La Flamme qui ne doit pas s'éteindre/02

La Flamme qui ne doit pas s'éteindre
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 42 (p. 515-549).
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LA FLAMME
QUI NE DOIT PAS S’ÉTEINDRE

II [1]
OU ELLE DURE, OU ELLE BAISSE

Au début de 1914, une statistique officielle a fait connaître en détail combien la France a de foyers et d’enfans[2]. Ses constatations se résument ainsi. Les gens mariés sont au nombre de 12 millions et demi. Parmi eux, près de 2 millions n’ont pas d’enfans, 3 millions ont un seul enfant, plus de 2 millions n’ont que deux enfans, 4 millions ont trois enfans ou davantage. Donc, à peu près deux tiers des ménages laissent diminuer la race et un tiers seulement travaille à la multiplier.

Dans quelles parties du pays et du peuple les familles ont-elles maintenu ou amoindri leur fécondité ? Quelles sont les causes de cette persévérance ou de ce déclin ?

Au temps où la loi religieuse était la maîtresse des sociétés, rien ne prouva plus sa puissance que la soumission universelle au précepte de croître et de multiplier. Malgré l’inégalité des sacrifices imposés par lui au grand seigneur, au riche bourgeois, au paysan dont tout l’avoir était une pauvre lande, à l’ouvrier propriétaire seulement de ses outils, la prodigalité des naissances, la poussée de la race étaient partout égales[3]. Aujourd’hui, l’on se flatte d’avoir supprimé les classes et fondu leur hiérarchie en une seule masse ; elles se distinguent, et de plus en plus, par leur très inégal souci de se perpétuer. Constatons les différences de la fécondité familiale dans les multiples sociétés qui forment la société française.

A tout seigneur, tout honneur : préséance est due à notre noblesse. Elite de notre passé et tenue parfois pour morte comme lui, elle prouve qu’elle vit toujours, en enfantant de l’avenir. Son culte même du passé la préserve des déshérences ; elle estime qu’il n’y a jamais trop de successeurs à la gloire d’un nom. Trois ou quatre enfans sont l’habitude et comme le droit commun pour ces familles, et le nombre s’élève fort au-dessus dans la plupart de celles qui partagent entre leurs rejetons l’honneur d’une ascendance illustre[4]. Malgré les révolutions qui bouleversèrent ses privilèges, elle est restée la première dans la défense de la patrie par la multiplication de la race. C’est pour avoir donné le sang des naissances généreuses qu’elle peut donner le sang des trépas héroïques. Elle a son vivant symbole dans ce Castelnau, marquis de naissance, guerrier par vocation, chef de famille par devoir, qui défend son pays en grand général, et, père de onze enfans, a sacrifié à la France trois fils, soldats comme lui.

Ne rien calculer chichement est une élégance de la noblesse française. Elle tient le compte de ses enfans, comme on lui reproche parfois de tenir ses autres comptes : elle ne les arrête pas. Cette générosité lui est d’ailleurs facile, parce que son opulence a encore de beaux restes échappés aux confiscations. Surtout, la fortune, qui pour tant de gens est tout, est moins pour ceux de naissance. Leur principale fierté leur vient des services rendus par leurs pères à nos pères, et ils ne tiennent pas pour égaux les services que les contemporains se rendent à eux-mêmes en devenant riches. Par cette préséance de l’honneur sur l’argent, ils exercent encore un office public, maintiennent dans un monde trop gouverné par la matière un idéal, et cet idéal s’impose même aux parvenus qui, fortune faite, croient gagner encore, s’ils associent la grasse dot de leur fille au titre nu d’un gentilhomme. Les chances de ces rencontres aident la noblesse à multiplier ses enfans, mais ne lui sont pas indispensables. Dans cette société où chacun a son rang fixé non par l’importance du train qu’il mène, mais par l’éclat des souvenirs qu’il perpétue, les mariages désintéressés sont moins rares qu’ailleurs. C’est encore une aristocratie de tenir pour secondaire la médiocrité des fortunes quand s’unit l’honneur des noms et d’estimer plus intact le blason dédoré par les siècles que redoré trop à neuf. Là aussi l’avenir des enfans, lorsqu’il n’est pas assuré par les ressources de la famille, est pris en souci par le bon vouloir de la caste. On les aide à se produire, on met en jour opportun leurs mérites, on leur prépare les conjonctures utiles, on fait de leur succès une œuvre commune. La solidarité, proclamée comme le nom nouveau d’une vertu nouvelle au service des foules nouvelles, n’existe guère de nos jours qu’entre les plus anciens survivans du passé.

À ces causes adjuvantes s’ajoute la principale : la foi religieuse. Le catholicisme n’est pas seulement la plus sévère des vieilles modes que la noblesse met une coquetterie grave à ne pas abandonner. Il a été le maître des temps aimés par elle, et le respect qu’elle garde à chacune de leurs institutions la tient plus attachée encore à leur commun inspirateur. Il fut tout ensemble la synthèse d’un ordre humain et la révélation d’un ordre surhumain, et il est resté pour elle, même depuis qu’il a cessé d’être la loi de la société changeante, la loi de la vie qui ne finit pas.

A juger d’après les manifestations et le langage, cette foi serait également forte chez tous ceux de cette origine. Leur éducation de bonne compagnie répugne au scepticisme agressif, à l’incrédulité tapageuse, et leur esprit de corps impose silence à l’esprit de controverse. Pourtant, cette société n’est pas si close que n’y pénètre l’atmosphère ambiante, et sa vieillesse se perpétue par des générations nouvelles qui sont de leur temps. Elle a de jeunes couples que déçoit la monotonie des mœurs traditionnelles et qui s’évadent doucement des demeures ancestrales pour rejoindre la vie. Sous le titre commun de catholiques, la noblesse a deux sortes de pratiquans : ceux de l’étroite et ceux de la large observance. Pour les uns, la foi est assez profonde pour qu’ils vivent et se meuvent en elle comme en une atmosphère ; leur fidélité à Dieu se répand dans leur attachement à tous leurs devoirs ; la différence de leurs destinées s’efface dans la similitude de leur discipline morale, et la paix de leur âme. Les autres, qu’on a peine à suivre de plaisirs en plaisirs, et dont la fièvre trépidante court au bonheur par l’instabilité, conservent dans cette instabilité la tradition des gestes chrétiens. Ils cèdent le pas au prêtre, font maigre sans difficulté, et le dimanche ne manquent point volontiers la messe où ils sont vus de leurs amis et les voient. Mais il leur suffit de ne pas rompre avec Dieu ; ils s’en tiennent avec lui à ces visites, et permettent aux vanités mondaines d’envahir le bref instant où ils sont en face de l’infini. Villégiatures, voyages, théâtres, chasses, raffinemens et luxes ne respectent ni cette économie des dépenses, ni ce repos du corps, ni cette retraite de l’âme, qui sont nécessaires à la fondation des familles. Et la fécondité des foyers est en rapport avec l’énergie de la foi. Ceux qui se laissent gagner le plus au désir de « vivre leur vie » sont ceux qui la transmettent le moins. Ceux qui ont fait en eux assez de silence pour entendre la voix intérieure et lui obéir quand elle leur ordonne de diminuer autour d’eux, par leurs largesses d’argent, de conseils et de bienveillance, la misère et l’abandon et de s’enrichir eux-mêmes par leurs économies de médisance, de paresse et d’injustice, ne marchandent pas davantage à Dieu l’accroissement de leur famille.

C’est d’ailleurs dans la noblesse que la fécondité, même où elle a fléchi, se rétablira le plus aisément. Pour les moins pieux, le catholicisme est un ami négligé, non un adversaire, et l’intelligence historique des intérêts généraux prépare cette classe à consentir les réformes nécessaires à la nation. Mais cette classe, fût-ce par un effort unanime, fournirait à la natalité le plus faible contingent. A la fin de l’ancien Régime, elle ne dépassait guère 400 000 personnes. Depuis, une partie de ses plus anciennes familles se sont éteintes ; et tout augmentée soit-elle de recrues récentes par la libéralité fiscale des chancelleries étrangères qui improvisent des titres, argent comptant, et par l’initiative des autodidactes qui s’anoblissaient à meilleur compte, de leur propre chef, cette classe ne compte point par le nombre. Et bien que demeurée le plus semblable à elle-même, ce n’est pas davantage à elle qu’appartient l’influence. La passivité de la masse attend d’ailleurs la pensée et l’impulsion.

La puissance d’initiative appartient à la classe moyenne. La bourgeoisie se recrute de ceux qui prétendent améliorer leur sort. Des bas-fonds du prolétariat, jusqu’aux sommets du pouvoir, et de la richesse, elle est l’armée de ceux qui montent. L’ascension même rompt toute homogénéité entre l’allure de ces marcheurs, et leur effort les disperse entre les diverses altitudes auxquelles ils sont parvenus. A mesure qu’ils s’élèvent, ils ont davantage le sort qu’ils désirent, et ils deviennent une autre aristocratie gardienne du présent, comme la noblesse est gardienne du passé. Entre la noblesse et la bourgeoisie s’étend une région indivise où elles mêlent leurs sympathies d’opinions, leurs rapports de société, leurs alliances de famille. Déjà, sous l’Ancien Régime, les grands-bourgeois se muaient en petits gentilshommes, et il se faisait entre les familles dont les tâches illustres avaient usé les ressources et les familles où le sang était plus pauvre mais la bourse plus pleine, des niveliemens compensateurs. Dans cet échange, devenu plus habituel de nos jours, ont subsisté les caractères qui distinguent ceux de chaque origine.

La bourgeoisie est maintenue dans le culte de la famille par une discipline de plus que la noblesse. Celle-ci, déshabituée d’abord du travail par nos rois, qui la dépossédaient de son rôle par crainte de son indépendance, a été, depuis nos révolutions, presque réduite par les intolérances ou les tares de la politique, aux vertus de l’oisiveté. Ceux qui, dans les campagnes où ils s’isolent, ne s’occupent pas de s’appauvrir par un reste de patronat, se réunissent dans les villes où ils mettent en commun les élégances de leur air, de leurs habitudes, de leur goût. Cette défaveur du destin, en les conviant à n’être pour la société qu’une parure, les prédispose aux coûteuses superfluités qu’on est tenté de compenser par des épargnes sur les naissances. Le travail est au contraire la puissance édificatrice, la vertu fondamentale de la bourgeoisie. S’il a rendu les hommes de labeur inégaux en grâces légères aux hommes d’élégance, il les a utilement alourdis du lest qui manque à l’existence vide, il leur a imposé une règle inconciliable avec les dissipations, il leur a rendu plus précieuses les joies toutes proches et reposantes de la famille, il leur a appris un sage orgueil. Ils ont sous les yeux les résultats de leurs efforts, les concurrences des entreprises rivales, l’esprit de conservation les sollicite, pour défendre leur fortune, de développer leurs affaires et, pour développer leurs affaires, de se choisir des collaborateurs. Lesquels sont les plus sûrs, les plus avertis de tout ce qu’il faut connaître et ne pas répandre, les plus inséparables de l’entreprise, sinon les enfans de celui qui dirige l’œuvre à continuer ? Les chefs des grandes industries assurent donc, par l’abondance de leurs familles, l’avenir de leurs affaires. Ceux-là trouvent un accroissement de richesse à l’accomplissement de leur devoir paternel. Mais qu’on ne dise pas : leur fécondité n’est qu’un bon placement, car d’autres, ayant les mêmes intérêts sans avoir la même foi, ont moins d’enfans. Pour collaborateurs, ceux-là préfèrent des étrangers qu’ils s’adjoignent au moment précis où ils en ont besoin et dont ils ne payent pas le concours par-delà l’heure où il est utile. Ils se libèrent des coûteuses peines qu’il faut pour transformer des fils en auxiliaires efficaces, ils s’épargnent l’embarras des déceptions qui sont parfois le paiement des pères ; ils augmentent les commodités ou le faste de leur existence ; moins ils sont pères de famille, plus ils prodiguent en fils de famille leurs placemens et leur dissipation. Dans la bourgeoisie, les fondateurs de grands foyers obéissent avant tout à ce qu’ils tiennent pour un précepte absolu de morale, et ils conforment leurs actes à leur croyance.

Ces vérités eurent un jour les honneurs de la séance à l’Académie française. Un philosophe qui s’était fait pardonner grâce au rire de son esprit le sérieux de sa pensée, Labiche, succédait, le 25 novembre 1880, à Sylvestre de Sacy. Arrière-petit-fils d’un notaire royal qui avait minuté sous Louis XIV, parent du Lemaitre de Sacy qui fut de Port-Royal, fils de cet Antoine-Sylvestre que sa science de l’ancien Orient fit baron de l’Empire, Samuel-Sylvestre de Sacy était devenu l’un des quarante. Labiche loua cette famille qui, sous son double visage de vieille bourgeoisie et de jeune noblesse, gardait les mêmes traits ; cette hérédité du travail qui avait préparé l’hérédité des honneurs ; ce culte de la vie domestique et des solennités intimes où le lettré s’entoure des siens comme un patriarche ; cette vaste table autour de laquelle, quand ils sont seuls, ils sont trente-deux ; cette vocation ancestrale du père qui, en pleine défaite de 1870, écrit à ses fils et à ses filles : « Ayez autant d’enfans que vous le pourrez ; » cette existence sans fièvre d’un sage, persuadé qu’ « où Dieu nous veut est pour nous le devoir » ; cette mort sans crainte, « car il était chrétien[5]. » Le père de l’académicien avait huit enfans ; l’académicien quatre ; un de ses fils huit et parmi eux deux filles dont l’une avait quatorze enfans et l’autre huit.

Que la religion du travail, de la foi et de la famille s’attirent, s’unissent et se fortifient l’une par l’autre, il n’est pas besoin pour l’établir de le proclamer sous la Coupole. Les grandes vérités font leurs preuves par des serviteurs inconnus et des témoins obscurs. L’existence la moins publique est sue de ses voisins, la plus retirée est un observatoire d’où l’on a au moins quelques vues des environs, et c’est grâce aux informations courtes de spectateurs sincères en leurs récits, qu’on parvient, à l’aide de fragmens ajoutés, à la connaissance de l’univers. Par cette méthode chacun de ceux que la famille intéresse, s’il regarde et s’informe, retrouvera partout la même loi de formation et de développement. A cet examen l’on ne saurait ajouter ici que le rappel de quelques faits.

Pendant plus de trente années et jusqu’à la fin du XIXe siècle, un infatigable soutien du catholicisme, par les œuvres, la politique et la parole, fut Charles Chesnelong. Il prêchait aussi d’exemple, et avait eu neuf enfans. Tandis qu’un de ses fils et une de ses filles se consacraient à Dieu, les autres perpétuèrent la race. Et, de cette race, douze, aujourd’hui, avec leur dévouement de femmes ou leur courage d’hommes, défendent la France ou sont morts pour elle.

Quiconque n’est pas étranger aux difficultés sociales de notre temps sait que leur principal remède est l’association. Sous le nom de syndicats elle s’est assuré peu à peu une place où elle étouffe encore dans la prison de la loi, mais en fait craquer les étroitesses, et prépare une délivrance à tous. Les ouvriers ont été les premiers et les mieux servis : les plus délaissés, les femmes et les paysans, ont reçu pourtant un double service signé d’un même nom et qui mérite la même gratitude au frère et à la sœur. A Paris, les professions qui emploient l’intelligence et l’habileté des femmes sont groupées, les intérêts des ouvrières soutenus, leurs chômages réduits, leurs mœurs sauvegardées, et la monotonie de leur solitude dissoute dans la douceur d’une communauté affectueuse : rue de l’Abbaye, un pauvre local semble trop exigu pour contenir tous ces bienfaits, ils tiennent dans un asile bien plus petit encore, dans la main de « Sœur Milcent, » fille de la Charité. Ces autres ouvriers qui, dans toute la France, exercent le plus nécessaire, le plus sain, le plus libre, le plus noble et le plus méconnu des métiers, doivent à Louis Milcent la méthode et la pratique des groupemens ruraux, et la Société des Agriculteurs de France, par la place qu’elle a faite parmi ses dirigeans à cet homme de doctrine et d’action pour récompenser cette propagande, l’a aidé à la répandre. Où le frère et la sœur ont-ils puisé leur vocation ? Dans l’existence traditionnelle d’une famille terrienne. Elle a gardé dans la Manche son ancien et vaste berceau ; la mise en valeur de ce domaine exige la collaboration d’activités nombreuses et rend utiles à ses possesseurs les forces associées dont la plus parfaite est la famille. Le dernier chef de la lignée établie là, M. Ernest Milcent, a eu cinq filles et sept fils. Deux ont été tués à l’ennemi, quatre servent encore, un attend l’âge de combattre ; des filles, deux sont religieuses, une est mariée, et deux remplacent dans le gouvernement du domaine leurs frères devenus soldats.

Un autre serviteur de la réforme sociale a obtenu une notoriété assez bruyante qui pourtant ne lui fit pas justice. En Léon Harmel le gros du public voyait surtout l’originalité des bonnes intentions : on s’intéressait avec une sympathie amusée et sceptique à cet industriel qui s’était établi en pleine campagne, à ce centre d’affaires qui s’appelait le Val des Bois, à cette usine close et recueillie comme un cloître, à cette volonté de réconcilier les prolétaires avec l’existence en leur rendant accessible et stable la douceur du foyer, à ce chef d’ouvriers qu’ils appelaient « le Bon Père, » qui les menait en pèlerinage à Rome, et se jugeait payé de tout par une bénédiction du Pape. Or le Pape, meilleur juge que les plaisans, honorait de ses accueils empressés et tendres un des efforts les plus complets, les plus hardis, les plus prévoyans qu’ait inspirés dans la société contemporaine le culte de la famille. Léon Harmel avait eu huit enfans, un de ses fils et l’un de ses gendres aussi huit[6]. Et parce qu’il tenait la famille pour un bienfait, il le voulait assurer non seulement aux siens, mais aux ouvriers dont il se sentait responsable. Il n’ignorait pas que pour l’homme réduit à vivre de son travail, et dont le travail entretient tout juste la vie, l’enfant est une aggravation de misère. Pour concilier l’intérêt social qui a besoin de « tribus familiales » et l’intérêt individuel qui déconseille de devenir père quand on ne peut nourrir des enfans, Harmel jugeait efficace une seule mesure : proportionner le gain de l’ouvrier non aux dépenses d’un célibataire, mais aux charges d’un ménage. Réaliser cette réforme était à la fois accroître les difficultés de la concurrence avec les rivaux qui se gardaient de cette surcharge et s’aliéner le préjugé égalitaire des ouvriers qu’il désirait servir. Ce ne fut pas trop du désintéressement que lui enseignaient ses croyances et de la solitude où il tenait ses travailleurs à l’abri des sophismes pour rendre viable la tentative dans le petit monde où il gouvernait. Et pour cette tentative l’homme mérite d’être honoré comme un précurseur, puisque le premier il donna l’exemple d’un retour vers la sagesse d’une pratique oubliée.

Pour multiplier les preuves que, dans la bourgeoisie, les affaires et les familles s’accroissent ensemble, il suffit de parcourir les principaux centres de l’industrie française.

Marseille et Lyon furent nos plus anciennes capitales du commerce, elles portent encore après Paris les plus superbes de nos couronnes murales et, plus que Paris ouvert aux déracinés de tout notre sol, gardent une originalité de région et de race. Marseille est le triomphe éblouissant et sonore du Midi : les enveloppemens d’une atmosphère qui vibre et caresse et chauffe épanouissent les êtres comme les plantes, favorisent dans les uns comme dans les autres les sèves expansives et complètent le bonheur d’être. A Lyon se joignent, se fondent et s’équilibrent les climats et les dons du Midi et du Nord. Son ciel connaît l’azur étincelant et embrasé, mais aussi les rigueurs sombres et pluvieuses qui font précieux le foyer et l’existence intérieure ; un peu de cette ombre et de ce froid se répandent sur les caractères, forment des natures prévoyantes et closes, mettent de la gravité jusque dans le plaisir. Ces contrastes de tempéramens ne font pas obstacle à la ressemblance des mœurs, quand il s’agit des obligations essentielles, imposées par la conscience et comme elle indépendantes des temps et des lieux.

Aux deux régions, aux deux villes, appartient la famille-type des Bergasse. L’homme qui fît entrer ce nom dans l’histoire, Nicolas Bergasse, l’avocat retentissant contre l’arbitraire de l’ancien régime, le député désillusionné de la Constituante, l’adversaire doctrinal de la démagogie, le conseiller éphémère de l’empereur Alexandre Ier et le fidèle importun de la Restauration était Lyonnais. Son père tenait par ses origines au comté de Foix ; il avait continué à Lyon la fécondité de la race et donné à Nicolas huit frères ou sœurs. Nicolas, malgré son mariage en pleine Terreur[7], joli et pur chant d’amour jeté à la tempête, mourut sans postérité et fournit un argument de plus à cette opinion que les grands enfanteurs d’idées sont de moindres enfanteurs d’hommes. Mais un de ses frères, fixé dès 1775 à Marseille, eut sept enfans ; l’un d’eux, son principal continuateur, en eut neuf, et parmi ceux-ci deux surtout, Alexandre et Henri, vivent dans la mémoire des contemporains. Henri, l’aîné, mort en 1901, eut huit filles ; Alexandre, qui vit encore à 87 ans, eut cinq fils et quatre filles. Des filles élevées par Henri, deux sont devenues religieuses ; une, de son mariage avec un Perrier de Revel, a eu six enfans ; une, de son mariage avec un Sordet, quatre ; une, de son mariage avec un Gailhard-Bancel, dix ; une, de son mariage avec un Montroë, cinq. Des fils d’Alexandre, le plus prolifique a eu cinq enfans, mais parmi les filles, l’une devenue une Bovis a eu cinq enfans, l’autre devenue une Mauléon a eu onze enfans dont six fils. Quelle conformité attira ces familles les unes vers les autres ? Surtout celle du sentiment chrétien qui leur avait appris à comprendre la vie et la conduire. Avec chaque fil de même fin de même quenouille s’est tissée l’étoffe belle et inusable. Quels avantages de concours, d’aide, d’affection cette communauté sans cesse plus étendue assure à chacun de ses membres, leur vie le raconte ; Combien cette abondance est précieuse à l’Etat, la guerre actuelle l’a montré : les cinquante petits-fils d’Henri et d’Alexandre Bergasse ont fourni à la France, outre les soldats, seize officiers dont deux généraux, et sur lesquels dix ont été tués à l’ennemi. Il suffit de nommer à côté des Bergasse, les Roux, les Estrangin, les Gravier, les Bernier de Vauplane, et bien d’autres. Ce n’est pas la rareté, c’est l’abondance de ces familles modèles qui oblige à borner la louange.

Lyon plus encore que Marseille abonde en foyers exemplaires. Les Aynard et les Isaac sont de l’honneur français : Edouard Aynard avait douze enfants, M. Auguste Isaac onze. Ne sont-ils pas de l’honneur lyonnais, les Longueville avec leurs quinze enfans, six au front et déjà tombés ; les Emile Sabran et leurs quatorze fils ou filles en qui se continue la tradition ; les Lionel Payen avec leurs neuf enfans de la première génération, leurs trente-neuf de la seconde et leurs quatre-vingt-huit de la troisième ? Cette bourgeoisie lyonnaise a trouvé son image collective, sa Chambre de commerce, lorsque, sous la présidence d’Edouard Aynard, le bureau de cette Chambre comptait cinq membres, élus pour leur supériorité professionnelle et à eux cinq, pères de quarante-deux enfans. M. Auguste Isaac, bon juge des vertus qu’il pratique, les salue dans « la plupart des familles qui ont tenu une place honorable dans les affaires pendant la seconde moitié du XIXe siècle. » Et il ajoute : « Si l’on réfléchit tant soit peu aux causes qui ont favorisé la naissance de ces nombreux enfans, on est obligé de reconnaître que le sentiment du devoir religieux y apparaît au premier rang[8]. »

Plus encore que dans ces deux centres, une fécondité de richesse et de vie s’accumule dans le Nord de la France. Là l’agriculture et l’industrie se pénètrent et s’unissent. Là les populations rurales, à force de s’étendre, ont fini par devenir urbaines, et le mouvement a gagné les cités elles-mêmes : comme la forêt qui marche, elles s’avancent à la rencontre les unes des autres. Là se forme une race à laquelle un juge-pénétrant rendait naguère cette justice qu’elle savait « créer fortement de la vie, avoir beaucoup d’enfans et faire de la richesse[9]. » On l’a justement félicitée « d’allier aux vieilles traditions nationales l’esprit aventureux des pays neufs. » Ses dernières nées, Roubaix et Tourcoing, la veille de la guerre, « traitaient annuellement deux milliards de francs d’affaires, distribuaient 150 millions de salaires et exportaient pour près de 500 millions de produits[10]. » Nulle part n’apparait plus indivisible la richesse d’œuvres et la richesse d’hommes.

A Lille, les Bernard ont le même renom que les Bergasse à Marseille, les Isaac à Lyon, et depuis plus longtemps. Dès le XVIe siècle, leur arbre généalogique étend régulièrement ses branches et élève sa cime. A chaque génération le nombre des nouveaux venus n’atteint pas à l’extraordinaire, il monte une seule fois à onze, mais les familles de cinq à neuf ne sont pas rares, celles de six à sept sont habituelles. Ces actes de naissance ont été publiés par un Bernard qui, en 1889, montrait accrue « durant les quatorze dernières années de 142 membres, cette légion française et chrétienne[11]. » Elle est un exemple et pas une exception à Lille. A Tourcoing et à Roubaix, le pullulement des familles a popularisé certains noms portés à la fois par cinq, six, sept dynasties distinctes et fraternelles qui ont chacune de sept à douze enfans : les Motte, les Toulemonde, les Tiberghieh, les Lestienne, les Glorieux ont répandu dans le monde entier leur inséparable abondance d’hommes et de marchandises.

Mais à mesure que la fortune est moindre, combien la tentation d’épargner sur les enfans devient forte ! La plupart des bourgeois sont des voyageurs plus proches du départ que de l’arrivée. Le jour baisse, tandis qu’ils gravissent et ils veulent achever leur ascension avant la nuit. Pourquoi alourdir sa marche par un poids de plus ? Eussent-ils gravi assez haut pour dominer déjà les arides régions où se rencontre la faim, leur fortune commencée ne se doit-elle pas à son achèvement ? Dans une vie où tout coûte pour que tout rapporte, quelle place reste aux petits êtres qui coûtent sans rapporter ? Encore à ces époux qui, au-dessus du besoin, mettent tout au jeu de leur avenir, rien ne manque pour fonder une famille, que la bonne volonté. Mais c’est la détresse que l’enfant, parfois un seul enfant, apporte à la petite bourgeoisie. Que de ménages sont l’union de deux pauvretés vaillantes : l’homme et la femme débutent dans un commerce ; et pour y réussir n’ont pas trop de leur double effort. Qu’une naissance d’enfant compromette le précaire équilibre, des recettes et des dépenses, les dettes s’accumulent. Donner à l’enfant pour père un failli, est-ce l’avantage du père et de l’enfant ? Plus redoutables encore sont les carrières libérales, les plus lentement lucratives : de jeunes époux se sentent assez courageux pour en affronter les risques et en connaître d’abord la misère ; sont-ils de force à supporter une misère autre que la leur ? Dans les incertitudes où ils se demandent si leur dernier écu attendra leur premier client, leur premier malade, leur premier lecteur, dans les attentes où la détresse doit mentir par la tenue, le logis, les apparences et pour gagner plus tard dépenser d’abord, tout est sacrifice, angoisse, péril : traversée ou naufrage ? Pour que ce soit un naufrage et que deux destinées sombrent, il suffit que s’attache à elles la petite main d’un enfant.

Il est donc naturel que cette bourgeoisie, si elle a pour seule conseillère la prévoyance humaine, hésite à se charger d’autres avenirs avant d’avoir assuré le sien. Et davantage la même prudence sollicite de demeurer stérile la bourgeoisie qui est certaine de ne jamais faire fortune. Il y a en effet des carrières qui sont une renonciation définitive à la richesse, et elles sont les plus nobles. Les premiers serviteurs d’un peuple sont ceux qui veillent sur l’indépendance de ses frontières et de sa pensée ; ces maîtres d’énergie vivent toute leur vie de ressources inextensibles et assez étroites pour ne rien assurer au-delà du pain quotidien. Or, si cette élite cessait de se perpétuer, les dons les plus précieux de la race tomberaient en déshérence : nulle perte ne serait plus irréparable.

Mais la bourgeoisie compte jusque dans ces rangs une minorité où les familles les moins riches de fortune sont aussi riches d’enfans que celles de vieille noblesse ou d’opulence établie. C’est parmi ces dépourvus qu’il est le plus consolant de trouver des prodigues. En voici quelques-uns.

L’ironie de notre langue appelle officiers de fortune les officiers sans fortune. Pour élever dix enfans, le capitaine Maire n’avait que sa solde. Il sortit de l’armée pour recruter une armée, celle qui défendait encore la race. On se rappelle la harangue célèbre de 1796 aux troupes faméliques des Alpes : « Vous êtes mal nourris et presque nus, le gouvernement vous doit beaucoup, il ne peut rien pour vous. Je vais vous conduire dans les plaines les plus fertiles du monde. » Inconnu et seul, le capitaine s’en alla à travers la France tenter le geste de Bonaparte. Aux parens accablés par leur progéniture et d’autant plus misérables qu’ils conservent plus de vie a la France, il osa dire : « Le gouvernement qui joue à la Providence terrestre et surabonde de moyens pour agir sur le sort des hommes, n’a pas de sollicitude, pas de faveurs, pas de ressources, pas de bienveillance, pas d’équité pour vous. Ce qu’il vous refuse, il vous le vole. Que les emplois publics, à égalité d’aptitudes, récompensent, au lieu des célibataires et des fils uniques, les époux et les fils des ménages féconds ; que les secours du budget n’inondent plus les foyers vides et ne se détournent plus des foyers altérés ; que la nation ouvre les places gratuites de ses écoles supérieures aux enfans des vastes familles ; que les lois fiscales cessent d’être spoliatrices aux héritiers nombreux ; que l’Etat, au lieu de décourager et de dédaigner, honore la paternité. Pères vous êtes, dans une société où le nombre est la force suprême, les créateurs du nombre. Pour constituer votre puissance, il vous suffit de vous réunir. Puisque le maître de l’Etat est l’électeur, entendez-vous aux jours de vote, ignorez qui vous ignore, et réservez vos suffrages à qui vous promet réparation. L’on comptera avec vous dès que, vous comptant vous-mêmes, vous aurez uni votre multitude en un parti, des partis le plus légitime, car il sauvegarde l’avenir. » Qui inspirait à cet homme tant de hardiesses : accepter les gênes du foyer surpeuplé, affronter la malveillance des politiciens, risquer l’inattention de ceux même qu’il venait secourir ? Il a donné, après l’exemple, le secret de ces témérités ; il n’a pas fait mystère que sa persévérance à être père et à se mettre au service des pères étaient des actes de sa foi chrétienne. S’il ne s’est pas lassé d’accroître, en donnant la vie, ses embarras de vivre, c’est parce que la difficulté du devoir ne supprime pas le devoir.

Cette fidélité qui met un rayon de splendeur morale sur les détresses matérielles des ménages militaires n’éclate pas moins dans la modestie volontaire où est fière de se restreindre, pour ne pas restreindre la famille, une élite de maîtres français. La croyance de M. Rambaud et de M. Paul Bureau est également attestée par leur titre de professeurs à l’Institut catholique et par le nombre de leurs enfants : M. Paul Bureau en a dix et M. Rambaud douze. Dans ce monde du savoir une famille, on pourrait dire une dynastie, celle des Jordan, est saluée avec un respect universel. M. Camille Jordan, de l’Académie des Sciences, a eu huit enfans, six fils et deux filles. Les deux filles sont religieuses ; des six fils, un professeur à la Sorbonne, un autre ingénieur des mines, un autre diplomate, un autre inspecteur des finances, deux sortis officiers de l’Ecole polytechnique et de Saint-Cyr se partageaient les plus honorables des carrières où l’on puisse servir un pays. Quand la guerre fit appel à un plus complet dévouement, trois des six donnèrent leur vie. Le professeur à la Sorbonne, Édouard Jordan, a eu dix enfans dont un aussi est mort pour la France ; l’ingénieur des mines en a sept, l’inspecteur des finances en a laissé quatre. Telle est l’arithmétique usuelle des familles auxquelles les Jordan se sont alliés : la sœur de Mme Camille Jordan a été onze fois mère ; l’aînée de ses filles treize fois. Et M. Édouard Jordan a rappelé en quelques pages d’une sincérité bienfaisante[12], que, partout où la religion disparaît, la famille se restreint, mais que la famille ne reste pas intacte partout où la religion semble se maintenir ; que celle-ci survit parfois comme une malade oisive et muette : elle perd alors son autorité sur les peuples qui gardent d’elle une habitude, et ne l’abandonnent pas encore, mais déjà ne lui obéissent plus.

S’il y a une profession où l’athéisme semble à beaucoup enseigné par leur science même, c’est celle des médecins. L’un d’eux constatait la conséquence lorsqu’il poussait récemment à l’Académie de médecine un cri d’alarme, rappelait la nécessité d’avoir au moins trois enfans par famille pour prévenir le déclin de la race ; adjurait ses confrères de donner l’exemple, et sceptique à leur bon vouloir, proposait les moyens coercitifs, « l’impôt de génération[13]. » Ces contraintes n’ont pas été nécessaires pour que le docteur Dauchez, ancien interne des hôpitaux de Paris, élevât onze enfans : lui aussi a donné sa consultation dans une brochure courte et pleine. Il affirme que « l’influence de la religion sur la génération et la natalité est reconnue par tous, même par nos maîtres les plus indifférens. » Et il conclut : « Si la France se dépeuple au lieu de s’accroître, la faute est due à l’affaiblissement de la pratique religieuse, au relâchement du frein que celle-ci apporte aux passions. Nous croyons que les catholiques sincères pourront seuls refaire la race et la nation[14]. »

Par quel attrait mystérieux la croyance religieuse tourne certaines âmes vers l’aimant des sacrifices, apprenons-le d’un autre médecin. On m’avait raconté sur lui des choses surprenantes au point d’être invraisemblables : que dans sa carrière il avait connu souvent la compagnie, jamais la crainte de la pauvreté, que ses soins lui semblaient dus par préférence aux indigens, que, dans l’incertitude du lendemain, il avait fondé un foyer, qu’ensemble avaient malaisément grandi sa famille et sa réputation, que sa façon de tenir le manque d’argent pour une chose indifférente avait imposé à notre idolâtrie de la fortune, qu’âgé de quarante-neuf ans, père de onze enfans et vierge de rentes, il n’avait pas souffert dans son prestige d’une originalité où resplendissait la vertu. Cela me donna le désir de le connaître. Et il m’expliqua sa conscience : « Pour tout chrétien, le précepte est d’aimer son prochain, et le prochain le plus proche est l’enfant. Dieu qui ordonne à l’homme de se multiplier a promis secours au fidèle. Si le chrétien se préoccupe des suites qu’aura sa soumission, il usurpe sur la Providence en doutant d’elle. A lui d’accomplir chaque jour son devoir sans inquiétude du lendemain, à la Providence de préparer le lendemain mérité par la docilité du fidèle. Je n’ai jamais fait autre chose que respecter cette division des pouvoirs. Agir autrement eût été nier ma foi, et jamais ma foi n’a été déçue par les résultats. » Comme je lui faisais observer qu’une telle affirmation serait une opportune surprise à opposer au scepticisme de notre temps, il voulut bien me donner sur son existence une note, avec licence de m’en servir et, pour ne pas transformer un témoignage en panégyrique, il me pria seulement de taire son nom.

Voici son idée maîtresse : « J’avais vu que la question d’argent tient la plus grande place dans la vie de la majorité des hommes et qu’elle voile les réalités spirituelles. Et j’ai non pas méprisé l’argent, mais essayé de le classer dans la catégorie des choses secondaires, comme cela se doit. J’ai choisi la médecine, afin d’aimer Dieu et mon prochain d’une façon particulièrement directe et concrète. » Etudiant, il reste chaste pour la compagne à laquelle il pense et qu’il épouse à peine docteur : « Je me suis marié avec la femme que j’avais choisie sans apporter d’attention à autre chose qu’à sa vertu, sa santé, la dignité de sa personne et l’intention que j’avais de trouver en elle la mère honorée de mes enfans. » Les époux possèdent au total 6 000 francs ; il faut renoncer aux lenteurs onéreuses comme aux chances brillantes des concours et exercer de suite en province. La clientèle vient moins vite que les enfans ; néanmoins, quand naît le troisième, un millier de francs forme une réserve d’économies. Mais pour une des familles que soigne le docteur, une aide immédiate d’argent est une question de vie ou de mort ; il porte les mille francs et revient plus pauvre que le pauvre dont il a eu pitié. « J’ai donné tout ce que je possédais afin d’aimer les enfans des autres autant que les miens et pour montrer à Dieu que j’avais plus de confiance en sa miséricorde qu’en ma sagesse. » Trop défiée, cette sagesse humaine se venge : il va être saisi pour une petite somme. Un client dont il a guéri le fils s’acquitte à point d’honoraires oubliés et accroît par une propagande efficace les malades du docteur. Mais ils ne laissent pas au père le temps de songer à sa cliente principale, l’âme de ses enfans. Le loisir et la sécurité lui sont offerts ensemble par un grand industriel qui le nomme médecin de ses établissemens ouvriers. Après quelques années, la sécurité redevient la gêne pour la famille plus nombreuse, le docteur se hasarde à Paris, et avec succès, quand la guerre le rejette aux précarités. Comme il a toujours fait des pauvres sa compagnie préférée, il est prêt à devenir l’un d’eux. Mais sa sollicitude charitable l’a désigné à un philanthrope qui sait faire grand contre la souffrance humaine et a besoin d’un directeur médical. C’est de nouveau la sécurité pour les siens, et la joie de servir ceux qui sont aussi les siens : les infirmes et les vieillards. La fin de la guerre sera peut-être pour lui la fin de cette trêve et le commencement de nouvelles étapes. Il est prêt. Il se sent conduit, de relais en relais et par des routes qu’il ignore, vers une destinée dont il ne s’inquiète pas. « Je n’ai jamais su ni comment ni si je pourrais boucler mon budget : il s’est cependant toujours bouclé. Je n’ai jamais vu Dieu nous abandonner et nous avons passé par toutes sortes d’épreuves qui ont été des crises bénies. A partir du moment où un homme et une femme conscients de leur misère naturelle, demandent et reçoivent la grâce dans le sacrement du mariage, ils peuvent braver les difficultés de la vie et les vaincre avec calme, sang-froid, sérénité, conscience de n’accomplir ici-bas qu’un passage. Alors, au lieu de convoiter les biens du prochain, ils cherchent à servir et à ce que leurs enfans servent Dieu et le prochain et ne se croient aucun droit spécial ni à des faveurs, ni à des biens temporels, car le bien suprême, ils le possèdent. »

Si de telles élévations donnent un peu le vertige, ces croyances sont celles de l’Eglise, et le plus singulier en ce catholique, c’est d’être conséquent. Il déconcerte par l’intransigeance simple de ses certitudes. Mais l’essentiel de cette certitude vit obscure dans les chrétiens qui la sauraient le moins exprimer, dans la multitude muette des simples. Et c’est chez eux surtout qu’elle est nécessaire, car c’est à eux que leurs difficultés quotidiennes conseillent le plus, par toutes les concordances des calculs humains, la renonciation à la famille. Nobles et bourgeois, auraient beau ranimer la fécondité ancienne des foyers, ils ne forment qu’une minorité. Il faut, pour rendre à la France le nombre, la collaboration du nombre, le concours des paysans et des ouvriers.


III

Le paysan qui durant le plus long cours de notre histoire fut presque toute la race en est encore la majorité.

Le paysan est maintenu dans sa fidélité à la famille, par une existence proche de la nature et conforme à la nature. La culture qui utilise tous les sexes et tous les âges aux multiples tâches de l’œuvre collective, rend les enfans précieux au père et tient toute la famille assemblée sous l’œil de son chef. La femme devenue mère aide à la prospérité commune par le gouvernement de son domaine propre, la basse-cour, le jardin potager et les petites industries qui entourent la maison ; et le centre de son activité est cette maison que la ménagère tient prête pour les siens, où tous se retrouvent non seulement à la nuit et pour le sommeil, mais plusieurs fois par jour, pour les repas, pour les veillées, pour les causeries où chacun renouvelle sa joie diffuse et profonde d’être adopté, protégé, complété par un tout plus grand que lui. Cette demeure est assez vaste pour que nul n’y soit à l’étroit, et la saine atmosphère des champs renouvelle les forces qui rendent fécond le travail. Et l’atmosphère n’est pas moins salutaire à l’âme, car elle vit plongée dans l’œuvre du Créateur aux dons simples et aux faveurs égales, elle voit peu l’œuvre des hommes qui, dans les villes, accumulent avec l’orgueil du luxe les souffrances de l’inégalité et de l’envie. Le paysan est aujourd’hui dans la nation à peu près le seul qui n’aspire pas à changer de place et d’état. C’est où il est né qu’il préfère vivre, c’est le métier appris des siens qu’il désire continuer ; c’est dans la terre qu’ont pris racine ses espoirs ; c’est elle, fertilisée et consacrée par ses ancêtres et par lui-même, qu’il a l’ambition de transmettre à ses fils.

Or, la force de la vocation comme la faveur de la nature sont contredites en France par le pouvoir qui a charge d’entretenir la vie nationale. Par la Révolution la terre a été sacrifiée à un mot, l’égalité. Chaque fois qu’un paysan meurt et que son bien a plusieurs héritiers, tous doivent avoir leur part non seulement égale, mais identique. Peu importe s’ils n’obtiennent pas de leur travail sur un fragment de propriété morcelée le produit que l’activité de la famille unie tirait du domaine total, et si les instrumens agricoles qui étaient proportionnés à son étendue ne donnent plus, après partage, à chacun de ces propriétaires, qu’un des services nécessaires à la culture. Un domaine comme un corps a une vie, et le rompre n’est pas plus en partager la valeur que celle d’une statue, si on la mettait en morceaux. Plus le défunt laisse d’enfans, plus ils sont réduits à vendre ce qu’ils ne peuvent plus exploiter. Et ici nouveau désavantage pour les familles nombreuses : la plus âpre et la plus inintelligente des fiscalités combine de tels tarifs de vente et de partage que, moindre est la propriété, plus onéreux deviennent les frais, et qu’ils l’emportent sur la valeur du bien pour les petites parcelles. L’homme de la terre expulsé du sol par l’Etat, voilà le résultat de notre système héréditaire. Que le domaine arrondi avec tant de persévérance dans son étendue, fertilisé avec tant de peine dans sa substance, pourvu avec une telle sollicitude de ses commodités accessoires, et devenu la réputation et la fierté de son maître, soit coupé en morceaux ou vendu, c’est la faillite des espérances, des dépenses, des vertus enfouies là. Comment conserver le domaine ? N’en pas multiplier les futurs maîtres[15]. Si on blâme les paysans qu’a l’amour de la terre combatte en eux l’amour de la famille, quelle sévérité est due au pouvoir qui, ayant besoin d’hommes pour cultiver le sol et pour le défendre, a, dans un pays où la fécondité de la terre entretenait la fécondité de la race, fait servir l’amour de la terre à la stérilité des foyers !

Ce n’est pas assez. L’ascension continue des, dépenses va élevant les impôts ; une égalité ici légitime exigerait qu’on les demandât à toutes les ressources. Mais toujours dans ce pays égalitaire et sans classes, il s’est trouvé des classes privilégiées devant l’impôt, grands propriétaires, industriels, gens de bourse, ouvriers, et nombre de taxes poursuivent une richesse qui se cache et s’échappe. Les plus commodes, les seules certaines sont les charges mises sur la loyale terre qui ne se dissimule ni n’émigre. Le paysan est donc devenu la victime de tous. C’est lui qui répare les fautes de conduite et les fautes de calcul, et il paie pour un bien égal deux et trois fois plus que d’autres contribuables. L’impôt proportionnel n’était pas assez productif : pour équilibrer nos dettes, il a fallu l’impôt progressif. Il a été le don du XXe siècle. Il est entré en 1901 dans nos lois. Appliqué aussitôt aux successions, cinq fois relevé depuis, et jusqu’à prélever 34 pour 100 de l’héritage, il n’arrête pas là les menaces de ses nouveautés. Une doctrine se fait jour, que ces prises partielles préludent à la confiscation du reste, que toutes les propriétés privées doivent faire retour à l’Etat, et hier dans notre Parlement retentissait cette formule : « Les terres appartiennent à la Nation[16] . » De telles doctrines ne sont pas faites pour laisser inattentifs ou impassibles les propriétaires dont les plus nombreux sont les paysans. Une augmentation des impôts qui ne leur laisse plus le bénéfice de leur rude vie et la resserre chaque année davantage, une insécurité qui les frappe dans leur affection la plus profonde et décapite leur avenir hâtent le divorce entre l’homme de la terre et la terre.

Néanmoins, le paysan n’a pas encore perdu sa patience tenace. Il jette aux saisons hostiles un espoir plus durable qu’elles, et comme la moisson des blés, la moisson des enfans se perpétue grâce aux mêmes semeurs.

Lesquels ? Ceux qui ont su garder intactes les vieilles mœurs contre les atteintes des lois. La famille s’est maintenue nombreuse où elle s’est maintenue groupée. En certaines contrées, l’habitude de l’obéissance et de l’union perpétue entre les enfans, tant que vit le père, cette société filiale et fraternelle. Ils continuent la vie de jadis, et ils en goûtent le double bienfait, d’abord la douceur perpétuée des affections domestiques, meilleure que le dur isolement du droit individuel, puis l’harmonie maintenue entre la tenure du domaine et la force collective de la famille. Alors, rien de cette force, même celle des plus petits n’est perdu ; le domaine et le groupe qui le travaille grandissent l’un par l’autre ; l’abondance des enfans, au lieu d’apporter la misère, accroît la prospérité[17]. Dans les pays de montagnes, où l’influence des villes lutte moins contre l’amour du sol natal, où la pensée reste enfermée comme le regard et se fixe sur les choses habituelles et proches, persistent les groupes les plus stables des familles paysannes. Il y a en France plusieurs départemens, ceux du Plateau Central, où ce n’est pas assez pour les enfans d’être attachés à cette culture commune et réunis autour du père durant toute sa vie. Même après sa mort, ils s’entendent pour laisser à l’un d’eux le bien de famille, et ce propriétaire, unique par mandat de tous, s’entend avec chacun pour que le régime ne fasse tort à personne[18].

D’un côté, l’œuvre destructrice des lois : pour émanciper l’individu, des nivellemens et des désagrégations qui séparent chaque homme de ses proches, et, pour lui faire sa part dans le brisement du patrimoine commun, réduisant en poussière la place du foyer. D’un autre côté, l’œuvre conservatrice des mœurs : pour perpétuer la famille, des traditions qui la tiennent attachée à elle-même et au patrimoine formé par un travail collectif. Où, par la force dissolvante des lois, la propriété se morcelle et se pulvérise, la famille rurale diminue et se sèche dans ses racines partagées ; où, par la résistance des mœurs, le domaine conserve son unité, la famille reste féconde autour de lui. Mais, dans la plus grande partie de la France, les lois ont été plus fortes que les mœurs. Les foyers plus déserts se sont faits plus tristes, les travaux conduits par moins de mains familiales sont devenus plus stériles. La ville, que le paysan a appris à connaître durant son séjour à la caserne, exerce davantage sur lui les attraits de plaisirs plus fréquens, de gains plus élevés, de labeurs moins durs, d’habitudes moins grossières. Les villages se dépeuplent, le paysan se transforme en ouvrier et, dans sa profession nouvelle, trouve des raisons nouvelles de limiter sa famille.


IV

Longtemps les ouvriers ne furent qu’une petite fraction détachée de la masse paysanne, et féconde comme elle. Le nom de « prolétaire » les désignait par leur vertu sociale de prolifiques. Mais deux révolutions presque simultanées changèrent pour lui les lois du devoir et du travail. Au moment, où les tutelles sociales de l’ancien régime cédaient à l’émancipation de l’individu, les outils domestiques des métiers étaient remplacés par les puissantes machines des usines. Une concentration soudaine se faisait à la fois dans les capitaux des riches et dans le labeur du pauvre pour créer l’industrie moderne. Au lieu de proportionner ses efforts aux besoins d’une clientèle restreinte et connue d’avance, elle se proposa d’abaisser le prix de chaque marchandise par la surabondance de la fabrication, et de se disputer partout la clientèle par le bas prix des marchandises produites. C’est une politique de guerre appliquée aux travaux de la paix : guerre entre divers pays, dans chaque pays entre les fabriques de chaque espèce, dans chaque industrie entre les patrons soucieux de produire au meilleur marché, quitte à refuser aux ouvriers le nécessaire, et les ouvriers soucieux de défendre leurs salaires, quitte à arrêter par la cherté des fabrications la vente des marchandises. Et pour régler ces différends où se heurtent des intérêts que leur solidarité seule pourrait consolider, la guerre encore, la grève, où les patrons et les ouvriers tiennent à ne rien se céder, l’obstination dût-elle réduire le patron à la ruine ou l’ouvrier a la faim.

Or toutes les conditions de cette lutte détournent l’ouvrier de la famille. Son travail ne lui laisse pas le loisir d’avoir un foyer. Sa demeure est l’usine, son logis la place où l’on dort et non celle où l’on vit entouré des siens. Ce logis, dans les villes, est cher. Plus la famille est nombreuse, plus, entassée dans des espaces trop étroits et dépourvus d’air et de soleil, elle croit chétive, anémique et menacée par la tuberculose. Ces étroitesses mêmes ne s’offrent pas à ceux qui les cherchent, et la coalition des propriétaires et des locataires se refuse au voisinage bruyant et destructeur des enfans. L’ouvrier vit largement s’il est seul ; s’il est marié, la même somme doit pourvoir à deux existences ; s’il devient père, il lui reste pour chacun d’autant moins qu’il a plus d’enfans : il a à choisir entre une vie facile, médiocre, misérable. Il est d’autant moins disposé à engager des dépenses qu’il n’est jamais sûr du lendemain. L’économie est une confiance en l’avenir ; lui pense que ce soir commenceront peut-être les longs chômages, et l’épargne lui semble dérisoire. Il croit placer mieux son gain à ne pas épargner sur ses jouissances quotidiennes. Il dépense ce qu’il gagne, mange mieux que les petits bourgeois, boit davantage, est amateur de spectacles. La ville lui rend difficile de résister à ces tentations, et accumule autour de lui les tentations auxquelles il ne peut satisfaire. Le luxe sous toutes les formes l’obsède, le frôle, l’insulte, l’écrase, le provoque à un parallèle perpétuel entre ce qui lui manque et ce dont les passans surabondent, et ranime ses griefs sans cesse aggravés contre son sort.

Ce grief devenait une force le jour où le suffrage universel a fait de la multitude ouvrière une puissance. Il y avait pour les politiques une fortune à gagner avec la haine sociale. La haine croit mal dans les âmes religieuses : il fallait d’abord déraciner la foi qui entretient la paix. Rien de plus facile que de propager chez les prolétaires l’incrédulité à laquelle les prédisposaient la licence de leurs plaisirs, l’humeur frondeuse de leur intelligence et l’organisation même de leur travail. Il les tient toujours assemblés comme en une réunion publique où les réalités disparaissent sous les apparences oratoires, où le sérieux a tout à craindre du rire, où les passions d’une foule préparent l’empire des meneurs. Là s’unifièrent les esprits. Les ouvriers par les accroissemens progressifs du salaire devaient conquérir tout entier le « capital » qui n’avait pas voulu leur faire une part. L’arme, la grève, pour une telle victoire devait être maniée par des soldats résolus et tenaces. Leurs aptitudes militantes furent exactement mesurées. Pour les célibataires la souffrance était moindre et la fermeté plus facile ; les autres avaient le cœur plus faible et trop prêt à capituler devant la faim des leurs ; la présence et la main de la femme rendent chère à l’homme, dans le moindre foyer, la possession personnelle des plus pauvres biens, et le détachent de cette promiscuité collective où tout étant à tous, rien ne reste plus à personne ; la répulsion de la femme est instinctive contre les réformes qui la chassent de toutes ses intimités, et son doux entêtement use dans l’époux le prestige des formules communistes ; la présence d’enfans plaide sans cesse auprès de tous deux la cause de l’héritage contre les attaques à la propriété. La famille était donc l’ennemi, et pour la vaincre il fallait vaincre dans la femme le désir d’être mère.

A celles qui l’étaient, force était, d’ordinaire, d’ajouter un supplément au salaire de leur mari. Favoriser ce goût du travail entrepris pour les enfans offrait au socialisme le moyen de travailler contre eux. Si la femme cessait d’être toute à son foyer, il suffisait d’élargir le chemin qui la conduirait hors de chez elle. On la dressa à considérer ce gain, dangereux accessoire, comme le principal de sa vie ; on lui apprit qu’elle s’élevait à devenir, au lieu de la compagne, l’égale de l’homme ; on lui montra sa véritable place non dans la demeure conjugale qu’elle rendait plaisante à son mari, mais dans les ateliers où elle vivait comme lui et loin de lui. De nouveaux métiers s’offrirent tout à propos aux femmes, les tentèrent à la fois par l’argent et par l’indépendance. Pour ne perdre ni l’un ni l’autre, la femme, dès qu’elle devint l’ouvrière, dut tout son temps à la tâche acceptée. Une grossesse, en l’immobilisant des semaines ou des mois, ne la priverait-elle pas tout ce temps de son salaire, peut-être à jamais de son emploi ? On la persuada d’être toute à sa propre vie. Les promiscuités de l’atelier, les flétrissans exemples faisaient tomber la pudeur qui, chez la femme, sauvegarde la vertu par l’instinct. C’est auprès des ouvrières que fut poursuivie avec le plus d’activité la propagande de l’union libre et inféconde. C’est dans les villes industrielles que la campagne de stérilité a causé le plus de dommages. Elle y réduit de plus en plus les naissances, même dans ces départemens du Nord qui sont la réserve de notre race et où la famille était l’honneur commun de toutes les conditions[19].

Quelle représaille contre l’inégalité de la richesse que l’anéantissement du genre humain I S’il y a dans la doctrine socialiste une noblesse, c’est l’acceptation de la lutte et de la souffrance présentes par les vivans qui se sacrifient aux destinées meilleures de leurs fils. Son effort appelle des héritiers, n’a de sens que par eux. Durant la traversée du désert, plus elle a de foi, plus elle doit accroître le nombre de ceux qui se partageront la terre promise. Or ce sont les prophètes de l’ordre futur et de la solidarité dans l’espèce qui conseillent de mettre fin dès aujourd’hui à l’espèce, légitiment la renonciation à la solidarité pour un égoïsme destructeur de l’avenir, et font de la génération présente le tombeau vivant des générations futures. C’est un mystère d’insanité que l’idolâtrie de la vie aboutisse à la destruction de la vie, et que l’espoir des hommes devienne le néant. Ou sont les raisons d’une telle déraison ? Cette abjecte science de la vie sans enfans est si contraire au créateur sourire de la France qu’on est conduit à découvrir dans la propagande de stérilité une influence étrangère envahissante et subie.

Plus on étudie, en effet, la genèse de notre socialisme, plus on y reconnaît l’expropriation continue du génie français par la maîtrise d’un esprit tout contraire et plus fort. Quand des ouvriers français créèrent en 1864 la Société internationale, ils sollicitaient, pour la conduite du socialisme qui cherchait l’unité, les aptitudes des différentes races, et préparaient l’obéissance des unes aux autres. Entre elles, la hiérarchie s’établit aussitôt et très différente de ce qu’ils prévoyaient. Les Français avaient les premiers agité la question sociale, mais avec notre idéal d’indépendance et la passion de concilier l’intérêt collectif avec la liberté individuelle. Cette façon de poser le problème compliquait les solutions, elle exposait nos doctrines à paraître incertaines et vacillantes en face des thèses rigides et simples comme sont toujours celles où, au lieu de ménager des intérêts, on sacrifie les unes aux autres. Nul pays n’était plus préparé à cette simplification intellectuelle que l’Allemagne. Longtemps livrée par le morcellement de ses États aux infortunes des faibles, elle avait, par une aspiration séculaire, attendu, comme son salut, un gouvernement qui disciplinât, armât et manœuvrât toutes les énergies de la race au profit de la puissance nationale. Chez elle, les socialistes ne furent pas partagés d’affections : dès qu’ils jugeaient utile le changement de l’ordre général, ils comptèrent, pour l’accomplir, sur l’Etat qui était chez eux l’exécuteur des hautes œuvres. De là une réduction énorme du problème. A cette disposition historique du caractère allemand s’ajouta ce fait que l’étude en fut poursuivie par des professeurs, « les socialistes de la chaire : » ils ajoutèrent à la simplicité des thèses une puissance de méthode. Une erreur enseignée comme dogme, à savoir : la condition scientifiquement incurable du prolétariat et la nécessité pour le pauvre de devenir toujours plus pauvre, condamna d’avance tous les efforts de la liberté personnelle et ne permit d’espérer qu’en un effort d’autorité, en un bouleversement collectif, œuvre de l’Etat. Dans les congrès de l’Internationale, la lutte ne fut pas longue entre la thèse allemande, qui offrait aux passions des prolétaires l’espoir d’une revanche complète, d’une omnipotence vengeresse, et la doctrine française, qui d’avance amoindrissait la revanche, en reculait la date et l’embarrassait dans la contradiction de ses propres désirs. La masse des ouvriers français désavoua les siens ; séduite par l’audace, la rigidité, la pédanterie des penseurs germaniques, elle les prit pour maîtres, et il n’y eut plus en France de doctrine socialiste que la doctrine allemande. Ce fut une nouveauté dans notre intellect français, si rebelle à l’asservissement, si prompt à échapper à l’outrance par son instinct de mesure et à s’évader de l’enthousiasme dans l’ironie, que cette dévotion insatiable pour l’infaillibilité allemande, ce goût des férules maniées par des pédagogues dédaigneux.

Or, autant nous mettions d’aveuglement à croire, autant l’Allemagne apportait de calcul à enseigner. L’instinct naturel de l’Allemand à tenir pour inséparables sa propre destinée et la destinée nationale le porte à la fois à se servir de l’Etat et à servir l’Etat. En attendant que le socialisme pût se servir de l’État, il servait l’Etat. Par sa maîtrise internationale, la Sozial-demokratie mettait le socialisme universel au service des intérêts germaniques. Elle maintenait bruyamment la doctrine révolutionnaire pour l’exportation, et à huis clos, dans la mère patrie, mitigeait les applications de cette doctrine incommodes à l’Empire. L’hégémonie allemande sur le socialisme français nous a constamment engagés dans des expériences où elle ne nous accompagnait pas. Elle avait su inspirer à nos prolétaires une impatience de révolte vaine contre les institutions existantes, tandis que, grâce à elle, l’empire grandissait par des transactions. C’est conformément aux programmes intégraux que les socialistes parisiens faisaient la Commune et se séparaient de la France vaincue, sous les yeux de l’armée allemande où le socialisme gardait ses rangs. Hier encore la leçon d’allemand trop bien apprise chantait toujours dans la tête de nos ouvriers son romantisme révolutionnaire, contre les armées permanentes, la patrie. Le socialisme allemand, fidèle à l’Allemagne, laissait passer les lois militaires ; à la veille de la guerre, il refusait de promettre le sabotage de l’armée par la grève générale, et, dans cette armée, il montre, complice de sa race par toutes les pensées et par tous les actes, ce que pèsent la justice et l’humanité en face de l’intérêt allemand.

Or ce socialisme avant tout lié à sa race avait un moyen incomparable de la servir. La foi à la misère nécessairement croissante des travailleurs entraînait comme conséquence la nécessité de limiter cette misère par la limitation des enfans. L’Allemagne, traitant Malthus comme un inventeur, fabriqua de la doctrine restrictive une contrefaçon licencieuse. Elle construisit, ajusta, fournit tous les sophismes faits pour cacher la honte de la stérilité volontaire. Le peuple qui prévoit tout, qui prépare tout, et qui tenait pour inévitable une dernière rencontre avec la France, avait un égal avantage à garder intacte sa puissance prolifique et à réduire le nombre de ses futurs adversaires. Moins il y aurait de travailleurs français, plus la conquête des marchés par les travailleurs allemands serait certaine ; et moins il y aurait de soldats français, plus il serait facile à l’Allemagne de réduire à la taille voulue par elle notre décadence politique. Sans doute, il ne se pouvait pas que l’Allemagne échappât à toute contagion de ses principes en faveur de la stérilité, et en effet l’accroissement de sas population se ralentit un peu plus parmi les socialistes que dans le reste du pays. Mais l’Etat ne leur eût pas permis, et ils n’avaient pas dessein eux-mêmes d’entreprendre en Allemagne les propagandes qu’ils avaient enseignées au socialisme étranger et avec prédilection au socialisme français. Eux n’avaient pas cessé de travailler pour leur patrie. Or, si les intérêts les plus vitaux commandaient aux socialistes français d’accroître et à l’Allemagne de diminuer la race française, comment expliquer l’obstination des uns à faire ce qui leur était le plus funeste et ce qui était le plus utile à leurs adversaires, sinon par asservissement des uns aux autres ?

L’asservissement continuera-t-il ? Force est de se le demander puisqu’il est encore certains Français qui ont hâte de reprendre contact avec les Allemands, sous prétexte de négocier avec eux. Que des Français fassent grief à leur gouvernement de ne pas favoriser en pleine guerre des communications avec l’ennemi, cela oblige à leur dire net : « Votre impatience serait excessive, ne s’agit-il pour vous que de serrer la main à l’ennemi, mais il s’agit de retomber dans sa main. En reprenant contact avec l’Allemand, vous retournez à votre péché, et vous n’êtes pas de force contre la tentation. Le socialisme français n’a pas cessé d’être le petit garçon, le serviteur, le jouet, la dupe du socialisme allemand. Cette dépendance n’a jamais été excusable, même quand vous vous obstiniez dans l’illusion qu’il préparait pour vous la ruine des nations au profit de la solidarité prolétaire. Mais cette illusion même est finie. Ce que votre guide voulait détruire, c’est votre race au profit de la sienne. Il ne vous a jamais imposé une plus honteuse soumission qu’en vous persuadant de devenir traîtres à votre propre avenir, adversaires de votre propre sang. Pour vous il n’est qu’une expiation : ne plus accepter, ne plus répandre les leçons de mort, et trouver dans votre repentir envers la France le courage de multiplier des Français. »


V

Comme la masse des paysans et des ouvriers l’emporte assez en nombre pour que les autres classes ne modifient guère le mouvement imprimé par elle à la population, et comme cette masse est, par ses difficultés de vivre, tout entière sollicitée de devenir stérile, le dépeuplement devrait être rapide, universel et uniforme dans l’étendue de toute la France.

Or, il est très inégal. Il y a des régions où la moyenne des enfans par famille ouvrière et agricole dépasse quatre et cinq, et des régions où cette moyenne n’atteint pas même un. Les statistiques des départemens les divisent en deux groupes, l’un où les décès l’emportent sur les naissances, l’autre où les naissances l’emportent sur les décès, et les départemens du premier groupe sont déjà les plus nombreux[20]. Il est plus exact encore de les répartir en trois fractions : la plus considérable, la moitié à peu près, se compose de ceux où la race demeure stagnante ; l’autre moitié se divise en deux, un quart où la population baisse d’une façon continue, croissante, et un quart où, d’une façon également continue et encore importante, la population monte. Le bassin de la Garonne, la vallée du Rhône, la Bourgogne sont les principales régions stériles ; le Nord, la Bretagne, la Lorraine, le Béarn, les Cévennes restent les sources de fécondité.

Ce n’est pas la différence du climat et du sol, de la plaine et de la montagne, qui fait la différence de l’activité génératrice. Les versans septentrionaux des Pyrénées offrent les mêmes altitudes, les mêmes pentes, les mêmes cultures à ceux qui l’habitent ; aux deux extrémités orientale et occidentale de la chaîne la race demeure prolifique, dans la région intermédiaire elle diminue. La fécondité humaine est égale dans la Lozère, la Haute-Vienne et la Corse, où la nature se ressemble si peu. La différence des occupations n’explique rien : les plus prolifiques des Français sont les tisseurs des Flandres et les marins de Bretagne. La différence des ressources n’est pas davantage la mesure de la natalité, qui ne diffère pas dans les régions pauvres des Hautes-Alpes et des Landes, riches de Meurthe-et-Moselle et de Belfort, ou de richesse moyenne comme la Vendée. Enfin la communauté de l’origine et des traditions provinciales ne répartit point par groupes historiques les familles nombreuses ou restreintes. Nulle des régions françaises n’a de passé plus grand et de caractère plus personnel que l’Auvergne, et le Cantal et le Puy-de-Dôme sont deux noms de la même Auvergne : or ce même volontaire et ordonné Auvergnat accumule dans le Cantal, et dans le Puy-de-Dôme économise les enfans. Dans la faible étendue d’un département, d’un arrondissement, la natalité varie du simple au double. Enfin l’instinct naturel de la paternité ne suffit pas à expliquer la multiplication des enfans où ils abondent : car à satisfaire cet instinct un ou deux enfans suffisent, cinq ou vingt sont superflus.

Les départemens où la population décroît le plus vite et le plus constamment sont l’Isère, la Drôme, le Rhône, le Puy-de-Dôme, la Nièvre, la Côte-d’Or, l’Yonne, l’Aube, l’Orne, la Gironde, l’Ariège, l’Aude, l’Hérault, la Haute-Garonne, le Tarn-et-Garonne, le Lot-et-Garonne, le Gers. Entre toutes ces régions il y a une seule, mais éclatante ressemblance. Elles sont celles qui témoignent de leur doctrine collective par la persévérance de leurs votes politiques ; celles qui savent gré à leurs élus d’avoir établi dans l’Etat, comme les nouveaux dogmes de la foi nationale, la souveraineté de l’individu et l’oubli de Dieu ; celles où l’abandon général des pratiques religieuses transforme les églises en solitudes. La dépopulation est l’œuvre logique de ceux qui reconnaissent pour maître de l’existence l’intérêt personnel, immédiat, égoïste. Pour qu’ils se bornent au fils unique, il leur suffit que leur commodité soit de ne pas gâter l’héritage en le morcelant, de maintenir intacts leurs aises et leur rang de « pousser le petit, » par un savoir plus complet, à une condition plus haute que la leur et dont ils aient l’honneur. Pour se refuser même cet unique enfant et tenir le foyer soigneusement vide, il suffit que, pauvres, ils ne veuillent pas le devenir davantage, ou que, riches, ils ne veuillent pas le devenir moins, et préfèrent compléter leur demeure, étendre leur domaine, leur train de culture, leur commerce, le manger ou le boire.

Les départemens où ces tentations ne paralysent pas l’instinct paternel, et où la race continue à s’accroitre sont : le Pas-de-Calais, le Finistère, le Morbihan, le Nord, le territoire de Belfort, les Côtes-du-Nord, la Vendée, la Haute-Vienne, la Corse, la Meurthe-et-Moselle, les Vosges, la Lozère, le Doubs, l’Aveyron, les Basses-Pyrénées, les Pyrénées-Orientales, les Hautes-Alpes, la Haute-Savoie, la Corrèze et les Landes. Entre toutes ces régions aussi il y a une ressemblance. Ce sont celles où se sont le moins effacées les croyances chrétiennes. Que le fait plaise ou non, il s’impose à l’examen d’un temps qui se vante de croire seulement aux faits. Or on ne peut nier le fait : les régions sont fécondes en proportion qu’elles sont croyantes. En Flandre, l’exemple des foyers patriarcaux et prospères, l’aide sociale des patrons à la multitude ouvrière, l’infiltration de catholiques Belges entretiennent la fidélité générale à la famille. En Bretagne, la foi est la plus ancienne, la plus constante, la plus universelle des traditions. Les Vosges, la Lozère, le Cantal, les Hautes-Alpes sont des promontoires que l’incrédulité des plaines voisines entoure sans monter jusqu’à eux ; les Alpes-Maritimes et les Pyrénées-Orientales sont des oasis de fertilité humaine dans le désert familial de la Provence et du Languedoc ; la piété des ancêtres s’y maintient, rajeunie par l’apport d’Italiens et d’Espagnols, et ces fils de races religieuses y multiplient les foyers nombreux. Dans le Doubs, la fécondité de la population varie presque du double selon les arrondissemens et les cantons ; ceux où elle est moindre sont ceux où les populations indifférentes vivent groupées autour de Montbéliard et de Besançon ; elles enfantent avec la même parcimonie que celles du Rhône, et, s’il n’y avait qu’elles, le Doubs compterait parmi les régions dépopularisatrices : il compte au nombre de celles où se perpétue la race parce que sur les hauteurs pastorales de la frontière dure et s’accroît une lignée de familles aux mœurs chrétiennes[21].

Cette force est visible non seulement dans les contrées privilégiées où ces chrétiens forment nombre et se soutiennent de leur société commune, mais aussi dans les régions inhospitalières où ils sont des isolés et s’obstinent dans leur obéissance à Dieu, malgré les ironies et les sarcasmes du scepticisme stérile. S’il est possible de citer les contrées de la France où l’œuvre de la fécondité chrétienne persiste, on ne saurait étendre cet examen à chacune des familles exemplaires qui, sur la plus grande étendue de la France, vivent dispersées, assiégées et comme cachées par la masse des familles restreintes. Toutefois, il est un moyen de saisir sur le vif quelques existences et de rendre, par leur courte histoire, visible aux moins mystiques la raison décisive et toujours la même de leur générosité créatrice.

Depuis quelques années, plusieurs associations[22]ont surgi, se proposant de grouper, de secourir les familles, nombreuses, et ont aidé du moins a. les connaître. Là s’allongent les listes douloureuses par la misère qu’elles révèlent et consolantes par la vigueur qu’elles attestent. Parmi ces paysans et ces ouvriers, conservateurs de la famille, citons seulement ceux qu’on en peut appeler les héros. D’après la statistique de 1914, quarante-cinq familles comptent dix-huit enfans. J’ai pu avoir des détails sur vingt d’entre elles : neuf de dix-huit enfans, trois de dix-neuf, cinq de vingt, deux de vingt et un, une de vingt-trois. Voici sous mes yeux les extraits de naissance, avec les commentaires des curés, des maires, des conseillers généraux et des voisins, témoignage des humbles qui louent des humbles. Ce livre d’or des obscurs répète à toutes ses pages les mêmes mots de probité exemplaire, de labeur acharné et, je transcris, de « sobriété jusqu’à la pénitence. » De tels foyers ne sont pas allumés dans les grandes villes, mais presque toujours dans des demeures rurales et par des paysans pauvres. Mais la pauvreté a son aristocratie qui répugne au vagabondage, et sur le sol, si dur soit-il, où elle est, demeure, ni déracinée ni divisée. De ces familles tenaces, les unes sont de petits fermiers, les autres de plus petits propriétaires, comme les Gosselin qui, dans la Manche, avec un hectare et une maison pour tout bien, ont eu dix-huit enfans. Quelques-uns, à s’assurer ainsi des travailleurs, transforment en aisance la gêne quand, semblables à Gosselin, ils savent ne laisser rien perdre, ni les choses ni le temps, et, dans l’Orne, s’abstenir d’alcool. La plupart ne réussissent qu’à durer et non sans dettes, mais consenties pour acquérir de la terre et être chez soi. D’autres, tels Le Gall, manœuvre de Lannion, Briot, contremaître de tissage dans l’Eure, Boulin, terrassier au Pas-de-Calais, n’ont pas même à eux cette place où prendre racine. Encore la solde de contremaître a sa fixité : mais comment des terrassiers, des manœuvres et des femmes de ménage ont-ils osé entreprendre la charge, sont-ils parvenus à subvenir à la dépense de vingt enfans ? Parce que c’est pour eux le devoir. Ils le disent, et leur vie le dit mieux encore. Trois des fils, qui représentent au front les Bois sont des religieux devenus soldats. Martin, avant d’avoir ses dix-neuf enfans, fut six mois novice à Sept-Fonds ; la vocation s’est transmise plus complète à un de ses fils prêtre, tombé sur le champ de bataille, et se continue en un petit-fils de dix-huit ans, étudiant ecclésiastique. Chez les Fèvre, sur dix-neuf enfans, il y a deux prêtres et trois religieuses. Trouvera-t-on que c’est beaucoup ? Le droit de penser ainsi appartient à ceux qui auront comme les Fèvre quatorze enfans pour perpétuer la race et servir le pays.

Fixons les traits généraux de ces familles par un mot sur les trois qui sont les plus fécondes de France.

Les époux Perrotey, cultivateurs à Plainfaing (Vosges), poussent à la perfection le mérite d’être des traditionnels. Tous deux, aussi loin que le regard puisse voir dans l’obscurité de leurs ancêtres, sont de lignée paysanne. Constant Perrotey appartient à une famille de sept, sa femme à une famille de neuf enfans. Le mari et la femme sont nés dans le même village, et, bien que le sol y soit rocheux et maigre, ils ont eu pour seule ambition de lui rester fidèles comme les « anciens. » Leurs vingt et un enfans sont à leur ressemblance : mariés jeunes, les plus âgés demeurent près de la maison paternelle, dans des fermes à la terre avare et au foyer fécond, et l’aînée des filles a déjà donné neuf enfans à son mari. À ce père et à ses vingt enfans toute aide de l’Etat avait été refusée, mais, s’ils ne sont pas de ceux qui reçoivent, ils sont de ceux qui donnent. Des sept qui sont partis au début de la guerre deux sont morts, deux ont été grièvement blessés. Ainsi s’étend sur les servitudes matérielles de cette existence la libératrice beauté d’une vie morale.

Camille Joffray, colon près de Medeah, aurait voulu fonder sa famille sur la stabilité de la terre ; il avait obtenu une concession ; mais faute de ressources, il dut y renoncer et, à mesure que se multipliaient ses enfans, il multiplia ses métiers. Il devint aussi par surcroit cantonnier fossoyeur, afin que la mort même nourrit la vie. Mais ce dévouement à la vie engendrait lui-même la mort : la détresse était telle que l’anémié plusieurs fois a éteint dans les enfans l’existence et enfin dans la mère la force d’accoucher. La faim, plus destructrice que l’amour paternel n’est créateur, voilà la tragique vision. Qui empêcha le couple de renoncer vingt fois à sa misère, et de s’assurer le repos en ayant moins d’enfans ? Sa foi en un devoir supérieur à son repos.

De la famille Amet, établie à Cornimont dans les Vosges, M. Méline a dit : « C’est une famille qu’il faudrait encadrer. » Le cadre devrait être de taille, car elle a vingt-trois enfans. L’ombre qui nous dérobe les épreuves et les mérites des humbles commença à se dissiper pour les Amet, quand un journaliste écrivit : « En ce moment où on interviewe à outrance des assassins, des actrices, ou simplement des députés, je vais aller voir la plus grande famille de France. » Il y a plus de trente ans, Amet et une jeune fille se mariaient sans contrat, car on n’y déclare ni sa santé, ni son amour, ni son courage, et ils n’avaient pas d’autres biens. Ces biens peu à peu créèrent les autres et grâce aux enfans qui bien vite furent instruits à se rendre utiles. Tous apprenaient aussi à s’aimer et à se sentir les membres d’un même corps, à ne séparer leurs existences ni de droit, ni de fait, et quand ils devinrent trop nombreux pour le seul travail offert à leur bonne volonté par l’exiguïté du domaine minuscule, ils continuaient leur glane laborieuse par les tâches qu’ils cherchaient à l’entour, et dont ils apportaient le gain au foyer commun. Dans cette collectivité toujours unie, les profits des aînés payaient les dépenses des nouveaux venus, l’économie de chacun accroissait en offrande incessante le bien de tous, et vingt-deux obéissances toujours soumises à une seule volonté assuraient force à son commandement. Aussi les lopins s’agrandirent, puis une ferme fut louée, puis le locataire devint acquéreur, et aujourd’hui le chef des Amet est propriétaire de dix hectares, de huit vaches et d’une maison assez vaste pour loger les fils et les filles qui continuent d’accroître le domaine paternel resté le bien familial. Et si l’on cherche qui enseigne au père si obéi le précepte de son propre devoir, et la constance vingt-trois fois renouvelée des sacrifices et des espoirs, on trouvera dans cette maison même, à la place d’honneur, l’hôte le premier accueilli, et toujours écouté, le Christ devant lequel chaque jour s’agenouillent ensemble le père, la mère et les enfans.

Comment de telles mœurs redeviendront-elles celles de la France ?


ETIENNE LAMY.

  1. Voyez la Revue du 15 novembre.
  2. Statistique des familles en France : 1 800 000, pas d’enfans ; — 2 900 000, 1 enfant ; — 2 600 000, 2 enfans ; — 1 600 000, 3 enfans ; — 987 000, 4 enfans ; — 566 000, 5 enfans ; — 327 000, 6 enfans ; — 183 000, 7 enfans ; — 95 000, 8 enfans ; — 45 000, 9 enfans ; — 20 000, 10 enfans ; — 8 000, 11 enfans ; — 3 500, 12 enfans ; — 1 500, 13 enfans ; — 500, 14 enfans ; — 249, 15 enfans ; — 79, 16 enfans ; — 34, 17 enfans ; — 45, 18 enfans et plus.
  3. « En parcourant les censiers et autres registres du XIVe siècle, on est frappé de la multitude des personnes qui y sont nommées dans chaque paroisse. On y remarque que chaque famille renferme beaucoup d’enfans. » Léopold Delisle, Étude sur la condition de la classe agricole en Normandie au moyen âge, p. 174.
  4. On trouve, par exemple, des Harcourt avec dix enfans, des Broglie avec huit enfans, des Vogué avec sept, des Auerstaëdt, des Murat, des Charette avec dix ; des Dampierre, des Dreux-Brézé, des Luynes avec six ; des Maillé, des Rougé, des Polignac, des Gontaut avec sept ; des Lur-Saluces et des Segonzac avec huit ; des Vibraye et des La Rochette avec douze ; des Courson avec quatorze.
  5. Discours de M. Labiche à l’Académie française, le 25 novembre 1880.
  6. A celui-ci il écrivait : « Quant à l’avenir de la famille, il ne peut être assuré que par le grand nombre des enfans. L’homme restera toujours la première richesse économique en même temps que morale. Celui qui a l’intelligence, l’aptitude ou la chance, aide les autres à sortir de l’ornière. Cette aide entre frères et sœurs explique la prospérité matérielle de nombreuses familles en Angleterre et dans le Nord de la France, tant il est vrai de dire que l’intérêt est toujours d’accord avec le devoir et que Dieu ne laisse jamais sans récompense l’accomplissement de sa loi. Nous l’avons éprouvé nous-mêmes au point de vue industriel. C’est grâce à notre tribu familiale que nos affaires ont prospéré.
  7. Avec Félicité du Petit-Thouars.
  8. Auguste Isaac, Notes manuscrites.
  9. Pierre Mille, Discours à la Sorbonne, 19 février 1917.
  10. Alfred Dumez, Histoire industrielle et commerciale de Roubaix-Tourcoing, p. 8.
  11. Généalogie de la famille Bernard. Avant-propos de Paul Bernard, Lille, 1889.
  12. Contre la dépopulation, avec une lettre-préface du cardinal Amette. Paris, Bloud et Cie, 1917.
  13. « Tout Français de trente à cinquante ans doit avoir trois enfans ou payer la somme que coûterait l’élevage de trois enfans dans la classe sociale à laquelle il appartient. » Rapport de M. F. Jayles, à l’Académie de médecine. Séance du 3 juillet 1917.
  14. La France repeuplée volontairement par les catholiques pratiquans, par le docteur Dauchez. Lyon, imprimerie du Nouvelliste, 1917.
  15. La victime principale de la législation révolutionnaire très insuffisamment atténuée par le Code civile, ce n’est pas le noble ou le bourgeois, c’est l’ouvrier qui, ayant des enfans, a dû cesser d’être propriétaire, c’est le paysan qui, pour rester propriétaire, a dû cesser d’avoir des enfans. H. Roulleaux-Dugage, député, Natalité et Législation, p. 24, Lévi, 1917.
  16. M. Compère-Morel. Chambre des Députés. Séance du 21 mars 1916.
  17. « De ces régions privilégiées auxquelles il convient de demander leur secret, il y en a dans l’Ardèche, dans la Lozère, dans le Pas-de-Calais, dans la Bretagne, il y en a dans certaines portions de la Savoie… La commune du Grand-Romans avait, dit le Guide Joanne de 1908, une population de 1 946 habitans. En 1915, elle en a authentiquement 2 050. Presque tous les jeunes gens sont mariés à vingt-cinq ans, tout de suite après le service militaire et d’après des choix déjà faits. L’immoralité y est aussi inconnue que l’alcoolisme. En compagnie, on boit volontiers un verre de vin, mais on ne traîne pas dans les cabarets. Pour les 2 050 habitans, je ne vois pas qu’il y en ait plus de deux… Leur vie est tout agricole, herbagère, elle tient à demeurer telle. Ceux qui sortent de la paroisse ne vont qu’à peu de distance et toujours pour pratiquer le même genre de, vie… Viendra naturellement pour les nouveaux comme pour les anciens biens la division par l’héritage, mais les mœurs ont assez bien ménagé la transition. Il n’est pas rare que le père de famille tienne à éviter ces désaccords et les frais par un partage anticipé et à l’amiable. Plus souvent toutefois, le vieux demeure patriarcalement avec la jeune famille. » Au Pays des Chasseurs alpins, par M. Henry Joly, de l’Institut, Le Mois, mars 1916. Pour montrer par des chiffres combien ces mœurs favorisent la fécondité, M. Joly a bien voulu ajouter à son article cette note manuscrite : « En 1917, on a renvoyé dans leurs foyers 40 mobilisés, en raison de leur âge ou de leurs charges de famille. La commune a pris la charge de leurs enfans. A eux quarante, ils avaient, en septembre 1917, trois cent trente-trois enfans vivans et présens. »
  18. Procédé en usage dans quelques départemens français. Dans la Corrèze, il est ainsi constaté par un jurisconsulte : « Malgré la loi, grâce à des coutumes anciennes que personne ne conteste, on donne à l’avance et par choix, du consentement des héritiers, le domaine à l’un des enfans, à charge par lui de dédommager en argent ses frères et sœurs. » (L’abaissement de la natalité en France, par Charles Duchambron, Paris, Jules Rousset, p. 305.) La même coutume est non moins familière à l’Aveyron.
  19. « A Roubaix (Nord), écrivait le regretté professeur Desplats, de Lille (Journal des Sciences médicales de Lille, 1908), à la suite des conférences néo-malthusiennes, chaque année on a pu voir la natalité baisser de 200 unités, 1 000 en cinq ans, c’est-à-dire d’une égale proportion de chances de repeuplement. » — Le docteur Variot, dans la Chronique infantile (septembre-octobre 1913), a fait une enquête sur place et a démontré qu’à Montceau-les-Mines les ouvriers socialistes, par leurs pratiques néo-malthusiennes, avaient fait baisser de 5 pour 100 le taux des naissances dans leurs milieux. Faits cités dans la brochure : La France repeuplée, du docteur Dauchez, p. 7.
  20. Voici, d’après les derniers recensemens, le nombre des départemens où les naissances augmentent diminuent
    augmentent diminuent
    1909 40 47
    1910 53 32
    1911 25 64
    1912 56 21
    1916 49 38
  21. Les statistiques de natalité, par J. Maître, conseiller général du Haut-Rhin, (Réforme sociale, octobre 1915.) A propos de ces cantons, M. J. Maître ajoute : « Ils sont précisément ceux qui, économiquement, sembleraient soumis à la dépopulation, puisqu’ils n’ont pas l’industrie prospère des régions d’Audincourt et Montbéliard et sont consacrés presque entièrement aux cultures pastorales et forestières. »
  22. L’Alliance nationale pour l’accroissement de la population française, — La ligue des familles nombreuses, — La ligue pour la vie, — La plus grande famille, à Paris, et plusieurs sociétés en province, notamment L’Aide aux familles nombreuses de la Loire.