La Flagellation en Russie - Mémoires d’une danseuse russe/06-11

Librairie des Bibliophiles parisiens (p. 185-188).

CHAPITRE XI


Triste fin d’amour. — Le groom fouetté.



I l y avait trois mois que nous filions, Yégor et moi, le plus gentil des amours, dans ce corridor obscur, plus délicieux pour moi que le salon d’un grand palais, quand il nous arriva un incident assez désagréable qui eut une suite désastreuse pour nous deux et surtout pour moi.

Madame K…, sortant du salon d’essayage par la porte du corridor, entendit chuchoter. Elle s’avança sur la pointe des pieds et put arriver jusqu’à nous sans que nous l’ayons entendue marcher et elle me surprit dans les bras de mon chéri.

— Ah ! petits polissons ! s’écria-t-elle, je vous y prends en train de faire vos saletés dans ma maison. Vous allez les payer cher, toi surtout, effrontée gamine.

Elle alla chercher la Marquise, qui arriva telle qu’elle était, en tenue d’essayage. La patronne nous conduisit dans le cabinet.

La Marquise avait déculotté le jeune groom et le fessait à tour de bras. Les fesses rougissaient à vue d’œil. Elle le gifla ainsi pendant cinq minutes. Le jeune garçon malmené criait comme un chat écorché. Puis elle le fit mettre à genoux devant une chaise pendant que Madame me troussait, épinglait mes dessous aux épaules et on me mit une nagaïka dans les mains.

— Toi, sa complice, me dit la marquise, tu vas me fouetter ce petit vaurien jusqu’à ce que je t’arrête. Et, si tu le ménages, tu vois comme je lui ai arrangé les fesses, eh bien ! j’arrangerai les tiennes encore mieux. Je t’ai fait trousser exprès. Allons ! commence la danse.

Je me mis à fouetter pour obéir, regrettant d’être obligée de maltraiter ce joli corps que j’aimais tant. Puis, machinalement, je le fouettai avec une certaine vigueur, appliquant les cordes plus fort, puis à tour de bras sans la moindre émotion…

Quand la marquise m’arrêta, je vis que j’avais tiré du sang des jolies fesses de mon chéri. Je ne pouvais croire à une telle cruauté de ma part. Je fus bien obligée cependant de me rendre au témoignage de mes yeux. Mon chagrin était immense.

La Marquise m’avait encouragée, au cours de ma cruelle besogne, par quelques claques qui me donnèrent une légère cuisson, mais ne m’avaient arraché aucune plainte. J’attendais mon tour avec une anxiété bien naturelle. Je savais comment cette féroce fouetteuse traitait les postérieurs qu’elle châtiait et je m’attendais à être meurtrie et sanglante sous ses coups. Mais le groom s’étant reculotté et étant parti, elle ne m’adressa aucune menace.

— Tu prendras ce soir, me dit ma patronne, tes plus beaux atours. J’ai une visite à faire et tu m’accompagneras.

Je compris alors pourquoi j’avais été épargnée. C’était pour me conduire dans une maison de correction très connue à Moscou. La modiste y menait les délinquantes qu’elle voulait faire fouetter sévèrement et aussi pour autre chose, disait-on, car plusieurs des ouvrières conduites à la maison de correction ne reparaissaient que le lendemain, quelquefois même huit jours après. Il ne fallait pas si longtemps, se disait-on, pour que les fouettées soient guéries.

D’ailleurs, une de celles qui avaient été vendues, il faut bien dire le mot, Xénia, une grande fille de vingt ans, qui jusqu’à présent ne m’avait jamais parlé, se départit de son mutisme quand elle apprit le sort qui me menaçait.

Elle me raconta ce qui lui était arrivé dans cette soi-disant maison de correction qui n’était pas autre chose qu’une maison de débauche.

La maîtresse l’avait emportée dans son coupé, qui les avait déposées devant la porte. Elle s’était trouvée dans une grande salle, éclairée à giorno, avec une douzaine de filles de tout âge, amenées là par des matrones dont les mines n’étaient rien moins que respectables. La directrice de la maison les fouetta l’une après l’autre. Elle passa la quatrième et ne fut délivrée que lorsque la suivante eut reçu sa part. On l’envoya ensuite rejoindre sa maîtresse dans un appartement où elle l’attendait. Au lieu de la modiste, elle trouva un homme qui abusa d’elle. Il la garda toute la nuit, revint la nuit suivante — car on l’avait gardée prisonnière — et disparut le matin du second jour, lui laissant une petite bourse assez bien garnie.