La Foire aux vanités/2/12


CHAPITRE XII.

Entre Londres et l’Hampshire.


Le grand hôtel des Crawley, situé Great-Gaunt-Street, vit de nouveau briller sur sa façade l’écusson de la famille, en signe de deuil et comme témoignage de la douleur que causait la mort de sir Pitt Crawley ; toutefois on pouvait remarquer jusque dans cet emblème héraldique un éclat inaccoutumé qui, aussi bien là que dans tout le reste de la maison, n’avait jamais existé du vivant du dernier baronnet. La couche noirâtre et antique qui donnait à la maison un aspect maussade et triste, avait disparu pour laisser voir l’écarlate des briques, qu’encadraient gaiement des filets de plâtre. Le lion de bronze servant de marteau, avait été redoré à neuf et les grilles repeintes. En un mot, cette demeure, autrefois la plus sinistre de Gaunt-Street, était devenue la plus coquette de tout le quartier. La transformation avait eu lieu avant même que dans l’Hampshire les premiers jets de la verdure eussent remplacé les feuilles jaunâtres qui couvraient les arbres de Crawley quand le vieux sir Pitt traversa, pour la dernière fois, l’avenue du château.

Chaque jour on voyait arriver une petite femme dans un coupé de même taille, pour surveiller les travaux qui se faisaient dans cette maison. Une vieille fille, escortée d’un petit garçon, s’y rendait aussi chaque jour ; le petit garçon et la vieille fille étaient miss Briggs et le petit Rawdon, chargés tous deux d’inspecter les embellissements qui transformaient la maison de sir Pitt, de surveiller les ouvrières, de couper et coudre les rideaux et les tentures, de passer en revue et secrétaires et commodes, et tous les réduits où se trouvaient entassées les reliques poudreuses de la famille, avec les faux bijoux qui avaient brillé sur la tête de plusieurs générations féminines, enfin de faire l’inventaire de la porcelaine, de la verrerie et autres objets qui garnissaient les tablettes de l’office.

Dans tous ces arrangements, mistress Rawdon Crawley avait la haute main ; elle tenait de sir Pitt un plein pouvoir. Son bon plaisir décidait seul de la vente, de l’achat ou de la suppression ; elle avait ainsi l’occasion de faire preuve de bon goût et elle en était enchantée. Ces réparations avaient été décidées à la suite d’un voyage de sir Pitt à Londres, où il était venu voir ses hommes de loi, et avait passé une semaine à Curzon-Street, dans la maison de son frère et de sa belle-sœur.

Il s’était fait d’abord descendre à l’hôtel ; mais Becky, instruite de l’arrivée du baronnet, se transporta en personne auprès de lui, et une heure après le ramenait en triomphe à Curzon-Street. Comment refuser une hospitalité offerte avec tant de franchise et par une aussi aimable petite créature. Becky prit la main de Pitt et la serra avec toute l’effusion de la reconnaissance, lorsqu’il eut accepté sa proposition.

« Merci, lui dit-elle en abaissant sur lui un regard qui fit rougir le baronnet. Voilà qui va rendre Rawdon bien joyeux. »

Elle voulut s’assurer par elle-même que rien ne manquait dans la chambre de sir Pitt, que les domestiques avaient eu soin d’y porter ses paquets ; enfin elle y vint elle-même avec le seau à charbon à la main. Le feu flambait déjà dans la cheminée. On avait installé Pitt dans la chambre de miss Briggs, qui était allée prendre ses quartiers à l’étage supérieur.

— J’étais sûre que vous ne pourriez me refuser de venir ici, lui disait-elle avec des yeux rayonnant de plaisir.

Et, en effet, elle était ravie de pouvoir lui donner l’hospitalité chez elle. Becky s’arrangea de manière à ce que Rawdon fût obligé d’aller prendre deux ou trois fois ses dîners dehors. C’était pour le baronnet de délicieuses soirées que celles qu’il passait dans le tête-à-tête avec Becky et avec Briggs. Becky surveillait elle-même la cuisine et la confection des plats qui avaient la préférence de son cher beau-frère.

— Comment trouvez-vous ce salmis ? lui disait-elle ; je l’ai fait moi-même à votre intention. Je sais encore bien d’autres friandises, et ce sera pour quand vous viendrez encore me faire visite.

— Tout ce que vous touchez devient parfait entre vos mains, disait le galant baronnet, et ce salmis est des meilleurs.

— Quand on est à la tête d’un pauvre ménage, reprenait alors Rebecca avec une pointe de bonne humeur, on doit chercher tous les moyens de se rendre utile. »

À quoi son beau-frère répondait alors qu’elle aurait été digne d’épouser un empereur, et que cette habileté dans les soins domestiques était assurément des plus précieuses chez une femme.

Sir Pitt était naturellement porté à faire, à part lui, une comparaison fâcheuse entre sa belle-sœur et sa femme ; il ne pouvait oublier une certaine pâtisserie que lady Jane lui avait servie à dîner et qui était la plus détestable chose dont il eût jamais goûté.

Pour assaisonner le salmis fait avec les faisans de lord Steyne, Becky servit à son beau-frère une bouteille de petit vin blanc que Rawdon lui avait apporté de France et qu’il s’était procuré pour rien, à ce que disait celle qui le versait. Ce vin, en effet, provenait des fameuses caves du marquis de Steyne, et il ramena bien vite la chaleur aux joues glacées du baronnet et ranima les forces de cette débile créature.

Lorsque la bouteille fut vidée, Becky prit son beau-frère par la main pour le conduire dans le salon. Après l’avoir fait asseoir sur le sofa, au coin du feu, elle eut l’air de prendre le plus grand intérêt aux tirades qu’il se mit à lui débiter. Quant à elle, pendant ce temps, assise à côté de lui, elle ourlait une chemise pour son cher petit garçon. Mistress Rawdon ne manquait jamais de tirer cette chemise de sa boîte à ouvrage toutes les fois qu’elle voulait se donner une contenance humble et vertueuse. Le petit Rawdon était devenu trop grand pour cette chemise longtemps avant qu’elle fût terminée.

Rebecca écoutait sir Pitt, causait avec lui, chantait pour le distraire, et savait si bien le flatter et le prendre qu’il était enchanté lorsqu’à la fin du jour, ayant fini avec ses hommes d’affaires, il rentrait à Curzon-Street et y goûtait les plaisirs du coin du feu. Les hommes de loi y trouvaient aussi leur compte, car sir Pitt commença dès lors à leur faire grâce des discours jusqu’alors interminables qu’il leur adressait. Le moment du départ fut pour lui fort douloureux et fort pénible ; elle lui faisait signe de la main avec une grâce charmante, tandis que la voiture s’éloignait, et lui, de son côté, agitait son mouchoir. Quant à elle, ce fut encore une occasion de faire croire qu’elle versait des larmes, tout au moins elle essuya ses yeux. Dès que Pitt eut perdu de vue cette ravissante petite femme, il rabaissa sa visière sur sa figure, s’enfonça dans son coin, et se mit à réfléchir qu’elle l’avait entouré de tous les égards dont il était digne sans contredit ; que Rawdon était un imbécile de n’avoir pas su apprécier une pareille femme comme elle le méritait, et qu’enfin sa femme à lui était une niaise et une sotte auprès de cette séduisante petite Becky. Becky avait peut-être contribué pour beaucoup à réveiller toutes ces idées dans son esprit, mais quand et comment, on serait en peine de le dire, tant la petite enchanteresse mettait toujours de grâce et d’habileté dans sa manière de se conduire. Avant le départ de sir Pitt, il avait été convenu que les deux familles se réuniraient à la campagne pour célébrer la Noël.

« Que n’avez-vous trouvé le moyen de lui tirer un peu d’argent ? dit Rawdon d’un ton boudeur à sa femme, quand le baronnet fut parti ; il m’eût été bien agréable de donner un petit à-compte à ce pauvre Raggles, en vérité, je vous le jure, car je m’en veux de laisser ainsi ce pauvre diable à découvert de si fortes avances. Sans compter que quelque beau matin il pourrait bien nous mettre dans la rue pour louer à d’autres.

— Dites-lui, répondit Becky, qu’aussitôt les affaires de Pitt arrangées, on payera toutes les dettes. En attendant vous pouvez lui remettre un petit à-compte ; c’est un billet que Pitt avait laissé pour son neveu. »

En même temps elle tirait de sa poche et présentait à son mari le bank-note que son beau-frère avait laissé pour le jeune héritier de la branche cadette des Crawleys. Nous devons cette justice à Rebecca, qu’elle avait sondé auprès de Pitt le terrain sur lequel son mari aurait voulu la voir s’aventurer, mais qu’elle avait dû s’arrêter dès les premiers pas dans cette exploration délicate. En effet, la moindre allusion à leurs embarras suffisait pour rembrunir aussitôt la figure de sir Pitt et lui donner un air gêné ; il s’étendait alors en longs discours sur l’état de pénurie où il se trouvait lui-même, et ne tarissait point en plaintes sur l’inexactitude de ses fermiers dans leurs payements, sur la situation embarrassée des affaires de son père, sur les dépenses qu’avait occasionnées le décès du vieillard, sur l’obligation de purger toutes ses hypothèques, sur les nombreux emprunts qu’il avait déjà faits à ses banquiers et à ses agents. Le nouveau baronnet en sortit par un adroit détour, il donna à sa belle-sœur un bank-note pour son petit garçon.

Pitt soupçonnait bien la détresse à laquelle devait en être réduite la famille de son frère ; un diplomate aussi consommé et aussi pénétrant que lui avait dû deviner sur le champ que la famille Rawdon était dénuée de toute ressource, et il se sentait en proie à de secrets remords en songeant que c’était lui qui avait accaparé l’argent qui, selon toutes les prévisions, aurait dû revenir à son jeune frère. La simple équité lui disait, qu’en bonne conscience, il était tenu à quelque compensation envers ses parents dépouillés. Un homme au courant des convenances, doué de bon sens, remplissant ses devoirs religieux et ayant appris son catéchisme, un homme enfin qui s’appliquait à mener une vie régulière en ce monde, ne pouvait se dissimuler que l’héritage qui l’avait mis à la tête de toute la fortune l’avait en même temps constitué le débiteur de son frère.

Mais de pareilles restitutions sont toujours pénibles à faire, et un homme d’ordre et de sens souffre toujours de se voir réduit à écorner si largement son capital. On veut bien gaspiller son argent pour se faire une réputation de libéralité, pour se procurer tous les plaisirs imaginables, tels qu’une loge à l’Opéra, des chevaux, de grands dîners et même la petite gloriole de faire la charité, pourvu que ce soit en public ; mais on débattra le prix de la course avec un cocher de fiacre, et on refusera une obole à un parent dans la détresse. C’est en conséquence de ces dispositions innées dans l’humanité, que sir Pitt, tout en reconnaissant que son devoir l’obligeait à faire quelque chose pour son frère, remettait à un autre temps le soin d’y réfléchir.

Becky, de son côté, savait le fond que l’on doit faire sur les instincts généreux du prochain ; elle se trouvait déjà très-satisfaite des procédés de Pitt à son égard ; lui le chef de la famille, ne l’avait-il pas reconnue pour sa belle-sœur ; s’il ne lui donnait rien maintenant, il lui vaudrait par la suite quelque chose qui certainement est aussi précieux que l’argent, à savoir, le crédit. Raggles, témoin de la bonne harmonie qui régnait entre les deux frères, se montrait déjà plus coulant envers les époux Rawdon, et puis ne venait-il pas de recevoir un léger à-compte, et ne lui avait-on pas fait entrevoir que, dans un assez bref délai, il en recevrait un nouveau, plus considérable encore.

En payant à miss Briggs les intérêts échus à la Noël pour la petite avance qu’elle avait faite à Rebecca, celle-ci lui dit en confidence qu’elle avait consulté sir Pitt, fort au courant des questions financières, sur le meilleur placement que Briggs pourrait faire du reste de son petit capital. Sir Pitt, après de mûres réflexions, avait trouvé pour Briggs quelque chose de sûr et d’avantageux ; car sir Pitt ne pouvait oublier que miss Briggs avait été l’amie de sa chère tante Crawley et l’avait veillée jusqu’au dernier soupir, et à ce titre elle avait droit à l’affection de tous les membres de la famille. En conséquence, avant de quitter la ville, Pitt avait bien recommandé que Briggs tînt son argent tout prêt, afin de saisir l’occasion qu’il avait en vue. La pauvre Briggs ajouta une entière confiance à l’air candide, à la joie avec laquelle Rebecca lui annonça cette nouvelle. Cette attention de sir Pitt la toucha au plus haut degré ; c’était pour elle un bonheur inespéré. Comment eût-elle songé autrement à retirer son argent du trois pour cent ; et puis c’était surtout la manière délicate dont le service était rendu. Briggs promit donc de voir le jour même son homme d’affaires, afin que son petit pécule fût prêt au moment opportun.

L’honnête fille fut si reconnaissante de tant d’intérêt de la part de Becky et de son digne mari le colonel, qu’elle consacra presque toute la moitié de son revenu d’une année à acheter une jaquette de velours au petit Rawdon, qui, pour le dire en passant, n’était plus d’âge ni de taille à porter une jaquette de velours, mais bien à prendre le pantalon et la veste.

C’était un joli enfant à la figure ouverte et riante, aux yeux bleus et animés, à la chevelure bouclée et flottante, au cœur sensible et généreux, fort disposé à aimer tendrement tous ceux qui témoignaient de l’affection à lui, à son poney, à lord Southdown qui le lui avait donné. Quand il voyait arriver cet excellent jeune homme, sa figure devenait toute rouge de plaisir ; il ne voulait pas non plus qu’on fît de peine au groom qui soignait son poney, à la cuisinière qui lui préparait des friandises pour son dîner et lui racontait le soir des histoires de revenants, à Briggs qu’il faisait enrager par ses gamineries, à son père surtout, dont nous signalons l’attachement pour le petit homme comme chose surprenante et presque incroyable d’une pareille nature. Lorsque le bambin eut atteint ses huit ans, il n’avait plus de tendresse et d’affection que pour son père ; quant au prestige séduisant à travers lequel sa mère lui était d’abord apparue, il s’évanouit bien vite à ses yeux. À peine lui adressait-elle la parole une fois par hasard, elle l’avait pris en aversion ; l’enfant avait eu la rougeole et la coqueluche, il ne lui en fallait pas davantage pour la dégoûter de la maternité. Un jour, il était descendu de sa demeure aérienne, attiré par la voix de sa mère qui chantait pour distraire lord Steyne. L’enfant s’était glissé sur la pointe du pied jusqu’à la porte du salon ; tout à coup la porte s’entr’ouvrit et laissa apercevoir le petit espion qui écoutait, plongé dans l’extase et le ravissement.

Sa mère s’élança sur lui, lui administra deux ou trois paires de soufflets, au milieu des éclats de rire du marquis, que cette scène de brusquerie et de vivacité de la part de Rebecca eut l’air d’amuser beaucoup. Le pauvre enfant s’enfuit auprès de ses amis de la cuisine, où il alla cacher ses pleurs et ses sanglots.

« Ce n’est pas parce qu’elle m’a battu, disait-il d’une voix entrecoupée, mais… c’est que… »

Et alors les sanglots et les pleurs, recommençant de plus belle, emportaient comme une avalanche le reste de ses paroles. C’était le cœur du pauvre enfant qui avait le plus souffert de ce rude accueil.

« Pourquoi ne veut-elle pas que je l’écoute chanter, puisqu’elle chante bien pour ce vieux monsieur à tête chauve qui a de si grandes dents ? »

Ces paroles étaient entrecoupées par des explosions de rage et de douleur. La cuisinière regardait la femme de chambre, la femme de chambre regardait le cocher d’un air goguenard et malicieux. Le terrible et sévère tribunal qui siége à la cuisine, et auquel rien n’échappe dans aucune maison, se trouvait en ce moment assemblé pour prononcer sur le compte de Rebecca.

Après cette petite aventure, l’aversion de la mère pour le fils se changea en haine. La présence de l’enfant dans la maison était devenue un supplice pour elle, en accusant à tout moment son indifférence pour son fils ; et, par un retour tout naturel et tout simple, la défiance, la crainte et l’esprit de révolte s’emparèrent dès lors du cœur de l’enfant. Depuis le jour des soufflets, une antipathie profonde s’éleva entre ces deux êtres pour croître de plus en plus par la suite.

Lord Steyne n’aimait pas davantage cet enfant : quand il le rencontrait il avait toujours à son adresse ou un coup d’œil menaçant ou une mordante raillerie ; et le petit Rawdon, sans se laisser intimider, se campait fièrement devant lui et se risquait même jusqu’à lui montrer le poing par derrière. Il le regardait comme son ennemi, et de tous ceux qu’il voyait chez sa mère, c’était celui qui soulevait le plus sa colère. Un jour, le valet de chambre le trouva dans l’antichambre, écrasant à coups de poing le chapeau de lord Steyne ; le valet de chambre raconta cette espièglerie au cocher de lord Steyne ; le cocher la répéta au valet de monsieur et à tous les domestiques de l’office. À quelque temps de là, mistress Rawdon Crawley étant venue à une des fêtes données par milord, le portier, qui se tenait sur la porte de sa loge, les domestiques, qui se croisaient dans la cour, les laquais, en habits blancs, qui répétaient de salle en salle le nom du colonel et de mistress Crawley, se faisaient de petits signes d’intelligence comme des gens qui savent à quoi s’en tenir, ou du moins qui croient le savoir. Le valet qui circulait avec le plateau de rafraîchissements s’avança vers elle pour lui en offrir, et se divertit ensuite à ses dépens avec le gros maître d’hôtel en culotte courte qui l’accompagnait pour recevoir les verres. C’est une bien terrible chose que cette inquisition exercée par les domestiques, par ce tribunal sans appel qui avait frappé Rebecca d’une sentence plus inflexible encore qu’autrefois celles du Vehmgericht.

Nous dirons plus encore ; ils eussent cru à l’innocence de Rebecca, que sa réputation n’en n’aurait pas été moins compromise. Alors que l’on voyait briller à la porte de l’enchanteresse les lanternes de la voiture du marquis de Steyne jusqu’à des minuit passé, comme disait Raggles d’un ton dolent, cela accusait Rebecca bien plus hautement que toutes ses coquetteries et ses intrigues.

Sans qu’il en coûtât rien à sa vertu, nous aimons à le croire, Rebecca s’agitait et se donnait beaucoup de mal pour arriver à avoir ce qu’on appelle une position dans le monde ; mais il n’en est pas moins vrai que déjà les domestiques avaient prononcé contre elle un verdict réprobateur, et qu’elle était sous le coup d’une fâcheuse suspicion. C’est ainsi que l’araignée, après avoir laborieusement tissu la toile qui doit fournir à son existence, est emportée d’un coup de plumeau avec le chef-d’œuvre qu’elle vient de faire.

Un jour ou deux avant Noël, Becky partit avec son mari et son fils pour aller passer les fêtes à Crawley-la-Reine, dans le manoir de ses ancêtres. Becky aurait volontiers laissé son petit bambin à la maison, et c’est ce qui serait arrivé à l’enfant, sans les vives instances de lady Jane et les reproches qui lui venaient de Rawdon au sujet de son insouciance et de sa froideur pour son fils.

« C’est le plus bel enfant de l’Angleterre, disait Rawdon à sa femme d’un ton de reproche, et votre épagneul semble avoir la préférence dans vos affections. Il ne sera pas pour vous un bien grand embarras à Crawley, on l’enverra avec les bonnes, et pour le voyage, je le prendrai sur la banquette à côté de moi.

— Où vous ne serez pas fâché d’aller vous-même pour fumer vos affreux cigares, répliqua mistress Rawdon.

— Je me rappelle un temps où vous ne faisiez pas la petite bouche, lui répondit alors son mari. »

Becky ce jour-là était bien disposée.

« C’est qu’alors je n’étais que surnuméraire, entendez-vous, gros bêta, et maintenant je suis en titre ; emmenez Rawdy, si cela vous plaît : je vous conseille même de lui donner un cigare pendant que vous êtes en train. »

M. Rawdon jugea avec sa pénétration habituelle qu’un cigare n’était pas suffisant pour aider son bambin à supporter les froids de l’hiver ; en conséquence, assisté de Briggs, il l’emmaillotta soigneusement dans des châles et des couvertures, puis on le hissa sur l’impériale de la diligence, et nos voyageurs se mirent en route par une matinée sombre et brumeuse. L’enfant était ravi de voir se lever l’aurore et d’aller à la maison, comme disait encore son père. C’était pour le petit Rawdon une véritable partie de plaisir. Les mille petits incidents de la route étaient pour lui l’occasion d’une intarissable gaieté : son père ne laissait aucune de ses questions sans réponse, et lui disait à qui appartenait cette grande maison qu’on apercevait sur le bord de la route et le parc qui l’avoisinait. Sa mère, à l’intérieur de la voiture, où elle se trouvait avec sa femme de chambre, ses fourrures, son manteau, son flacon d’essence, se donnait des airs à faire croire que c’était la première fois qu’elle voyageait dans une voiture publique ; aucun de ses compagnons de route n’aurait pu s’imaginer que, dix ans auparavant, elle avait été obligée de se mettre sur l’impériale pour donner sa place à un voyageur payant.

Il faisait déjà nuit lorsqu’on arriva à Mudbury ; le petit Rawdon fut transporté à moitié endormi dans la voiture de son oncle. Il regarda avec des yeux ébahis les grilles de fer qui roulaient sur leurs gonds à l’approche de la voiture, les piliers blanchis à la chaux et surmontés de la colombe et du serpent. La voiture s’arrêta enfin devant le perron du château, qui brillait d’un air de fête en l’honneur de la Noël. La porte d’entrée s’ouvrit pour les nouveaux arrivés. Un grand feu pétillait dans l’âtre et un tapis couvrait les dalles disposées en damier.

« C’est le vieux tapis de Turquie, qui était autrefois dans la grande galerie, se disait Rebecca tout en embrassant lady Jane. »

Puis elle échangea avec sir Pitt un salut plein de gravité ; quant à Rawdon, qui avait fumé tout le long de la route, il se tint à une certaine distance de sa belle-sœur, dont les deux enfants s’étaient approchés de leur petit cousin. Mathilde l’avait déjà pris par la main après l’avoir embrassé, et Pitt Binkie Southdown, héritier présomptif du nom et de la fortune, s’était planté devant lui et le toisait du haut en bas à la façon des roquets qui examinent un boule-dogue.

La maîtresse de la maison conduisit ses hôtes dans les chambres qui leur étaient destinées et où pétillait déjà un feu des plus réjouissants.

Les demoiselles Crawley ne tardèrent à arriver auprès de mistress Rawdon, sous prétexte de venir voir si elles ne pourraient lui être de quelque utilité, mais en réalité pour avoir le plaisir de passer en revue les toilettes que ses malles renfermaient, et qui, bien que noires, étaient du moins à la dernière mode de la capitale. Ces demoiselles la mirent au courant de toutes les améliorations apportées dans le château, du départ de la vieille lady Southdown, de la popularité de Pitt, de sa dignité enfin à porter le nom de Crawley. La cloche du dîner s’étant fait entendre, la famille se réunit dans la salle à manger. Le petit Rawdon fut placé à côté de sa tante que ses gâteries rendaient l’idole de tous les enfants. Sir Pitt fit mettre à sa droite sa belle-sœur à laquelle il témoignait des attentions particulières.

Le petit Rawdon mangea de fort bon appétit et avec la gravité d’un petit monsieur.

« J’aime bien dîner ici, dit-il à sa tante à la fin du repas, en souriant à cette femme si bonne et si affectueuse ; oui, j’aime bien dîner ici.

— Et pourquoi ? fit la douce lady Jane.

— Parce que, chez nous, je dîne à la cuisine ou bien avec Briggs, » répondit le petit Rawdon.

Becky était trop occupée à complimenter le baronnet de la beauté, de l’esprit, de l’expression fine et vive du jeune Pitt Binkie, admis à table au moment du dessert, et placé à côté de sir Pitt, pour entendre les trop justes plaintes qui sortaient de la bouche de son enfant à l’autre extrémité de la table.

En sa qualité de visiteur, et pour fêter sa première soirée au château, le petit Rawdon eut la permission d’attendre le thé. Une fois les tasses enlevées, un livre à tranches dorées fut placé devant sir Pitt ; tous les domestiques entrèrent dans la pièce, et sir Pitt lut à haute voix la prière du soir. Cette pieuse cérémonie était, hélas ! pour le petit Rawdon chose toute nouvelle et inconnue.

La présence du nouveau baronnet s’était déjà fait sentir dans le château par de nombreuses améliorations. Becky, toutes les fois qu’elle était en compagnie de sir Pitt, ne manquait jamais de trouver tout charmant et délicieux. Quant au petit Rawdon, dont les deux enfants s’étaient emparés pour le conduire partout, il se croyait, au milieu de ses ravissements, transporté dans un palais des Mille et une Nuits. C’était une suite sans fin de longues galeries, de chambres d’apparat ornées de tableaux, de moulures et de porcelaines. Ils montrèrent au petit Rawdon la chambre où leur grand-père était mort, et dont ils ne franchissaient jamais le seuil qu’avec un certain effroi.

« Qu’est-ce que c’était donc que ce grand-père-là ? » leur demanda le petit Rawdon.

Les enfants lui racontèrent que c’était un homme qui était très-vieux, très-vieux, qu’on le traînait dans un fauteuil roulant, et ils lui montrèrent une fois ce fauteuil, qui était resté dans une serre du jardin depuis l’époque où leur grand-père avait été emporté dans une église bien loin, bien loin, et dont on voyait briller le clocher au-dessus des ormes du parc.

Les deux frères occupèrent plusieurs matinées à aller rendre visite aux changements qu’une entente économique et intelligente des affaires avait suggérés à sir Pitt. Tout en passant cette inspection, soit à pied, soit à cheval, ils s’entretenaient de différentes choses qui les intéressaient fort tous les deux. Pitt eut soin de répéter sur tous les tons à Rawdon que ces travaux avaient nécessité de sa part de gros emprunts ; qu’un propriétaire rural en était bien souvent réduit à courir après vingt livres.

« Vous voyez, disait sir Pitt avec un air de bonhomie, les réparations qu’on vient de faire à la loge du concierge, eh bien ! il me serait aussi impossible de payer le maçon avant le mois de janvier que de prendre la lune avec les dents.

— Si vous voulez, je vous ferai cette avance, mon cher Pitt, » dit Rawdon d’un air désappointé.

Les deux frères entrèrent alors dans la loge, au-dessus de laquelle on apercevait les armes de la famille nouvellement sculptées, et où la vieille Lockise se trouvait pour la première fois à l’abri du vent et de l’eau, grâce aux réparations qu’on venait d’y faire.