était un charmant enfant. On respectait en lui l’héritier éventuel au titre de baronnet, car entre lui et ce titre il n’y avait qu’un enfant malingre et souffreteux, le petit Pitt Binkie.

Quant aux enfants ils furent bientôt les meilleurs amis du monde. Pitt Binkie était encore un trop petit roquet pour oser aller se frotter à un mâtin de la taille de Rawdon. Et Mathilde, à cause de son sexe, était l’objet des galanteries de son jeune cousin, à la veille d’avoir ses huit ans et de porter des vestes. Par les prérogatives de l’âge et de la taille, Rawdon obtint donc le commandement de la troupe des marmots, et ses deux jeunes compagnons lui témoignèrent, dans leurs jeux, toute espèce de condescendance. Ce temps passé à la campagne fut pour lui un véritable temps de fêtes et de plaisirs. Le parterre le charmait moins que la basse-cour ; aussi son plus grand bonheur était-il de visiter le colombier, le poulailler et l’écurie. Il se débattait toutes les fois que les demoiselles Crawley voulaient l’embrasser ; mais il se laissait faire plus volontiers par lady Jane. Il aimait à partir avec elle au moment où les dames laissaient les messieurs en tête-à-tête avec le bordeaux, et préférait même sa main à celle de sa mère. Rebecca, s’apercevant que la tendresse maternelle était de mode au château, appela un soir son fils sur ses genoux et l’embrassa devant toutes les autres dames.

Tout surpris de cette étrange démonstration, l’enfant se prit à trembler et à rougir en regardant sa mère, comme il lui arrivait lorsqu’il était fortement ému.

« Vous ne m’embrassez jamais comme ça, maman, lui dit-il, quand nous sommes chez nous. »

Cette remarque fut suivie d’un profond silence. Chacun semblait mal à son aise, et Becky lança à son fils un regard qui n’exprimait pas précisément la tendresse. Rawdon était fort reconnaissant à sa belle-sœur pour l’affection qu’elle témoignait à son fils. Quant à Lady Jane et à Becky, il n’y eut pas, cette fois, dans leurs rapports, cette amitié et ce laisser aller qu’on avait pu remarquer à la première visite de Rebecca, alors qu’elle s’efforçait de se concilier les bonnes grâces de tous. Les deux réflexions du petit Rawdon avaient jeté un peu de froid entre ces deux femmes ; peut-être aussi sir Pitt se montrait-il trop plein d’attentions pour Becky ?

Le petit Rawdon, du reste, comme il convenait à son âge et à sa taille, préférait la société des hommes à celle des femmes, et ne se lassait jamais d’accompagner son père à l’écurie, lorsque le colonel allait y fumer son cigare et que Jim se joignait à lui pour partager cette distraction. Rawdon était aussi très-intime avec le garde-chasse du baronnet ; leur goût commun pour les toutous fut le principe de cette touchante liaison. Un jour, M. James, le colonel et le garde-chasse étant allés tuer des faisans, emmenèrent avec eux le petit Rawdon. Une autre fois, ces quatre personnages se donnèrent le plaisir d’une chasse aux rats dans un grenier ; ce fut pour le petit Rawdon une distraction aussi neuve que divertissante. On boucha certaines issues dans la grange ; on introduisit les furets dans les autres, et, au milieu du plus grand silence, chacun attendit à son poste, le bâton levé et prêt à frapper. Le petit terrier de M. James, le célèbre Forceps, se tenait immobile et la patte en l’air, écoutant avec grande anxiété les petits cris poussés par les rats dans leur tanière. Enfin, avec le courage du désespoir, ces victimes dévouées à la mort s’élancèrent de leur souterrain. Le terrier se chargea de l’un, le garde-chasse assomma l’autre, et le petit Rawdon, dans son ardeur à frapper, manqua le rat, mais tua à moitié un furet.

Mais la grande journée fut celle d’une chasse à courre pour laquelle sir Huddlestone-Fuddlestone rassembla ses meutes à Crawley-la-Reine. Le petit Rawdon était dans l’extase de ce coup d’œil. À dix heures et demie, Tom Moody, le piqueur de sir Huddlestone-Fuddlestone, arrivait au grand trot par l’avenue du château, escorté d’une meute nombreuse. Les traînards étaient stimulés par deux valets en livrée écarlate, deux robustes gaillards qui, de leur vigoureuse monture, lançaient avec une adresse merveilleuse les coups de fouets aux récalcitrants, et savaient atteindre à l’endroit sensible ceux qui, s’écartant du gros de la bande, donnaient aux lièvres et aux lapins qui leur partaient sous le nez, une attention déplacée.

Voici ensuite le petit Jack, fils de Tom Moody, pesant cinquante livres et ayant quatre pieds de taille, hauteur qu’il ne doit jamais dépasser. Il est perché sur un grand cheval de chasse auquel on peut compter les côtes et qui est couvert d’une selle énorme. C’est l’animal favori de sir Huddlestone-Fuddlestone. D’autres chevaux montés par de jeunes grooms arrivent dans toutes les directions et précédent leurs maîtres, qui ne tarderont pas à les rejoindre.

Tom Moody s’avance jusqu’à la porte du château ; là il est reçu par le sommelier, qui lui offre un coup, ce qu’il refuse. Puis, toujours à la tête de sa meute, il va se placer dans un coin réservé de la pelouse, où ses chiens se roulent sur l’herbe, jouent entre eux et se montrent les dents, ce qui pourrait dégénérer en des luttes sanglantes, s’ils n’étaient réprimés par la voix de Tom, dont les paroles sont soutenues par l’argument irrésistible du fouet.

Les chevaux arrivent toujours portant sur leur dos de petits garçons de la taille de Jack ; ils ne tardent pas à être suivis des jeunes seigneurs du voisinage, crottés jusqu’aux genoux et montés sur des rosses efflanquées.

Ils entrent dans le château pour boire une goutte d’eau-de-vie et présenter aux dames leurs hommages. Ceux qui sont d’une humeur moins chevaleresque, ou qui ont plus l’usage des parties de chasse, se débarrassent de leurs bottes crottées, enfourchent leurs chevaux et se réchauffent le sang par un galop préparatoire sur la pelouse. Puis ensuite ils se rassemblent autour de la meute et causent avec Tom Moody des événements de la dernière partie, des mérites de Briffaut et de Tartaro, de la position des fourrés et de la rareté des renards.

Bientôt apparaît sir Huddlestone, monté sur un fringant coursier ; il se dirige vers le château, où il entre pour présenter ses civilités aux dames ; puis comme il est très-ménager de ses paroles, il s’occupe aussitôt des dispositions à prendre pour la chasse. On amène les chiens devant le château ; le petit Rawdon descend pour les voir de plus près. Les caresses qu’ils lui font lui causent un certain effroi, il a peine à se défendre contre leurs coups de queue, et manque à chaque instant d’être renversé au milieu de leurs luttes que Tom Moody a toutes les peines du monde à réprimer du geste et de la voix.

Enfin, sir Huddlestone, avec toute la lourdeur dont il est capable, a enfourché son coursier favori.

« Allons, Tom, dit le baronnet, poussons une reconnaissance du côté de la Croix du diable, le fermier Mangle m’a assuré qu’il avait vu de ce côté deux renards. »

Tom Moody sonne alors une fanfare et s’élance au trot, suivi de la meute, des piqueurs, des jeunes gens de Winchester, des fermiers du voisinage et de tous les gens de la campagne, qui assistent à la chasse en sabots, et pour qui ce jour est une véritable fête. Sir Huddlestone forme l’arrière-garde avec le colonel, et tout le cortége se déroule dans les profondeurs de l’avenue.

Le révérend Bute Crawley a trop le sentiment des convenances pour se montrer en équipage de chasse sous les fenêtres de son neveu. Aussi, au détour d’une allée, il débouche comme par hasard, monté sur son vigoureux cheval noir, au moment où sir Huddlestone passe avec toute la chasse ; Bute se joint au digne baronnet, et le cortége a bientôt disparu aux yeux émerveillés du petit Rawdon, qui reste encore quelques minutes tout ébahi sur le perron.

Si l’on ne peut dire que, dans le cours de ce mémorable voyage, le petit Rawdon ait conquis l’affection particulière de son oncle, naturellement froid et sévère, toujours enfermé dans son cabinet, plongé dans les livres de lois, entouré de baillis et de fermiers, du moins il réussit à se concilier les bonnes grâces de ses trois tantes, la châtelaine et les deux sœurs de Pitt, des deux enfants du château et de Jim, dont sir Pitt encourageait les démarches auprès de l’une de ses jeunes sœurs, en lui faisant entendre d’une manière non équivoque qu’il le présenterait pour succéder à son père, quand le fort chasseur de renards viendrait à laisser la place vacante. Jim avait, pour sa part, renoncé à ce genre de divertissement ; il se contentait de chasser la bécassine et le canard sauvage, ou bien de faire la guerre aux rats pendant les congés de Noël. Puis, lorsqu’il retournera à l’université, il tâchera de s’y faire bien noter. Il a déjà dépouillé les habits verts, les cravates rouges et toutes les parures qui sentent le monde : on voit qu’il se prépare à changer de condition. C’est ainsi que sir Pitt sait s’acquitter de ses devoirs de famille d’une façon économique et facile.

Avant la fin des fêtes de Noël, le baronnet avait fini par prendre l’héroïque résolution de donner à son frère un nouveau mandat sur ses banquiers. Ce petit cadeau ne s’élevait pas à moins de cent livres sterling. Dans le premier moment, il en avait beaucoup coûté à sir Pitt pour se décider à cet acte de générosité ; mais une douce satisfaction s’était ensuite emparée de lui à la pensée qu’il était le plus magnifique et le plus libéral des hommes. Rawdon et son fils partirent le cœur bien gros. Les dames furent presque bien aises de se quitter. Becky alla de nouveau se livrer à Londres aux occupations au milieu desquelles nous l’avons trouvée au commencement du chapitre précédent. Grâce à son active surveillance, l’hôtel Crawley, Great-Gaunt-Street, fut en quelque sorte rajeuni, et se trouva prêt à recevoir sir Pitt et sa famille, lorsque le baronnet arriva dans la capitale pour y remplir ses devoirs parlementaires et prendre dans le pays la haute position à laquelle le désignait son vaste génie.

Dans le cours de la première session, ce vétéran de la diplomatie ne laissa rien transpirer de ses projets, et n’ouvrit les lèvres que pour présenter une pétition des habitants de Mudbury ; mais on le voyait fort assidu aux séances, comme un homme qui veut se mettre au courant de la routine et des affaires de la chambre. Chez lui, il s’absorbait dans la lecture de toutes les brochures qui paraissaient. La pauvre lady Jane était dans des transes mortelles ; elle craignait de voir son mari perdre la santé par l’excès des veilles et du travail. Pitt se lia avec les ministres et les chefs de son parti, bien résolu à prendre rang d’ici à peu d’années parmi les sommités de la chambre.

Le caractère doux et timide de lady Jane avait inspiré à Rebecca un mépris que cette petite créature avait peine y dissimuler. La bonté simple et ouverte de lady Jane fatiguait notre amie Becky, et il était impossible qu’il n’en transpirât pas quelque chose et que l’on ne finît pas par s’en apercevoir. Sa présence était aussi pour lady Jane un motif de gêne et de contrainte ; son mari ne se lassait point de causer avec Becky. Elle avait cru remarquer entre eux des signes d’intelligence, tandis que Pitt n’avait jamais rien à lui dire et ne traitait jamais avec elle de si hautes questions ; il est vrai qu’elle n’y comprenait rien, mais toujours est-il mortifiant d’en être réduit à se taire, de sentir que le mieux qu’on puisse faire, c’est de garder le silence ; et cela quand une petite intrigante comme mistress Rawdon sait effleurer tous les sujets, à une réponse toujours prête, et ne manque ni de finesse dans la raillerie ni d’à-propos dans le trait. La solitude et le délaissement paraissent plus pénibles et plus cruels encore par le spectacle de ce monde de flatteurs qui se presse autour d’une rivale.

À la campagne, lorsque lady Jane racontait des histoires aux enfants accoudés sur ses genoux, y compris le petit Rawdon qui avait pour elle une grande affection, Becky n’avait qu’à entrer dans la chambre avec son sourire satanique et son coup d’œil méprisant, pour que la verve conteuse de la pauvre lady Jane se trouvât aussitôt tarie. Toutes ses candides et naïves idées se dispersaient alors sous une impression de crainte, comme ces jolies fées des livres de l’enfance s’enfuient à l’approche d’un mauvais génie. Il lui était impossible d’aller plus loin en dépit des exhortations de Rebecca, qui, d’un ton moqueur, l’engageait à continuer sa délicieuse histoire. Les douces pensées, les joies pures et simples étaient insupportables à mistress Becky et antipathiques à son humeur. Elle détestait les gens qui y trouvaient leur plaisir ; elle n’avait que dédain pour l’enfance et ceux qui aiment l’enfance.

« C’est bon pour ceux que cela amuse, de faire des contes bleus aux enfants, disait-elle à lord Steyne en caricaturant lady Jane au milieu de son cercle de bambins ; mais je ne puis souffrir cet étalage de sensiblerie maternelle.

— Pas plus que le diable n’aime l’eau bénite, répondit le noble lord avec une grimace, qui, sur sa figure, était l’expression du rire. »

Aussi ces deux dames ne cherchaient pas beaucoup à se voir, si ce n’était quand la femme du frère cadet avait à mettre à contribution celle du frère aîné. Elles ne se voyaient jamais sans se dire mon amour et mon cœur, mais elles s’évitaient le plus possible. Quant à sir Pitt, à travers les occupations qui le surchargeaient, il savait encore trouver quelques instants dans la journée pour se rencontrer avec sa belle-sœur.

Avant de se rendre à l’un de ses premiers dîners officiels, il s’était arrangé de manière à se faire voir à sa belle-sœur sous l’uniforme et avec les insignes diplomatiques qu’il portait à la légation de Poupernicle.

Becky trouva que son costume lui allait à merveille et l’admira presque autant que sa femme et ses enfants, auxquels il avait donné une représentation particulière. Il était une fois de plus pour elle, à ce qu’elle lui dit, la preuve évidente que, pour bien porter l’habit et la culotte de cour, il fallait être de race. Ne se sentant pas d’aise de ces paroles, Pitt donna un coup d’œil complaisant à ses mollets, qui, à vrai dire, étaient aussi minces que la courte épée qui lui battait aux flancs, et il n’hésitait pas à croire qu’avec de tels auxiliaires il n’était pas un cœur qui pût lui résister.

À peine eut-il le dos tourné que mistress Rawdon fit sa caricature qu’elle montra à lord Steyne dès qu’il fut arrivé. Le noble lord emporta cette esquisse, tout émerveillé de sa ressemblance avec l’original. Il avait fait à sir Pitt Crawley l’honneur de le reconnaître chez mistress Becky ; et avait traité de la manière la plus gracieuse le nouveau baronnet, membre du parlement. Pitt fut frappé de l’ascendant que sa belle-sœur exerçait sur le noble pair, de la manière facile et vive avec laquelle elle se mêlait à la conversation, du plaisir que les autres hommes de sa société paraissaient prendre à l’écouter.

Lord Steyne n’avait-il pas dit au baronnet qu’il ne doutait pas qu’il fût appelé à fournir une brillante carrière dans la vie publique, et qu’on attendait avec impatience son premier discours pour juger de ses qualités oratoires. Great-Gaunt-Street tire son nom d’un palais des lords Steyne, situé dans Gaunt-Square. Par suite de ce voisinage, milord espérait que, dès son arrivée à Londres, lady Steyne s’empresserait d’établir des rapports d’amitié avec lady Crawley. Au bout de deux jours, il mit sa carte chez son voisin, bien que les deux familles vécussent depuis plus d’un siècle dans le même voisinage sans que l’une daignât seulement s’enquérir de l’existence de l’autre.

Au milieu de ces intrigues, de ces réunions élégantes de gens d’esprit et de nobles personnages, Rawdon sentait chaque jour davantage le vide et l’isolement dans lesquels il vivait. On le poussait de plus en plus à aller au club, à faire des dîners de garçon avec ses anciens amis, à aller et venir suivant son bon plaisir, sans que jamais on le soumît à ce sujet à la moindre enquête. Il allait souvent à Gaunt-Street avec son petit garçon, et restait là avec lady Jane et ses enfants tout le temps que sir Pitt restait à la chambre des Communes ou mettait à en revenir.

L’ex-colonel passait des heures entières dans l’hôtel de son frère, parlant peu, ne bougeant point, et pensant moins encore. On ne pouvait lui faire plus grand plaisir que de le charger d’une commission, de l’envoyer aux informations sur un domestique ou sur un cheval, de le prier de découper les morceaux pour le dîner des enfants. Le taureau était dompté et se pliait au joug ; Dalila avait fait tomber la chevelure de Samson et chargé ses membres de chaînes. À la place de cet étourdi dont le sang brûlait les veines, il n’y avait plus qu’un gentilhomme lourd, épais et grisonnant.

La pauvre lady Jane savait que Rebecca avait attelé sir Pitt à son char, et cependant, toutes les fois qu’elle rencontrait mistress Rawdon, ces deux femmes ne manquaient pas de s’appeler ma chère ou mon cœur.