La Flamme qui ne doit pas s'éteindre/03

La Flamme qui ne doit pas s'éteindre
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 42 (p. 833-858).
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LA FLAMME
QUI NE DOIT PAS S’ÉTEINDRE

III [1]
COMMENT LA RANIMER ?


I

Notre race est donc un champ de bataille où la mort et la vie se combattent. La mort a pris l’offensive et, dans la majorité des familles, marque sa victoire par la stérilité. La vie garde des places où elle est intacte et d’où elle peut regagner l’avance perdue. L’heure présente est la halte qui, dans l’équilibre des décès et des naissances, prépare la France à reprendre sa marche vers les anciennes victoires ou vers la défaite définitive. La France le sait. Son inquiétude est un premier progrès sur l’inertie comateuse qui dormait au péril. Mais croire que le craindre suffise à le guérir serait avoir seulement changé d’erreur, et préférer la fatigue de l’insomnie à l’immobilité de l’inconscience.

Cette anxiété a-t-elle été inspiratrice de remèdes nouveaux et efficaces ? Elle n’a que reconnu les sièges du mal. Elle a constaté que si la stérilité la moins excusable et la plus démoralisante par l’exemple est celle de la bourgeoisie, la plus funeste à l’existence nationale est celle du peuple, que le peuple des paysans résiste à la dépopulation, que le peuple des ouvriers la précipite. Elle a vu que le paysan, sans se concerter avec personne, fait obstacle par son sens traditionnel et son obstination silencieuse aux mesures pulvérisatrices du foyer, du domaine, garde la vie à la terre et aux travailleurs de la terre. Elle a vu que l’ouvrier a abdiqué entre les mains de chefs qui font la loi au prolétariat et qui, la recevant eux-mêmes des influences étrangères, cherchent à détruire à la fois, par le collectivisme dans les biens et par la stérilité dans les familles, notre passé et notre avenir. Les nihilismes désespérans de l’ouvrier ont instruit les plus cultivés et les plus sages de la bourgeoisie à réfléchir que pour être si insensé il devait être très malheureux, à se demander dans quelle mesure elle était responsable, à comprendre qu’elle serait la plus atteinte par les dépossessions socialistes, à conclure qu’elle les devait devancer par ses initiatives, rendre à l’ouvrier l’existence assez tolérable pour qu’il l’accepte et la transmette. La sagesse du paysan a fini par étendre jusqu’à l’Etat, devenu par l’intransigeance des préjugés égalitaires l’aveugle ennemi de la race, quelque lueur des réparations opportunes. L’initiative privée voudrait combattre par des réformes la stérilisante idolâtrie des ouvriers pour la loi, et la loi voudrait, au profit du paysan, se modifier elle-même : qu’ont-elles produit ?

Le sort des ouvriers si longtemps abandonnés à ses pires chances comme à des fatalités qui n’accusaient personne, commence à rencontrer une bienveillance consciente qu’elle ne se débarrassera pas de sa tâche envers eux par des aumônes. On répugne à mêler une apparence de mendicité à ce qui doit être un labeur de justice, un relèvement de condition. C’est surtout à l’hygiène qu’on emploie pour l’ouvrier l’argent, sans le lui donner. On a compris combien, pour la foule entassée dans les villes et contrainte aux travaux épuisans de l’industrie, l’insuffisance malsaine des demeures est funeste. Des patrons, des sociétés bienfaisantes, çà et là des municipalités, élèvent des habitations saines, et fortifier la santé des ouvriers c’est préparer la venue des enfans. On ne s’était pas avisé d’abord d’y réserver aux familles nombreuses la préférence, mais cette préférence de plus en plus leur appartient. Depuis 1913, la ville de Paris offre des logemens aux familles d’ouvriers qui ont au moins quatre enfans. A Paris et à Lyon, des sociétés particulières paient le surplus du loyer aux familles qui abandonnent leur ancien logis pour un plus vaste. De l’intuition ingénieuse que l’ouvrier est un déraciné et qu’il faut le rapprocher de la terre, sont nés les jardins ouvriers. Ils semblèrent d’abord un agrandissement du pot minuscule où Mimi Pinson soigne sur sa fenêtre sans soleil une fleur. L’ardeur avec laquelle ils furent disputés et mis en état, pour le plus grand profit et la plus grande moralité des cultivateurs urbains, donna raison à la tentative de mettre en présence de la mère-nourrice ces émigrés des champs. Les séjours de repos à la campagne ou à la mer pour les enfans ou les adolescens des villes étaient connus : les dames de Villepinte, les admirables ennemies de la tuberculose, avaient les premières constaté l’influence de l’air et du soleil sur les ouvrières que les jours d’atelier et les nuits de mansardes ont anémiées, et c’est sur l’exemple de ces initiatrices que ce joli remède a fait une fortune rapide. Dans tous les pays de France, sous les noms les plus divers, par les générosités les plus multiples, l’hospitalité offerte à la jeunesse ouvrière des villes réduit le nombre des « candidats à la tuberculose, » et s’annonce comme le début d’une bonne habitude. Elle-même, il faut l’espérer, est le commencement d’une cure meilleure. Enlever quelques semaines l’organisme affaibli au milieu qui le débilite est suspendre le développement du mal, mais non en détruire la cause, et un mois d’air rural forme un insuffisant antidote à onze mois d’empoisonnement urbain. Ce qu’il faudrait aux ouvriers, c’est la continuité de l’existence saine hors des villes, l’émigration de l’industrie vers les campagnes. L’art d’utiliser la réserve inépuisable que les hautes montagnes amassent avec les glaciers et de transporter au loin cette force rendra bientôt l’homme plus maître de fixer où il voudra ses places de travail. Si le volume et le poids de certains produits exigent un gigantesque outillage, et si l’économie de fabrication conseille parfois le groupement des travailleurs par masses compactes en immenses usines, beaucoup d’industries plus simples emploient peu de mains, peu de puissance motrice, et la facile division de l’énergie électrique permet de reconstituer, au lieu des usines où père, mère, enfans entrent, demeurent et sortent séparés, l’atelier familial où le père, la mère et les enfans vivront unis, même dans le labeur.

Ce n’est pas assez que le droit de l’ouvrier à la vie soit défendu contre les contagions malsaines des ateliers et des villes ; il faut que l’insuffisance du gain, multipliée par le nombre des enfans, ne devienne pas le plus insurmontable obstacle à la fécondité des foyers. Prévoir cela avait été la plus sociale sollicitude d’Harmel. Les difficultés très multiples de toute association entre le capital et le travail ont laissé sa tentative au rang de ces exemples qu’on admire, mais qu’on n’imite pas ; du moins a-t-on étudié une réforme plus simple, l’augmentation de salaire proportionnelle au nombre des enfans. De novateurs déjà nombreux je citerai un seul, qui a apporté à plusieurs problèmes les solutions d’un cœur généreux et d’un esprit réalisateur. M. Michelin, par qui le travail du caoutchouc et la fabrication des pneumatiques, sont devenus en France une industrie nationale, n’a pas établi ses usines dans une ville, mais aux environs de Clermont, à Royat ; il a assuré à une partie des ouvriers une demeure saine, vaste, gaie et qui, par un jardin, leur fait reprendre familiarité avec la terre ; enfin il a accru leurs salaires à proportion que leur famille s’accroît[2].

Cette munificence intelligente, à mesure que s’étendra son efficacité d’exemple, apportera aux ouvriers un secours sensible. Toutefois, elle-même n’est pas la reconnaissance que tout collaborateur a droit à une fraction de la richesse produite ; elle n’est pas le contrat social, pour le partage du gain, entre ceux qui dirigent et ceux qui exécutent, entre ceux qui fournissent leur argent et ceux qui fournissent leurs bras. Or, ce contrat est la seule nouveauté qui apporte une chance de paix durable. Les ouvriers tiennent à lui comme à la sauvegarde de leur intérêt, plus encore peut-être comme à la garantie de leur dignité, comme à la charte de leur affranchissement, comme à la consécration de l’égalité entre eux et le patronat. Les plus modérés des prolétaires se refusent à admettre qu’un accord si libérateur soit irréalisable et l’attendent pour se réconcilier avec la société et avec la famille.

Les paysans ont-ils obtenu davantage de l’Etat ? Lui aussi, dans ces dernières années, parfois inquiet du vide qu’il voyait se creuser dans le bloc le plus massif de notre race, a esquissé le geste d’encourager par quelques mesures de détail la fécondité. En imposant chaque propriété d’après ce qu’elle rapporte et sans déduction des dépenses qu’elle paie, notre fisc donne au célibataire un privilège aux dépens de la famille. On a entrevu la justice de soustraire à l’impôt le revenu employé par les contribuables à leur entretien : et cela, parce que cet entretien coûte au père de famille des dépenses épargnées au célibataire, parce que le père de famille en élevant des travailleurs et des soldats paie un service public dont le célibataire se dispense, parce que déjà sur le père les impôts indirects pèsent d’un poids multiplié par le nombre des enfans. Ce dégrèvement qui est le droit commun hors de France a été introduit, dans nos lois, mais comme une exception et combien restreinte[3] ! Même dans des lois récentes et déjà confiscatrices de la propriété individuelle par l’impôt, on a essayé de rendre plus inébranlable la possession du domaine familial, plus facile l’acquisition de demeures à bon marché[4]. On a ouvert à la famille une propriété qui ne puisse être ni saisie, ni hypothéquée, ni vendue, mais la valeur de cet asile inviolable est bornée, demeure et terre, à 8 000 francs[5]. La disposition fondamentale de notre régime successoral, le partage forcé et immédiat de chaque bien entre tous les héritiers, soit par lotissement, soit par vente, a reçu elle-même un démenti. Une loi autorise le conjoint ou les enfans du défunt à convenir qu’un seul reprendra le domaine, quitte à assurer aux autres ayans droit leur part en argent ; la désignation du fils qui demeurera l’unique détenteur du domaine peut être faite par le testament du père, et si l’indivision semble préférable à l’un des cohéritiers, il la peut imposer par sa volonté seule -a tous les autres, mais pour cinq années seulement, et ces dérogations encore sont restreintes aux minimes propriétés qui ne dépassent pas un hectare d’étendue et 8 000 francs de valeur[6]. En somme, ces repentirs qui, s’ils eussent été larges et définitifs, auraient amélioré la condition de nos paysans, ont été des infidélités minuscules, donc inefficaces, aux erreurs maintenues comme principes, et dans ces tentatives fragmentaires et contradictoires, rien n’est complet sinon l’anarchie de doctrine où s’agitent ceux dont la volonté est notre loi.

Enfin la guerre, qui ne permettait plus à personne de méconnaître l’importance du nombre, a fait ce miracle d’obtenir au plus méconnu, au plus bafoué des services publics, à la paternité, quelques égards et un peu de respect. En 1915, étaient rappelés dans leurs foyers les pères de six enfans. Il fallait la défaveur où était tombée la famille pour qu’on tardât tant à lui rendre son chef. Mais il était rétabli dans sa magistrature domestique, dans sa dignité nationale : de l’aveu de l’Etat, le père avait une mission égale, supérieure même à celle du combattant. Il était parti accompagné par l’ironique sourire qu’on donne aux dupes, il revenait reçu par les foyers moins féconds avec envie et par l’opinion avec déférence. Ménager la fécondité présente n’était pas assez, il fallait veiller sur la fécondité future. Le gouvernement s’est avisé soudain qu’il la faut défendre dès le sein de la mère et contre la mère elle-même ; il a eu des paroles menaçantes contre les avortemens qui enlèvent chaque année à la France le tiers des enfans conçus, il a songé à gourmander par des circulaires la mollesse des magistrats, il a projeté de retirer ces affaires au jury devenu par trop d’acquittemens un complice plus qu’un juge. Il semblait qu’il voulût mettre un terme aux manœuvres plus destructrices encore des naissances que les avortemens, à la propagande contre la conception, à l’enseignement pratique de la stérilité. Là seraient de vrais remèdes. Si les 300 000 êtres annuellement tués dans le sein de la mère en sortaient saufs, et si les êtres plus nombreux que tant d’époux se refusent à créer étaient admis à vivre, 1000 000 de nouveau-nés au moins s’ajouteraient aux 700 000 qui chaque année viennent au monde. Et, la mort continuât-elle à nous prendre chaque année 700 000 Français, il nous resterait assez de surcroît pour égaler les peuples prolifiques.

Mais la rigueur des châtimens mît-elle fin aux pratiques abortives, comment obtenir des époux la fécondité de leur union ? Par quelle persuasion un gouvernement fondé sur la volonté des individus substituerait-il à leur volonté la sienne ? Fait pour laisser chacun juge et maitre de sa propre vie, par quelle autorité obligerait-il les adversaires de la famille à multiplier leur famille ? Etabli par eux comme l’intendant de leur bonheur personnel, par quel illogisme obtiendrait-il d’eux le sacrifice de leur bonheur à celui de la patrie ? Sa doctrine ruine son autorité. Toutes ses disciplines sont minées par son idolâtrie du libre arbitre. Et c’est pourquoi cette campagne moralisatrice, évanouie en projets, n’a été elle-même qu’un avortement de plus.

Puisque la résurrection de la race devait être obtenue à tout prix, ce prix ne pouvait être que l’avantage présent de l’individu. L’Etat n’avait à faire appel qu’aux sentimens formés par lui ; il lui fallait, pour accroître, les familles, rendre l’accroissement profitable à leurs chefs, offrir des choses qu’il eût sous la main contre celles qu’il désirait, pour obtenir, acheter. Dès qu’il s’agissait d’un marché, il devait s’agir d’argent. L’argent est le commun dénominateur des cupidités terrestres. Il n’est guère de jouissances qu’il n’acquière ; le posséder est avoir le droit de choisir entre elles, de se les offrir à sa faim, et d’en changer à son gré. Sous un régime où l’argent est devenu le maitre d’à peu près tout, a abaissé l’intelligence qui atterrit au ras des désirs dominés autrefois par elle, et assure non seulement la richesse, mais l’autorité, mais les honneurs, l’idée devait venir, puisque la famille était nécessaire, de la payer argent comptant. Dès le début de la guerre, l’enfant avait valu une allocation à la mère dont le mari devenait soldat. On songea à étendre la méthode de rémunérer la famille, soit par un fonds permanent et confié à l’Etat, soit par des bourses, soit par des pensions, soit par des primes payées ou à la naissance de chaque enfant, ou quand il aurait franchi ses mois les plus dangereux, ou quand il aurait atteint sa dix-huitième année, ou quand ils seraient déjà quatre au foyer. Les projets de loi ont afflué, concours de bonnes intentions. Mais le loisir a manqué pour transformer en votes les désirs qui se déclaraient urgens. Ils n’ont qu’une valeur d’indices, comme ces faibles gestes qui précèdent le réveil. Le réveil est encore à venir. Et si quatre ans de guerre n’ont pas obtenu une mesure efficace on faveur de la famille, qu’espérer de la paix ?

Un peu de philosophie eût révélé à ces législateurs pourquoi leur méthode était vaine. Plus ils comptent sur l’intérêt, moins ils sont excusables de n’avoir pas prévu l’inefficacité de leurs offres. Les époux formés à l’école positive, et par elle instruits à restreindre le foyer comme on se retire d’une mauvaise affaire, doivent examiner tout marché relatif à ce foyer avec l’esprit qu’on leur a fait. Ils calculeront ce qu’ajoute à leur avoir la création d’enfans. Parmi les projets présentés pour soutenir d’une aide pécuniaire la famille, un seul est devenu loi, la loi du 14 juillet 1913. Elle assure au père pour les enfans qui suivent le troisième, de 60 à 90 francs par enfant de moins de treize ans. C’est pour le père de cinq enfans de 120 à 180 francs par an, et, s’il est veuf, de 180 à 280 ; pour la mère, si elle est veuve, de 270 à 360 francs. Or des subsides qui commencent seulement à la venue du quatrième enfant et qui disparaissent dès sa treizième année, au moment où la dépense de son entretien augmente, ne détermineront pas les époux avares de leur argent ou de leur peine à accroître leur famille. Le secours de l’Etat, selon le projet le plus large qui ait été présenté au Parlement[7], serait de 2 000 francs au père de quatre enfans lorsque le plus jeune de ceux-ci atteindrait sa quinzième année. Suivons dans l’esprit calculateur des époux les impressions produites par cette offre. Près de la moitié des nouveau-nés meurent dès leurs premières années : il faudrait que les époux missent au monde plus de quatre enfans pour acquérir des chances à la prime ; les dépenses faites pour les disparus ne donneraient droit à aucune indemnité et diminueraient d’autant le bénéfice de l’opération. 2 000 francs partagés en quatre font 500 francs par enfant : 500 francs paieront-ils quinze ans et plus de dépenses ? Quand il s’agit de la famille, ce n’est pas seulement la dépense qu’il faut porter en compte, c’est l’esclavage continu, c’est la certitude de sollicitudes successives et, pour rançon de joies intimes, la chance de grandes douleurs. S’imagine-t-on acquitter tous ces sacrifices par des bonnes-mains dérisoires ? Ne faisons fi de rien : les moindres avantages peuvent déterminer, dans les plus âpres calculateurs, des cupidités créatrices. Mais ne mettons pas notre confiance en de tels dédommagemens. Pourquoi, dira-t-on, le Parlement n’élèverait-il pas les subsides jusqu’à les rendre efficaces ? L’argent lui coûte si peu ! Au contraire, certain argent lui coûte fort cher. Il faut pénétrer au fond des choses : la générosité envers la famille est incompatible avec certaines doctrines de gouvernement.


II

Un des hommes les plus éminens qu’il m’ait été donné de connaître, l’amiral de Gueydon, me répétait autrefois : « Le célibat mâle est le maitre de la France. Il y règne seul sous le faux nom de suffrage universel. La est notre pire malheur. »

La France a dans sa population d’adultes, à peu près six millions de célibataires qui ne forment pas la majorité. Mais il faut leur adjoindre deux millions d’époux qui n’ont pas d’enfans. Ne sont-ils pas des demi-célibataires les trois millions d’époux qui s’en tiennent à un enfant ? On atteint ainsi à onze millions. Les époux qui ont plus d’enfans, — et parmi lesquels plus de deux millions et demi en ont seulement deux, — sont six millions et demi. Donc, en France, l’autorité n’appartient pas à ceux qui perpétuent la race.

Le principe essentiel de la société contemporaine, la religion du bonheur personnel, eût été trahi si les maîtres de l’État n’avaient mis en exploitation, à leur profit, les ressources de l’Etat : secours, places, faveurs, tous ces avantages matériels se sont trouvés acquis et comme monopolisés par le célibat. La restauration de la famille française, si elle doit se faire à prix d’argent, apporte aux célibataires un double préjudice : il leur faudra constituer des privilèges pécuniaires dont ils seront exclus et qu’ils auront à payer. Ils représentent des intérêts non seulement étrangers, mais contraires à ceux de la famille. Voilà pourquoi la détresse où elle sombre n’a obtenu du pouvoir le plus converti à la toute-puissance de l’argent que l’intention de subsides misérables, et quand ils seraient votés, les époux gagneront trop peu pour conclure le marché. Hors du Parlement, quelques calculateurs ont parlé d’autres chiffres. M. Leroy-Beaulieu a demandé pour le début 175 millions par an, et M. Charles Richet un premier fonds d’un milliard. Milliard plus nécessaire que celui des émigrés, soit ; mais c’étaient les émigrés qui se le votèrent, en ne laissant à la nation qu’à le payer, et ce sont les célibataires qui voteraient et paieraient celui-ci. Celui-ci et bien plus : car la France ne sera pas hors du péril avant le jour où elle s’accroîtra, comme elle faisait jadis, comme ses rivaux font encore, de 500 000 à 1 000 000 d’hommes par an. Si c’est avec de l’argent qu’il faut acheter tant de naissances aux époux jusqu’ici satisfaits et félicités de vivre en bons célibataires, quelle somme exigeront-ils et combien les émigrés auront coûté moins cher !

Il s’agit donc pour nos célibataires de rendre pire leur sort ? Or notre dernière religion d’Etat, le culte du bonheur personnel, a livré la société à l’égoïsme. C’est contre ce sentiment que se briseront les efforts tentés pour la famille. Elle n’a pas cessé de paraître à la majorité de ceux qui sont les maîtres en France la créancière importune qu’ils ne sauraient doter sans s’appauvrir. Ceux qui n’ont pas voulu s’embarrasser de leurs propres enfans consentiront-ils à s’embarrasser d’enfans étrangers ? Sans doute l’intérêt général commande : mais où ces juges de l’intérêt général ont-ils appris à préférer les autres à eux-mêmes, à constituer un privilège dont ils s’excluraient ? Les mouvemens réflexes de leur cupidité saisissent tout ce qu’elle peut dérober au partage pour en jouir seule. Le jour où la velléité de réserver aux enfans de familles nombreuses un rien, fût-ce les bourses des écoles, se transformerait en projet ferme, les pères qui ont consenti tout juste à subir la charge d’un ou deux enfans accepteraient-ils de renoncer à cette éducation gratuite et d’appesantir leur fardeau pour alléger celui d’autres pères ? Pour que les fonctions publiques s’entrouvrissent comme une récompense aux chefs de nombreuses familles, l’élimination des célibataires devrait être consentie par un gouvernement de célibataires qui perdrait trop à perdre ce moyen d’influence sur les célibataires ses cliens. Moins encore les réductions d’impôts soulageront-elles les chefs de famille, tant que ces réformes seront à la merci de ceux qui ne sont pas chefs de famille. Dans le pays, compterait-on sur la majorité des contribuables pour accepter de bon cœur la formidable surcharge ? Et les parlementaires voteront-ils des mesures faites pour détacher d’eux leurs électeurs ? Un veto perpétuel des célibataires fera tir de barrage contre les mesures efficaces en faveur de la famille. Où ils resteront les maîtres, elle continuera d’être, au lieu de représentée, sacrifiée.

Que la famille, sans laquelle il n’y a ni individus ni patries, n’ait pas autorité dans l’État, voilà le désordre générateur de tous les autres. Si la société est un être continu dans ses évolutions successives, si chacune des générations a le droit et le devoir de transmettre intact ce qui ne vieillit pas dans l’héritage des pères, il est inadmissible que le destin tout entier de l’être durable soit abandonné à l’arbitraire perpétuellement souverain de passans ; que les garanties les plus essentielles à l’avenir puissent être détruites, compromises, maladroitement servies par les haines, les préjugés, les zèles insuffisans de maîtres éphémères ; que des êtres déjà vivans ne soient pas admis à protéger leur avenir déjà contemporain. Aujourd’hui, les jeunes gens de dix-huit, de dix-neuf et de vingt ans sont les soldats de la France ; ils souffrent, et beaucoup meurent pour des fautes plus vieilles qu’eux, pour la longue imprévoyance des aînés, et parmi ces aînés abondent des solitaires hors d’âge, incapables de se battre, destinés à disparaître demain sans descendans. Les premiers, même quand ils donnent leur existence, n’ont pas d’avis à donner ; les seconds gouvernent cet avenir qu’ils ne verront pas. Dans l’Etat comptent pour rien ceux qui sont la force, la durée et le nombre.

C’est au nombre que le suffrage universel a prétendu remettre l’empire. Il ne l’assure qu’aux majeurs mâles ; or, la totalité des adultes n’atteint pas à la moitié de la population. La majorité appartient à la masse des enfans et des adolescens. Pour que la promesse du suffrage universel cessât d’être un mensonge, il ne suffirait pas que la femme, aujourd’hui écartée du’ vote, partageât avec l’homme la souveraineté. Chez les femmes aussi, les non-mariées et les mariées sans enfans l’emportent : le suffrage des femmes n’assurerait donc pas la représentation de la famille. La réforme essentielle est que les plus nombreux de la famille, les non-adultes, obtiennent une part légitime de pouvoir dans l’Etat. Dès qu’ils naissent, naît leur intérêt à la sagesse des lois, à l’ordre des finances, à la paix du monde. Ils sont même ceux dont l’intérêt à la prospérité générale est le plus grand : car ce sont eux qui auront à supporter le plus longtemps le poids des fautes commises, et, quand leurs aînés auront disparu, eux resteront. Il y a donc une iniquité manifeste à ce que nulle influence ne protège contre la dilapidation leurs biens les plus précieux, non seulement leur patrimoine et leur autonomie personnels, mais l’ordre, mais le territoire, mais la force, mais l’honneur de la patrie. Si la génération qui monte est inapte à sauvegarder elle-même son avenir, elle, indispensable à l’Etat, n’aura-t-elle donc personne dans l’Etat pour la défendre ? Quand un droit existe, l’incapacité de ses possesseurs à l’exercer n’autorise personne à le méconnaître, et, pour qu’il ne soit pas violé, on leur constitue un mandataire. Les enfans ont un mandataire, sans égal par l’attachement, la fidélité, la similitude entre ses propres intérêts et les leurs, c’est le père. Le père ne possède pas la plénitude de son propre droit où il ne peut sauvegarder l’avenir des siens. La société domestique dont il a le poids et dont la nation a le profit est une création nécessaire qui ne saurait être abandonnée au hasard et pour le salut de laquelle son fondateur doit être armé. Et puisque sous notre régime politique la source de l’autorité est le suffrage populaire, le moyen d’assurer à la famille une garantie dans l’Etat est d’offrir au citoyen, quand il est père, un surplus de suffrages[8].

Tout a tourné contre la famille depuis que la Révolution a donné le pouvoir au célibat mâle ; tout deviendrait favorable pour elle le jour où la majorité des suffrages appartiendrait aux pères. N’y eût-il pas d’autre changement, et les mêmes hommes gardassent-ils le pouvoir, tout serait changé. Le même intérêt qui tient fidèles aux désirs des célibataires les candidats ambitieux d’être réélus, attacherait les mêmes empressés, avec le même zèle, à des volontés contraires, si la balance indifférente oscillait sous un poids autre et plus lourd, et les privilèges de la famille paraîtront d’autant moins discutables que des suffrages plus nombreux seront assurés aux pères des plus nombreux enfans. Or il y a six millions et demi de familles. Si le père obtient un double vote, les pères de famille auront treize millions de suffrages ; les célibataires et les pères stériles ne comptant que pour huit millions, la prépondérance familiale serait établie. Elle aurait plus d’apparence, peut-être, que de réalité : les pères de deux enfans peuvent être suspectés d’hésitation entre l’intérêt individuel et l’intérêt familial, et les pères d’un seul enfant suspectés de préférence pour l’intérêt individuel. C’est au troisième enfant que les époux commencent à accroître la population et ont pris parti pour le devoir social. Si ces derniers obtiennent plus de deux voix, elles seront fidèles à l’intérêt de la famille ; plus fidèles encore celles des pères qui lui auront donné plus de gages et de sacrifices. Si en France le père disposait d’autant de suffrages qu’il représente d’enfans vivans, la famille serait sauve dans ses membres comme dans son chef.

Ceux qui préfèrent au salut la mort selon les phrases refusent de porter atteinte à l’égalité politique entre les citoyens. L’égalité de la valeur civique existe-t-elle donc entre l’homme qui refuse à l’Etat les travailleurs ou les soldats, s’enrichit des sommes qu’ils auraient coûtées, ne sert que lui-même, et l’homme qui, ne songeant pas à soi, s’appauvrit à l’avantage de la nation ? Et si le service rendu à l’Etat par les uns et par les autres est inégal, pourquoi leur autorité dans l’Etat serait-elle égale ? La justice n’a-t-elle pas aussi sa formule : « A chacun selon ses œuvres, » et l’intérêt public n’exige-t-il pas, quand le grand mal est l’affaiblissement de la famille, qu’un surplus de puissance revienne à la famille dans la personne de ses défenseurs ? Si rendre au père sous une forme nouvelle l’ancienne autorité est une nouveauté, innovons. L’audace française, que le goût de donner l’exemple excite d’ordinaire, reculerait-elle devant le prétexte que le droit commun des peuples n’a pas encore sanctionné cette mesure ? Tant mieux si, en la prenant les premiers, nous regagnons un peu de l’avance que nous leur avons laissé prendre sur nous. Il ne s’agit pas de subtiliser sur ce que nous devons à l’opinion des autres, ou à nos modes d’hier ; il s’agit de savoir ce que nous devons à notre salut. Notre mal permet-il ce salut à prix réduit et avec des ménagemens pour les fautes dont nous mourons chaque jour ? Le meilleur régime est le plus contraire à celui qui nous perd avec la famille, celui qui la ferait la plus maîtresse de son sort.

Le jour où le père de famille deviendrait un citoyen politiquement supérieur au célibataire, et où sa puissance électorale se multiplierait par le nombre de ses enfans, la philosophie de nos institutions sera autre. Ce ne sera pas seulement un remède assuré au plus grave de nos maux. Ce sera la certitude que seront découverts tous les remèdes capables de nous guérir et ignorés de nos médecins actuels. On ne se fiera plus pour chercher des lois meilleures aux auteurs des mauvaises lois, on n’abandonnera pas le soin d’arrêter la dépopulation à ceux qui laissent dépérir la race. Leur bon vouloir fût-il sincère, ils n’ont pas le sens de la famille, de ce qui la touche, l’attire, la paralyse, la blesse, la ressuscite. Les pères épargneront à la réforme essentielle les inerties, les hésitations et les méprises, en se confiant à eux-mêmes le mandat de l’accomplir. Lorsque, mandataires inamovibles de la famille, chacun par droit personnel, ils seront devenus ses mandataires politiques par leurs votes réunis, sera constitué le pouvoir le plus apte à la régénérer. Leur expérience et leur tendresse s’élèvent, quand il s’agit de ce qui leur est le plus cher, à la divination ; à eux le courage ne faillira pas pour mettre où il faudra l’énergie, la constance et le prix nécessaires. Eux, en même temps qu’ils restaureront la race, rétabliront dans notre vie nationale la gravité, la décence, le souci de la bonne réputation, le goût des honnêtes gens ; ils jetteront bas le mur que les gredins ont fait bâtir par les niais entre la vie privée et la vie publique ; ils rappelleront que pour les hommes publics il n’y a pas de vie privée ; ils mettront des bornes à la tolérance infinie dans laquelle pullulent les scandales ; ils ne laisseront pas notre esprit, nos allures et nos affaires infectés par le sans-gêne, la corruption, le cynisme[9]. Ces vices ne se développent pas au foyer ; l’existence familiale ne s’accommode pas d’eux ; il y a dans la magistrature du père une vertu éducatrice, et elle le forme lui-même aux traditions saines qu’il enseigne, il se fortifie dans l’atmosphère qu’il crée. Par lui les mœurs de la famille s’étendront à la société. Alors le plus essentiel de l’œuvre nécessaire sera accompli. Car elle est plus morale que politique et s’il importe que le père exerce une autorité politique, c’est surtout afin qu’il rende autorité à la morale, car il faut autre chose que l’énergie humaine pour ouvrir au devoir la dureté des cœurs. Quand du rocher jaillit la source, il n’avait pas été frappé par Josué, mais par Moïse. Et cet autre roc, la stérilité volontaire, se laissera moins vaincre par les armes de la force terrestre que par le commandement de la Foi.


III

Les familles fécondes sont celles où la foi religieuse survit intacte et elles sont d’autant plus fécondes que la foi y garde plus d’empire : voilà une leçon de choses, la leçon continue des choses. Ce serait assez pour qu’elle instruisît un temps comme le nôtre, attentif surtout à l’autorité des faits. Mais outre que ces faits sont en réalité, ils sont tels qu’ils doivent être en raison.

Non pas que cette raison soit incapable de discerner par sa propre lumière nos intérêts et nos devoirs. Mais quand elle statue seule sur le devoir familial, elle est sollicitée par des intérêts contraires. D’une part, elle reconnaît que la fertilité des races est nécessaire souvent à leur salut, toujours à leur influence, que les foyers aux enfans assez nombreux pour former une petite société, vivre en égaux, se supporter, se juger, s’attacher les uns aux autres, ne pas attendre de la fortune paternelle un avenir paresseux et compter sur eux-mêmes sont les meilleures écoles de l’homme. D’autre part, elle constate les surcharges ajoutées à l’existence des époux, par la présence de fils et de filles, par les amoindrissemens que cette tyrannie domestique impose à la liberté, aux plaisirs, aux succès, à la vocation des pères et des mères, quelquefois par la détresse, la faim, le désespoir auxquels, pour donner la vie à d’autres, ils condamnent leur propre vie.

Or, ces intérêts opposés n’exercent pas sur la raison un égal empire. Ceux d’ordre général la surprennent comme lointains, l’obligent à sortir de ses pensées habituelles et, par surcroît, la convient aux renoncemens dont la récompense est future et l’incommodité immédiate : ils exigent d’elle à la fois un effort et un sacrifice. Au contraire, les intérêts particuliers sont ceux que la raison de chaque homme a l’habitude de connaître. S’il s’agit d’eux, elle n’a pas à se mettre en garde contre ses sollicitudes les plus chères, à sortir de ses familiarités les plus intimes. C’est au milieu d’eux qu’elle habite, ils ne cessent pas de plaider leur cause auprès d’elle, elle a d’avance le goût de les servir, et, comme ils ne lui proposent aucune privation, mais des avantages immédiats et personnels, ils disent ce qu’il lui plait d’entendre. Et par cela même qu’elle vit en ce moi où règnent nos égoïsmes, entre eux et elle se fait une confusion. Elle leur commande, mais ils lui commandent plus encore. Elle est leur surveillante, mais aussi leur captive. Elle se persuade de nous ordonner ce que nous avons envie de faire et nous justifie de ne pas faire ce qui nous déplaît. Il est donc naturel, si nous sommes seuls arbitres de nos actes, que, sollicités en sens contraire par les deux raisons qui se combattent en nous, nous préférions à la visiteuse austère, incommode et porteuse de contraintes, la compagne accommodante et complice de nos désirs, car c’est cette raison-là que notre égoïsme appelle la raison. Or, seule mérite ce nom celle qui, dégagée de notre égoïsme, est indifférente à nos préférences, n’emprunte rien de son autorité à notre consentement, ne perd rien de ses droits par nos refus, et impose son infaillibilité à nos insoumissions. Si une telle lumière n’existait pas pour éclairer les ombres que l’incertitude des jugemens humains laisse sur le devoir, l’univers serait une œuvre imparfaite. Si cette raison indépendante de l’homme et digne de le gouverner absolument et sans fin existe, qu’est-elle, sinon Dieu lui-même ?

Tel est précisément le caractère que lui reconnaît la foi.

Certes, la foi ne dissipe pas dans l’âme la plus religieuse les inquiétudes de la sagesse humaine, les tentations de libertés, les affres de misères qui s’élèvent contre l’enfant dans le cœur de l’incrédule. Mais entre les deux hommes voici la différence. L’incrédule, qui a pour guide unique de ses actes sa raison personnelle, a pour la redresser, si elle le trompe, une seule autorité, la raison faillible d’hommes semblables à lui. Or, l’influence des uns sur les autres est ruinée par cette égalité d’origine et d’imperfection. Si donc cet homme s’est laissé gagner par les sophismes ennemis de la famille, il y a invraisemblance qu’il se laisse convertir au devoir, soit par lui-même, soit par autrui : par lui-même, car les erreurs qui l’ont séduit ne cesseront pas de le tenter ; par autrui, car ce serait croire plus à des hommes faillibles comme lui qu’à lui-même. Le croyant est délivré de ces conflits. Entre les craintes qui le détournent d’être père et l’ordre qui lui commande de créer, il n’y a pas égale puissance. Les répugnances sont les fantômes d’une imagination tourmentée par un demain qu’elle ignore ; le précepte est la voix du maître qui dispose du présent et de l’avenir. Dès lors, tous les conseils de l’égoïsme sollicitent en vain le croyant, en vain les apparences donnent un air de sagesse à ses craintes. Il y a une sagesse à laquelle il croit plus qu’à la sienne, celle-là lui rappelle qu’il est superflu de prévoir et utile seulement d’obéir, et que Dieu dément comme il lui plaît les vraisemblances au profit des siens., Le fidèle parût-il oublié par cette miséricorde et puni de sa soumission, il sait que toutes les heures ne sont pas celles de la récompense, il accepte celles de l’épreuve, dussent-elles toute la vie préparer la récompense certaine des résignations patientes. Cette foi qui rend le devoir perpétuellement impérieux, malgré les souffrances nées de lui, est la source de la fécondité dans les familles et dans les races. Elle agit, et elle seule peut agir dans toutes les circonstances où l’homme doit sacrifier sa satisfaction immédiate à son vrai bien, ou un avantage personnel au profit d’êtres plus nombreux, plus vastes, plus permanens, la famille, la race, l’humanité. Et l’incomparable service qu’elle rend au monde est de sauvegarder les intérêts généraux qui, sans elle, seraient vaincus dans la raison humaine par l’égoïsme des intérêts particuliers.

Voilà le fait évident et mystérieux. Le but, l’ordre, l’efficacité, la noblesse de la vie sont révélés à l’homme par un pouvoir que nulle contrainte extérieure ne sanctionne, qui dans le plus profond de la conscience préexiste sans avoir été choisi, et règne sans se montrer. La preuve la plus certaine que ce Dieu caché existe est qu’il s’impose à nous contre nous-mêmes ; toutes nos passions ont un intérêt constant à ce qu’il ne soit pas, et c’est lui qui obtient notre adhésion volontaire à ce qui nous déplaît et nous coûte. Il accomplit depuis l’origine du monde le plus continu des miracles, puisque l’homme, si jaloux de ne pas servir, joint les mains et les tend aux liens sacrés. Voilà l’origine de la perpétuité familiale. Sans cette contrainte surhumaine, les lois les plus sages, les avantages les plus habilement offerts par l’Etat ne parviendront pas à équilibrer dans les calculs de la volonté les mauvais risques apportés par la famille à l’existence individuelle. Par cette contrainte, toutes les oppositions de l’égoïsme sont détruites. Et le père n’obtiendrait pas autorité dans l’État, et les lois continueraient à dissoudre le foyer des paysans, et l’incertitude continuerait à compromettre le sort des ouvriers, et la pauvreté à solliciter de son mauvais conseil la plupart des époux : si la foi restait pleine resteraient pleins les foyers.

Mais, par cela même que la foi nous élève au-dessus de notre nature, elle est un effort et notre nature, par sa pesanteur, nous sollicite sans cesse de redescendre. La terre qui nous attire semble monter vers nous, nous ressaisit, et tous les reliefs du sol, qui grandissent de notre abaissement, nous dérobent l’étendue du ciel. Plus nous descendons, plus, pour le voir encore, il nous faut reprendre nos yeux à ce qui les retient et relever la tête déshabituée de cette fatigue. Les uns, qui se laissent tomber jusqu’à l’enlizement, peu à peu engloutis par la destinée présente, n’appartiennent plus qu’à la matière. D’autres, par une fidélité d’exilés à la patrie lointaine, conservent la croyance divine : mais ici pas d’équivoque. La profession de foi la plus catholique ne confère pas, par la seule vertu des formules, une immunité contre les pires faiblesses. Et ce n’est guère la posséder que l’avoir seulement sur les lèvres. Des chrétiens ressemblent-ils au païen :


… qui sentait quelque peu le fagot
Et qui croyait en Dieu pour user de ce mot,


leur foi ne gouverne pas l’habitude de leurs actes, ne les garde ni du mensonge, ni de l’avarice, ni de l’envie, ni de la cupidité, ni de l’injustice, ni de la galanterie, et leur infidélité habituelle aux devoirs n’a pas chance de se transformer en fidélité au devoir le plus incommode, la fondation des familles. Ce sont des croyans nominaux, leur titre est un titre nu et, à ne pas se distinguer des incrédules, sinon par lui, ils font tort à la religion qu’ils professent, car elle semble ou impuissante à les rendre meilleurs, ou complice de leur duplicité à unir les beaux préceptes et les laides actions. Elle devient efficace pour ses fidèles le jour seulement où elle les change, c’est-à-dire dans l’exactitude du terme, les convertit. Dès lors et par toutes les victoires qu’ils remportent sur eux-mêmes, elle les habitue à se vaincre plus encore, façonne leur liberté à vouloir le joug, et leur conscience à porter chacun de leurs actes aux pieds du législateur et du juge souverain.

Pour les soutenir dans ce dur exercice, il leur faut un appui et un guide. Ils sont rappelés à chacun de leurs devoirs par l’insistance affectueuse, mais continue, de l’Église. C’est l’Eglise qui, au moment où le monde antique s’éteignait en débauche stérile et préparait la déshérence de la raison humaine, apprit aux barbares la raison divine de la fécondité conjugale et par eux repeupla l’Europe. La loi avait été si profondément gravée que, jusqu’aux derniers siècles, l’Eglise n’eut pas à se répéter pour être obéie. Elle se trouva embarrassée de rompre le silence quand les naissances commencèrent à se restreindre. Elle savait que le mal était dû à de vicieuses pratiques, mais c’étaient les vils secrets du petit nombre parmi les époux. Fallait-il, par une condamnation publique des pervertis, apprendre aux irréprochables la tentation du mal qu’ils ignoraient ? La prudence parut déconseiller des enseignemens collectifs et trop précis sur des matières si délicates ; des conseils discrets offraient moins de dangers et suffiraient peut-être. Et, quand il fut certain qu’ils ne suffisaient pas, c’est l’étendue même du mal qui fit hésiter la parole chargée de sauvegarder la doctrine. Le parti pris de restreindre les naissances devenait si fort que le combattre ouvertement était risquer une révolte publique : ne valait-il pas mieux encore patienter que rompre, laisser à leur bonne foi les époux mal instruits de la faute commise par eux qu’aggraver leur responsabilité en leur donnant la pleine conscience du mal où ils ne cesseraient pas de tomber ? Toutes ces considérations ont contribué au silence qui coûtait au clergé et le laissait anxieux comme tous ces compromis faits avec le mal par peur d’un mal pire. Le résultat a été tel qu’il ne laisse plus de place à aucun doute. La prudence humaine cesse d’être légitime où il faut précisément déjouer les calculs de la prudence humaine. L’Église ne doit pas par son silence paraître complice des désordres que sa loi condamne. Si elle amoindrit le devoir dont elle est l’interprète, c’est son autorité qu’elle amoindrit. Si elle se taisait devant le mal pour conserver comme disciples ceux qui ne sont plus des fidèles, elle se déserterait elle-même. Sa mission n’est pas de l’emporter par le nombre, mais par les vertus de ceux qu’elle guide. Que beaucoup l’abandonnent ne se sentant plus le courage de la suivre, c’est leur faute, mais ce serait sa faute si beaucoup croient qu’ils peuvent être à la fois à elle et à leurs vices. Une minorité de chrétiens véritables s’imposera au respect et par lui accréditera sa morale, une majorité de chrétiens trop semblables aux incrédules ne persuadera pas ceux-ci de venir à elle. Ces règles s’appliquent aux doctrines, de l’Église sur le devoir conjugal. Les progrès- du savoir licencieux sont tels qu’il n’y a plus grand péril de troubler des innocences parfaites en condamnant avec la précision requise les stérilités volontaires. La loi de procréation contient plusieurs commandemens qui ne sont ni à amoindrir, ni à diviser : elle ne permet ni aux époux de se faire plus prévoyans que la nature, ni aux maîtres de refuser à leurs serviteurs le droit d’être pères et mères, ni aux propriétaires d’interdire systématiquement domicile dans leurs maisons aux enfans nombreux. Tout cela étouffe la race, tout cela doit être déraciné pour la sauver, tout cela appelle l’action courageuse de l’Église[10].

Dès 1908, alors que les chaires ne retentissaient pas encore de cet enseignement, un docteur, un philosophe, un évêque, le cardinal Mercier, opposait en Belgique, au fléau de la dépopulation volontaire, la consciencieuse et justicière intrépidité qu’il devait opposer plus tard au fléau de la conquête féroce. Déjà conscient de la solidarité entre son pays et le nôtre, il se sentait sollicité par « le mal dont, disait-il, la France souffre si cruellement, » à préserver d’un destin semblable « les destinées de la patrie belge. » Par une lettre pastorale qui, dépassant les limites d’un diocèse, s’adressait non seulement à la Belgique, mais plus encore à la France, et à toute la société humaine où les ennemis de la famille sont répandus, il rappelait avec la netteté la plus rigoureuse le devoir chrétien à ceux qui « s’insurgent contre l’Évangile et contre Dieu et abdiquent leur dignité d’homme, qui se laissant assujettir par la passion, ou enchaîner par l’intérêt, pratiquent le commerce conjugal en fraude des lois qui régissent la reproduction de la vie[11]. » Et chaque page de son mandement prouvait qu’il n’est pas de sujet où la pureté d’un apôtre ne sache jeter sur l’impureté des passions la lumière sanctifiante du devoir. Cette lumière ne manquera pas à la France. Depuis la guerre, vingt mandemens épiscopaux ont dit « les honteuses origines et les désastreux ravages de la dépopulation. Jamais la chaire chrétienne n’avait fait entendre d’enseignemens plus précis sur cette matière délicate et n’avait rappelé avec plus de fermeté « les anathèmes portés par Dieu contre les profanateurs du mariage[12]. » La leçon tombée de haut se propagera par les enseignemens de la vie paroissiale, et l’Église accomplira tout son devoir. Mais à son courage il faut l’indépendance.

L’État aussi a un devoir : ne pas combattre l’influence qui rend ce service social. Si le catholicisme a perdu en France, il ne faut pas conclure à l’insuffisance intime d’un postulat ébranlé par les attaques scientifiques du scepticisme contemporain. Les deux principes hostile » ne sont pas demeurés seuls en conflit. Le résultat de la lutte a été faussé parce qu’un tiers est intervenu, pour soutenir une des doctrines et combattre l’autre. Ce tiers est l’État. L’État s’est fait, depuis longtemps déjà, une foi d’incrédulité ; au service de cette incrédulité il a mis le prestige de son exemple, de ses déclarations, de l’enseignement qui, des universités célèbres aux écoles de village, forme les intelligences.

Se fût-il borné à prendre parti entre la philosophie incrédule et la philosophie religieuse, l’État aurait méconnu sa compétence. Il n’a pas pour tâche de créer l’opinion, mais de la servir : il l’avoue en parlant sans cesse de liberté, et quelle liberté est plus jalouse que celle des consciences ? Mais cet appui intellectuel aux théories d’impiété leur fut le moindre secours de l’État. Cet État, de tous le mieux organisé pour rendre son inimitié redoutable et sa faveur fructueuse, a employé toutes ses forces, les lois, les budgets, les fonctions et l’arbitraire, à réduire les catholiques à la condition de suspects, d’exclus, d’ennemis intérieurs. Il a changé une lutte de doctrine générale en une lutte d’intérêts particuliers. Ceux qui promettaient respect à toutes les libertés pour entrer dans la place, pour y rester, ont voulu se faire maîtres de tout. Leur contradiction fut leur force ; l’immense butin des faveurs gouvernementales distribuées sans scrupule attacha à leur fortune même une partie de ceux qui réprouvaient les luttes religieuses. Le fait que manquer à sa parole assurait l’avenir, devint pour la nation entière une leçon de scepticisme, et le plus grand mal ne fut pas que ce régime déçût la foi aux libertés publiques, mais qu’il la détruisît. Les catholiques même furent tentés, au lieu d’entreprendre contre lui une lutte incertaine et longue, de s’assurer, par l’abandon de leurs croyances, part à la faveur de l’État. Ainsi ont été détachés ceux qui ne sont pas faits pour souffrir, les ambitieux, les timides, les tièdes, les serviles, c’est-à-dire en tout pays, même dans le nôtre, beaucoup de gens.

L’irréligion de l’État se bornât-elle à un apostolat d’idées, on chercherait en vain une excuse à son choix. Combattre une croyance qui donne de la noblesse à l’homme, de la logique à l’existence, de l’infini aux espoirs, et commande à chaque génération et à chaque individu les sacrifices nécessaires à la force des peuples, à la durée de l’espèce ; enseigner comme préférable une ignorance qui, n’apprenant à l’homme ni son origine, ni sa destinée future, fixe toute sa sollicitude sur l’heure Présente, comme sur son unique bien, et rend illogique de sacrifier rien aux autres et à l’avenir, est, pour les responsables des intérêts généraux, la plus pauvre des conceptions. Mettre à prix l’impiété des citoyens et la payer avec la puissance et la richesse de l’Etat est la perversion la plus grossière de l’autorité. Méconnaître que, dans une démocratie, la collaboration au pouvoir doit être accessible à tous, pour le profit exclusif de certains détourner ce qui appartient à la communauté, écarter ceux que leur intelligence de la vie et de l’homme oblige à mieux comprendre et à mieux servir les autres, prendre pour favoris ceux que leur scepticisme destine à chercher et à satisfaire partout et aux dépens de tout leur propre avantage, est doublement trahir l’intérêt public. Encore s’il ne s’agissait que de théories fausses, on pourrait prendre patience, compter sur le temps qui est la pierre de touche des idées ; s’il ne s’agissait que des accaparemens iniques, on se dirait que l’injustice est le droit commun des pouvoirs, qu’après celui-ci un autre apportera sinon le dédommagement de pratiques meilleures, au moins la diversion d’autres torts, et que même sous les pires régimes les peuples continuent à vivre. Mais voilà précisément ce qui n’est pas vrai du présent régime. Ses idées engendrent la mort. Par lui le peuple désapprend de durer. Nous n’avons plus le temps d’attendre, puisque le régime détruit l’avenir, qu’il n’égare pas seulement, mais anéantit la race.

Les semeurs de vide, quand ils ont commencé d’étendre au foyer le désert créé par eux dans la conscience, avaient peut-être une excuse : ne pas savoir ce qu’ils faisaient. Avant la guerre, l’orgueil de la prospérité et les mœurs de la richesse conspiraient avec l’enseignement qu’épuiser tous les plaisirs de toutes les heures est la loi de la vie. Et il y avait une rancune assez répandue de cette volupté contre la croyance, qui avec les mots de sobriété et de sacrifice montrait aux gais compagnons sa face de carême. Mais Dieu a une façon de se rappeler aux sociétés qui l’abandonnent. Il détruit en elles ce qui les séparait de lui. Au temps où chacun se choisissait sa vie a succédé un temps où la vie d’un coup a été imposée à tous par le devoir, le devoir qui la rend triste, rude, laborieuse et non seulement la désenchante, mais la sacrifie. Le scepticisme eut la surprise que les attardés se trouvassent des prévoyans. Qu’ils se fussent tenus prêts pour l’épreuve leur valut un premier retour de considération. Non qu’ils fussent seuls dévoués et braves : ce fut au contraire la beauté de cette heure que la générosité ancestrale survécut intacte chez les égoïstes de la veille : mais, si l’illogisme ajoutait à leurs vertus plus de mérite, la constance assurait à celles des croyans plus d’autorité. Surtout les croyans apportaient à la défense un secours qui ne s’improvise pas, et le plus nécessaire. Quand on vit leurs fils supporter une telle part de la charge commune à tous, on eut quelque embarras que ces Français fussent traités en suspects. Par une intuition de ces changemens, les politiques jusque-là les plus ardens aux luttes religieuses ont, au début de la guerre, en gardant pour eux seuls le pouvoir, concédé du moins les mots d’Union sacrée. Belle parole, si elle n’est pas qu’une parole, si elle est la promesse d’une réforme sincère, complète et définitive.

Elle sera ce que les catholiques la feront. A eux aussi un devoir s’impose. Durant bien des années, ils ont pratiqué surtout celui de la patience. Mal gardés contre les entreprises d’une minorité haineuse par l’indifférence de la multitude, ils redoutaient d’aggraver leur sort par trop d’énergie. L’énergie leur fut plus facile contre l’envahisseur. Elle réhabilita les croyances inspiratrices de belles vertus, à ce point que dans les premiers temps de la guerre, le retour à la foi fut soudain et général. Il donna aux fanatiques de l’incrédulité une épouvante qui dure encore. Ils ont fait tout pour ramener à la matière ce peuple transfiguré par l’idéal. Avec eux a conspiré la longueur de l’épreuve : dans son traité Du sublime, Longin constate que la loi du sublime est d’être courte. Beaucoup après le souffle de tempête qui les avait élevés à l’extase, sont retombés où ils étaient. Mais ceux-là même ne sont plus ce qu’ils étaient. Ils ne tiennent plus pour ennemis les hommes dont ils constatent depuis quatre, ans le patriotisme, ni la doctrine dont ils ont reconnu, fût-ce un seul jour, la beauté.

La paix intérieure régnera donc si elle n’est plus troublée par les impénitens du fanatisme irréligieux. Et leur tentative de continuer leur passé se heurterait à un obstacle nouveau. La France est infiniment lasse des bavardages intellectuels : elle n’est plus sensible qu’aux simplicités claires. De ces évidences, la plus lumineuse est qu’avant tout il faut sauver la race. Or ceux qui se donnaient pour chefs sûrs ont compromis la race, et ceux qu’ils tenaient pour adversaires l’ont maintenue. Que, décidément impitoyables à leur pays, ces chefs voient, à la fin de la guerre contre l’étranger, le retour des discordes entre les fils de la même mère, entre les vétérans de la même armée, l’opinion jugera tout sur un fait. La doctrine reniée par l’Etat est celle qui soutient la famille et perpétue la France. La doctrine adoptée par l’Etat est celle qui diminue et détruit les nations. Le pouvoir est exercé contre ceux qui peuplent la France par ceux qui la dépeuplent. On ne saurait admettre que le pouvoir soit au service des doctrines mortelles à la France. Plus les incrédules, persévérant à demeurer tels, et, logiques avec une raison qui ne leur révèle pas de devoirs désormais, laissent périr la famille, plus les croyans doivent être encouragés à réparer ces vides, à défendre avec leurs fils nombreux les célibataires et les parens de fils uniques. Quand les incrédules, non contens d’habiter le vide de leur foyer, travaillent, par leur lutte contre les croyances, à amoindrir la race, ils ne sont pas seulement de pauvres philosophes, mais de mauvais Français et les complices de l’étranger.

Les catholiques ont mérité ces destins meilleurs, ils s’en doivent saisir pour la France. Tendre la joue aux humiliations et aux injustices est de la vertu quand on reçoit seul le soufflet. Mais la fin de l’ostracisme n’est pas seulement pour les catholiques la restitution d’avantages individuels auxquels ils pourraient renoncer, elle est la condition d’un service national qu’ils ont à accomplir. Ils n’ont pas le droit de consentir que, par leur condition inégale et abaissée dans l’Etat, on fasse tort à leurs doctrines, et, en diminuant leur influence, on attente à la race. Ils n’ont pas le droit d’accepter des soufflets qui tomberaient sur la face de la France. Qu’ils n’aient pas peur de la défendre en se défendant, s’il le faut. La justice publique n’accusera pas de troubler la paix ceux qui la demandent. Nulle garantie contre l’impopularité ne vaudra désormais l’apport des belles familles. La revanche des croyans est assise à leurs foyers. Et ce sera pour la civilisation même une grande, victoire quand le catholicisme, trop longtemps mis en échec par la coalition des intérêts particuliers, sera réhabilité comme le défenseur manifeste des intérêts généraux.


ETIENNE LAMY.

  1. Voyez la Revue des 15 novembre et 1er décembre.
  2. « L’arrivée de la guerre fit suspendre nos études, mais en voyant sa prolongation, nous nous décidâmes au contraire à réaliser nos projets, pensant que ce serait un excellent réconfort pour les pères de famille qui sont au front de savoir qu’à leur retour ils trouveraient aide et secours.
    Comment et sur quelles bases nous avons établi l’échelle de ces supplémens ?
    Nous donnons, pour un troisième enfant, 540 francs par an. Dans notre pensée, ces 540 francs sont suffisans pour compenser les dépenses supplémentaires qu’amène ce troisième enfant. Chaque enfant ensuite donne droit à un nouveau supplément.
    Plus le nombre d’enfans augmente, moins le chiffre par enfant est élevé. C’est que nous considérons, — c’est un fait d’expérience, — que les dépenses du ménage n’augmentent pas proportionnellement au nombre des enfans.
    Du reste, si nous avions continué au taux de 540 francs par enfant, nous serions arrivés à des taux tels qu’ils seraient devenus absurdes ; il vous est facile de vous en rendre compte.
    Nous n’avons pas hésité à mettre une somme importante pour le troisième enfant, car il n’est pas douteux que si les ménages à un enfant sont assez nombreux, si ceux à deux enfans ne sont pas très rares non plus, ceux à trois enfans sont déjà des exceptions. C’est contre cette limitation à deux enfans que nous avons voulu lutter, et nous avons lutté par une pension importante attribuée au troisième enfant.
    Nous donnons quelques allocations dès le deuxième enfant. Ce n’est pas là une partie essentielle de notre fondation, mais nous croyons cependant que c’est une bonne chose que l’arrivée de ce deuxième enfant soit accompagnée de quelques avantages pécuniaires, car notre but a été de provoquer la naissance du troisième enfant et des suivans.
    Ces premières décisions prises, nous nous sommes aperçus qu’un père de famille qui, confiant dans nos rentes, aurait créé une famille, la laisserait dans une situation bien lamentable s’il mourait jeune.
    Il y avait là pour lui, ou plutôt pour sa famille, un risque considérable.
    Nous avons pensé que ce risque, considérable pour l’ouvrier, l’était beaucoup moins pour la maison, étant donné qu’en somme on meurt peu jeune. Nous l’avons donc pris à notre charge par la création de pensions.
    Combien nous coule l’ensemble de cette création ?
    Actuellement : 10 000 francs par mois en moyenne. Nous évaluons, — lorsque les mobilisés seront rentrés à l’usine, — que cette dépense sera de 16 à 20 000 francs par mois.
    Vous nous demandez si nous avons créé ainsi une œuvre temporaire ou non. Nous pensons bien que cette œuvre durera autant que notre Société.
    Et enfin vous demandez comment les ouvriers ont accueilli la réforme. Nous pouvons dire que l’annonce de cette institution a produit le meilleur effet auprès de notre personnel. Ceux même qui n’ont pas d’enfans reconnaissent qu’il est très légitime que l’on vienne en aide à leurs camarades dont les charges de famille sont importantes, et, dès maintenant, nous espérons que le but que nous recherchions sera atteint.
    Pour permettre à vos ouvriers de se procurer des appartemens donnant tout le confort et l’hygiène possibles, nous avons fondé une société d’habitation qui a construit, à cette heure plus de 420 logemens, dont 300 dans des maisons séparées, chacun de nos appartemens ayant un jardin.
    Cette société vient d’acquérir de grands terrains, et, dès que les circonstances le permettront, elle continuera la construction de logemens qu’elle a l’intention de tripler.
    Le prix de nos logemens, quatre pièces avec jardin est en moyenne de 260 francs ; mais nous faisons bénéficier nos ouvriers d’une réduction en raison du nombre de leurs enfans.
    Ainsi : Une famille de 3 enfans ne paie plus que 200 francs ; une famille de 4 enfans ne paie plus que 180 francs ; une famille de ii enfans ne paie plus que 160 francs ; une famille de 6 enfans ne paie plus que 140 francs ; et ainsi de suite, en diminuant 20 francs par enfant.
    Laissez-moi vous indiquer ici l’argument de fait très simple et, à mon avis, très convaincant qui nous a décidés à entreprendre cette question. Un ouvrier gagne 5 francs par jour ; s’il est marié et sans enfant, il a à dépenser 2 fr. 50 par tête ; mais s’il a 6 enfans, — je prends ce cas, parce que moi-même j’en ai 6, — il aura à dépenser par tête 5 : 8 = 0 fr. 62. Il ne lui sera pas possible de vivre, lui et les siens. » (Lettres de M. Michelin, 9 juillet 1916 et 10 mars 1917.)
  3. La loi de finances du 17 juillet 18S9 dispensait de la cote personnelle mobilière les parens de 7 enfans vivans. Mais la loi du 8 août 1890 restreignait aussitôt cette faveur aux parens dont la contribution ne dépasse pas 10 francs et dont les 7 enfans sont mineurs. La loi de finances du 16 juillet 1904 autorise les villes de 5 000 habitans à dégrever les pères de famille de plus d’un enfant, mais les complications de la procédure rendent à peu près vain le don.
  4. Lois des 30 novembre 1891, 12 avril 1906 et 10 avril 1908.
  5. Loi du 12 juillet 1909.
  6. Loi du 12 avril 1906.
  7. Le projet de M. Bénazet, député.
  8. « Nos lois électorales pourraient et devraient faire une différence entre le citoyen qui représente tout un groupe, toute une famille, tout un avenir, et celui qui, vivant seul, ne représente que lui-même. » (De Foville.) « Celui qui ne se marie pas n’est pas un ancêtre : il ne contribue pas à créer et à perpétuer la société dont il est partie… est-il juste de lui donner, à lui qui n’est qu’un passant au milieu de nous, la même voix délibérative qu’au chef de famille qui est une cellule sociale grosse de l’avenir ? » (Charles Gide.)
  9. La nécessité d’unir toutes ces forces, et le rang qui appartient aux forces morales ont été reconnus par l’Académie de Médecine, la moins mystique des autorités, dans son récent débat sur la population où M. le professeur Jayle a dit : « La repopulation de la France ne peut être pleinement réalisée que par la coopération de toutes les classes sociales : l’influence des idées morales et religieuses, les mesures administratives, fiscales et législatives sont de nature à contribuer puissamment au relèvement des bases de notre natalité. »
  10. « Rien ne peut dispenser d’aborder de front la question, si épineuse qu’elle puisse être. C’est ce que comprenaient les grands évêques du XVIIe siècle, en présence des premières manifestations du mal dont nous souffrons ; un saint François de Sales, dont l’Introduction à la Vie dévote, trop souvent expurgée, contient des pages si nettes et si fermes sur les devoirs du mariage, ou un Bossuet qui, dans son catéchisme de Meaux, n’avait pas craint d’insérer cette demande et cette réponse : « Dites-nous quel mal il faut éviter dans l’usage du mariage ? — « C’est de refuser injustement le devoir conjugal ; c’est d’éviter d’avoir des enfans, « ce qui est un crime abominable. »
    « Ce langage serait-il encore possible aujourd’hui ? Je doute qu’aucun catéchisme le tienne. Est-ce un progrès de ne plus pouvoir l’entendre ? Est-ce par l’effet d’une pudeur plus susceptible ? Ou bien parce que nous en avons perdu l’habitude ? Mais pourquoi ne nous le laissait-on plus voir dans tel livre ou le sujet s’amenait naturellement ; même dans les examens de conscience et les manuels de confession ? N’a-t-on pas réservé le sujet pour la confession sous prétexte qu’il était trop délicat pour l’aborder en public ? Et n’a-t-on pas ensuite évité de l’aborder en confession, sous prétexte de ne pas « éteindre la mèche qui fume encore, » et pour laisser à des fautes qu’on n’espérait plus empêcher, du moins le bénéfice de l’excuse et de l’ignorance ? Craignait-on de vider les églises et de faire brusquement apparaître derrière la façade catholique effondrée des réalités décourageantes ? Autant de questions intéressantes qu’il serait, prématuré et présomptueux de traiter… L’essentiel est qu’aujourd’hui, sous une forme ou sous une autre, l’enseignement nécessaire soit donné. Et il l’est, témoin les nombreux évêques, qui ont dans ces dernières années consacré à la dépopulation des lettres pastorales ; témoin les initiatives particulières de plus en plus nombreuses et de plus en plus zélées au fur et à mesure que le fléau parait plus grave. » Edouard Jourdan, Contre la dépopulation, p. 30 et 31.
  11. Les devoirs de la vie conjugale. Lettre pastorale du cardinal Mercier, 1908. Imprimerie Wallon, Saint-Étienne, 1916.
  12. Pour l’honnêteté conjugale. Préface au mandement du cardinal Mercier, par le Comité de défense morale et religieuse de la Loire, p. 6.