La Flagellation en Russie - Mémoires d’une danseuse russe/06-10

Librairie des Bibliophiles parisiens (p. 181-184).

CHAPITRE X


Nadine. — La marquise de L… —
Yégor le groom. — Une idylle.



D epuis que la Marquise de L… était venue nous réclamer dans l’atelier, Nadine et moi, cette femme ne manquait jamais de faire monter les ouvrières dans sa chambre. C’était pour les fouetter, chaque fois, sans l’ombre d’une raison. Elle gardait l’objet livré, mais c’était pour le rapporter dans l’après-midi sur le siège de son coupé avec le jeune groom assis à côté du cocher. Elle passait dans le salon d’essayage où des ouvrières allaient l’ajuster sous l’œil de la maîtresse. La nagaïka ne chômait pas. C’était à croire que la passion de la toilette, chez cette créature, n’était qu’un prétexte pour trouver des esclaves à flageller sans répit.

Quand le coupé s’arrêtait devant la porte, Madame m’envoyait aider le jeune Yégor à porter la caisse au salon d’essayage. L’entrée des clientes était sur un grand vestibule, mais les ouvrières avaient à suivre un long corridor obscur. La première fois que j’aidai le jeune groom, il ne me dit rien en allant. Mais dès que nous fûmes sortis, il s’arrêta au milieu du corridor et, m’étreignant dans ses bras, m’embrassa sur les lèvres.

Je me laissai faire. Ce baiser prolongé, le premier que je recevais de la bouche fraîche d’un jeune garçon, me fit un plaisir extrême.

Quand les ouvrières rentrèrent du salon d’essayage, je vis que la nagaïka avait dû marcher. Toutes avaient les yeux rouges.

Un jour, je dus me passer de l’aimable causerie d’Yégor, causerie muette, mais où nous devenions tous les deux chaque fois plus éloquents, et ce que j’eus en échange fut loin de me donner du plaisir. On me garda à l’essayage et j’étais si troublée, si désolée d’être privée ainsi de mon joli petit amoureux que je faisais tout de travers.

— Cette Mariska ne fera jamais rien de bon, dit la patronne et elle me troussa, présenta mes fesses nues à la marquise, qui détachait ses coups toujours avec méthode, deux ou trois coups dans l’espace, puis les cordes retombaient éparpillées sur les fesses qu’elles enveloppaient. La peau me cuisait horriblement. Je reçus une demi-douzaine de coups furieusement appliqués.

L’essayage interrompu recommença. J’avais des larmes dans les yeux qui formaient un vrai brouillard et j’y voyais à peine pour remplir la tâche qui m’était imposée. Alors la patronne me troussa de nouveau et la marquise m’appliqua six nouvelles cinglées. Comme je n’étais plus en état de rendre le moindre service, on me fit agenouiller devant une chaise, toujours troussée, les genoux sur le parquet.

On me laissa ainsi pendant les deux heures que dura l’essayage. Les genoux me faisaient un mal atroce. Comme je ne pouvais retenir de temps à autre de petits mouvements d’impatience, on venait me décocher deux ou trois coups de nagaïka. Pendant ces deux heures, les trois ouvrières qui étaient occupées à l’essayage eurent l’occasion d’être troussées par leurs compagnes et toujours fouettées par l’infatigable marquise. Je ne voyais rien, mais j’entendais le bruit mat des cordes en contact avec la peau nue et les plaintes des fustigées.

L’une d’elles le fut deux fois pour une négligence renouvelée ; mais, pour ne pas lui enlever ses moyens, on attendit la fin de la séance. J’assistai à un véritable carnage. La marquise fouetta cette fille avec une telle rage qu’elle déchiqueta la peau attendrie en un rien de temps.

Quand la fille, qui était très vigoureuse, se releva, elle avait du sang au bord des lèvres, on eût dit qu’elle était enragée. Elle regarda la fouetteuse d’un air si menaçant que je me demandais si elle n’allait pas sauter sur elle et l’étrangler.

La Marquise dut s’en apercevoir, mais elle ne dit rien et se hâta de quitter le salon d’essayage. Depuis elle ne fit jamais demander cette ouvrière.

Celle-ci m’avoua depuis qu’elle avait eu en effet l’idée d’étrangler ce bourreau femelle, car elle aurait à ce moment volontiers sacrifié sa vie pour se venger. La mort lui aurait paru douce après l’étranglement de cette femme si odieusement cruelle. Mais elle avait un vieux père et une vieille mère qui vivaient de son travail.