La Flagellation en Russie - Mémoires d’une danseuse russe/06-02

Librairie des Bibliophiles parisiens (p. 103-109).

CHAPITRE II


Étranges cavalcades. — Les cavales
humaines. — Ma première course.



L e jeune barine et sa sœur organisaient de temps en temps des cavalcades d’un genre nouveau. L’hiver, cela se passait dans un grand appartement chauffé, couvert d’un épais tapis. L’été, sur une vaste pelouse, sur laquelle on avait tracé des pistes, ombragées tout autour par de grands arbres. Comme toutes les poupées vivantes n’étaient pas de taille à leur servir de monture, outre les grandes filles qui étaient à leur service, la boïarine leur prêtait les plus vigoureuses de ses filles de chambre.

Les pouliches humaines qui couraient dans l’appartement ou sur la pelouse étaient toutes nues, seulement chaussées de fines bottes rouges. Elles se tenaient debout, le buste incliné en avant, les bras croisés. Le cavalier et l’amazone montaient à cheval en écuyer de cirque. Ils sautaient sur les reins nus de leur monture, à califourchon sur la croupe, les pieds passés dans des étriers suspendus à de larges ceintures serrées aux flancs de la jument humaine, entourant le cou de leur bras.

Les deux petits monstres chevauchaient l’un après l’autre. Celui qui était à pied stimulait la monture du cavalier à coups de cravache sur la croupe pour l’obliger à courir à toutes jambes. Quand c’était la jeune maîtresse qui maniait la cravache, elle était plus époumonée que la porteuse de son frère quand celle-ci s’arrêtait.

La sœur, à son tour, enfourchait sa cavale. Le frère prenait la cravache et s’en servait pour stimuler la coureuse en lui cinglant vigoureusement le bas des reins. La pouliche bondissait sous la morsure, attrapant, dans sa course en zig-zag, des cinglées par tout le corps. Quand l’une d’elles tombait, ils l’aidaient à se relever en la frappant partout, mais de préférence aux endroits les plus délicats et les plus sensibles. Quand, dans leurs chutes, elles obligeaient involontairement leur cavalier à vider les arçons, ceux-ci ne s’arrêtaient de frapper que quand ils voyaient couler le sang.

L’été, les jeunes barines avaient de temps en temps la visite de jeunes amis des environs. C’était alors des courses en plein air sur la pelouse couverte en cette saison d’une herbe épaisse, des courses d’obstacles dans lesquelles les montures luttaient de vitesse et d’agilité, toujours, bien entendu, stimulées par les piétons.

Ici, c’était une baguette de tamarin fraîchement coupée, souple et flexible, qui servait à exciter les coureuses en piquant affreusement la partie cinglée. La cravache ne servait que pour les courses d’obstacles. Filles et garçons montaient en jockeys. Les montures étaient chaussées de bottes de couleurs différentes, le corps entièrement nu, les cheveux flottant au vent, comme la crinière d’un cheval arabe. Elles étaient toutes pourvues d’étriers.

La première fois que j’assistai en spectatrice à ces courses, je souhaitai, dans mon for intérieur, de ne jamais devenir assez vigoureuse pour servir de cavale à ces cruels jockeys des deux sexes.

Ils vinrent un jour au nombre de dix, filles et garçons. La course plate commença sur une petite piste gazonnée. Les montures couraient les bras ballants, la crinière dénouée et flottante. Fillettes et garçons étaient en selle, mais les six qui restaient inoccupés attendaient de pied ferme, en dedans de la piste, sur la pelouse, le passage des montures emportant leurs cavaliers.

À chaque passage, la baguette cinglait les coureuses au vol, sur la croupe, sur les cuisses, partout où elle pouvait atteindre, zébrant la peau de raies livides et chaque monture recevait ainsi une demi-douzaine de cinglées à chaque tour de piste.

La première qui tomba, essoufflée, haletant sous son fardeau, resta dans cette posture. Tous les cavaliers et toutes les amazones vidèrent au même instant les arçons et se précipitèrent sur la malheureuse, la frappant à coups de pieds, avec leurs cravaches, avec les souples badines. La pauvre fille hennissait de douleur, jouait son rôle au naturel.

Les courses alors recommencèrent. Les six enfants qui n’avaient pas encore monté enfourchèrent de nouvelles montures. C’était toujours les flexibles baguettes qui stimulaient les coureuses. La course se termina comme les précédentes. À la première chute, tous les jockeys, à pied et à cheval, vinrent fouetter à tour de bras la pouliche maladroite.

Les courses d’obstacles eurent lieu ensuite sur des coureuses fraîches. Il y avait à la gauche de chaque obstacle, fait d’une haie haute d’un pied, un piéton armé d’une cravache d’amazone. Il attendait que le jockey abordât l’obstacle pour asséner un coup dirigé de haut en bas sur la croupe de la monture et l’aider à franchir la petite haie. À chaque obstacle — on en avait mis six — elle rencontrait ainsi une cravache qui l’aidait à sauter.

Une monture s’abattit sous son cavalier. Il mit pied à terre, l’empoigna par sa longue crinière, la fit ainsi se relever avec une affreuse grimace qu’elle ne put réprimer sous l’empire de la douleur tandis que la fillette, postée près de la haie, aidait à la remettre sur pied en lui décochant, en travers cette fois, cinq ou six coups de cravache qui creusèrent des sillons rouges sur la peau mise à vif.

Un pareil exercice ne pouvait durer longtemps ; il tomba encore trois cavales qui furent relevées de la même façon et toutes les malheureuses étaient en nage quand les cavaliers mirent pied à terre. Elles durent attendre ainsi la fin des courses qui recommencèrent sur de nouvelles montures, les jockeys changeant de rôle. Les cavaliers devenus piétons prirent place devant les obstacles pour aiguillonner les bêtes. Ils s’acquittèrent de cet office en postillons consciencieux, surtout quand ils avaient à faire se relever une monture tombée.

Quand les courses furent terminées, les coureuses, dont la plupart avaient la peau en sang, eurent la permission de s’envelopper dans des draps apportés tout exprès et de s’en retourner en courant au château. Il est vrai qu’il faisait ce jour-là une chaleur tropicale, ce qui est rare dans ce pays.

Un jour — il y avait six mois que j’étais à son service — la jeune barine eut la fantaisie de mettre ma vigueur à l’épreuve. Elle me fit déshabiller, me harnacha, puis, posant le pied sur l’étrier, elle se mit à califourchon sur mes reins nus :

— Hue donc ! Hue Mariska !

Je recevais en même temps un coup sec de cravache asséné par le jeune barine, qui était posté derrière ma croupe. Je fus projetée en avant ; faisant un pas malgré moi, je perdis l’équilibre, m’écroulant entraînée par un fardeau trop lourd pour mes jeunes épaules de huit ans et demi, et je m’étalai de tout mon long.

Elle me releva furieuse, et, après m’avoir appliqué quelques méchants coups de cravache, elle sauta en l’air, retombant avec force, les deux pieds écartés sur ma croupe nue, et elle me trépigna avec rage sous ses semelles de cuir, pétrissant mes chairs pendant cinq minutes. Je sanglotais à perte d’haleine.

Elle m’enleva le harnais pour le mettre à une grosse fille de quinze ans qui n’avait pas encore servi à ce jeu, mais qui était moulée comme on l’est rarement à cet âge. Elle l’enfourcha. Sa cavale l’emporta à travers l’appartement, courant à toutes jambes, comme si elle avait l’habitude de ce genre d’exercice. Elle n’en fut pas moins stimulée par la cravache que maniait le jeune barine qui frappait comme s’il eût eu à cravacher le cuir épais d’une jument.

Ce stimulant ne devait pas être du goût de la croupe qui le recevait, car elle tressautait à chaque cinglée. Quand l’écuyère descendit, la peau de la pauvre fille était pointillée de fines perles rouges.