La Flagellation en Russie - Mémoires d’une danseuse russe/02

Librairie des Bibliophiles parisiens (p. 3-42).

Notes sur les abus
du servage en Russie
du temps de Nicolas Ier.




C ’est à Paris que je fis la connaissance d’une modiste de Pensa qui revenait de Russie après y avoir gagné une somme suffisamment rondelette pour se retirer des affaires et vivre tranquillement de ses rentes. Elle me vanta ce pays, où elle était restée seize ans et me proposa de s’entremettre auprès des personnes qu’elle avait connues là-bas afin de me procurer une place dans une famille noble de la ville qu’elle venait de quitter. Je n’avais pas de situation ; ma mère pouvait vivre assez honnêtement de la petite pension qu’elle avait obtenue à la mort de mon père, ancien employé de l’administration des douanes ; j’étais lasse de mon inaction, je résolus donc de m’expatrier et j’acceptai avec un vif plaisir.

Sur la recommandation de mon amie Rosine et après un échange de lettres, qui dura près de trois mois, je fus agréée comme institutrice par la famille du colonel de K…, maréchal de la noblesse du gouvernement de Pensa. Accompagnée de ma protectrice, pour qui j’éprouvais la plus vive reconnaissance, je me rendis au Consulat de Russie (car sous Louis-Philippe, cette puissance n’avait pas d’ambassadeur en France) et j’obtins, après de nombreuses démarches, le passe-port indispensable pour entrer en Russie.

Je partis de Paris au mois de mai 184… Je ne parlerai pas des incidents de la route, qui me parut longue et monotone. J’étais toute craintive et pleine de vagues appréhensions sur l’accueil qui me serait fait. Rosine m’avait renseignée sur la richesse de mes nouveaux maîtres et sur leur orgueil, comparable à celui des seigneurs de la Cour de Louis XIV. Elle m’avait fait saisir la différence qu’il y avait entre les mœurs des nobles russes et celles des gens riches de notre France démocratique. Tout cela me revenait à la mémoire pour me troubler. Je craignais très fort le premier contact avec la famille qui m’avait choisie.

J’arrivai enfin à Pensa et je me fis conduire tout de suite à l’hôtel du colonel de K… Je fus éblouie en entrant ; je n’avais jamais vu un tel luxe de tentures, de meubles, de lustres et de fleurs ornant le perron, le vestibule et l’escalier d’honneur. J’eus bien peur lorsqu’après avoir remis ma lettre d’introduction, un laquais me pria d’entrer dans un petit salon du rez-de-chaussée.

Je demeurai debout près de la porte, me demandant, en tremblant, quelle contenance on me trouverait et rassemblant tout mon courage pour répondre de mon mieux aux questions qui me seraient adressées.

Au bout de quelque dix minutes, je vis paraître une dame d’environ trente-cinq ans, blonde, élégamment vêtue d’un peignoir de velours grenat, avec une ceinture de peluche de même couleur ; elle me dévisagea assez longuement sans parler, puis, s’assit enfin, et me fit signe de prendre une chaise. Je vis bien que c’était la comtesse.

« Vous m’êtes recommandée bien vivement par la petite Rosine, me dit-elle, et c’est grâce à elle que je vous ai fait venir de Paris. Je suis persuadée que vous saurez tenir ses promesses et que vous vous emploierez de votre mieux pour vous faire aimer dans notre maison, — et sans me laisser le temps de répondre, elle ajouta : « Ma fille Hélène a jusqu’à présent été laissée aux soins de gouvernantes russes et allemandes, je désire maintenant qu’elle connaisse parfaitement le français, non seulement la langue, mais aussi la littérature française ; nous vous chargeons, mon mari et moi, de les lui apprendre, vous verrez le comte ce soir, au dîner ; réfléchissez au plan d’études que vous nous proposerez, nous en parlerons après le repas. » Je pus lui dire enfin : « Croyez, madame la comtesse, à mon profond désir de vous satisfaire ; mademoiselle Hélène aura en moi une institutrice entièrement dévouée et je ferai tous mes efforts pour me rendre digne de l’honneur que vous m’avez fait en m’appelant auprès d’elle. »

Nous convînmes ensuite du prix de mes services, que je jugeai très raisonnable ; puis la comtesse me dit :

« Vous aurez une camériste attachée à votre personne ; je vais vous l’envoyer dans un instant. Elle vous conduira à votre chambre et vous donnera les soins dont vous devez avoir besoin après un aussi long voyage. » Puis elle se retira.

J’étais encore toute étourdie, enchantée cependant de l’accueil qui venait de m’être fait, quand je vis entrer une jeune fille d’une vingtaine d’années qui s’inclina presque jusqu’à terre en m’apercevant. C’était la jeune Ourita que m’avait annoncée sa maîtresse. Elle me fit signe de la suivre ; après avoir traversé deux longs corridors et une cour spacieuse, plantée d’arbres et soigneusement sablée, nous arrivâmes au deuxième étage d’une construction en bois, où se trouvait le logement que je devais occuper pendant plusieurs années. Aussitôt entrée, je me jetai sur une chaise, lasse de fatigue et d’émotions. Ma jeune chambrière esquissa le geste d’ouvrir mes malles qu’on avait apportées pendant ma conversation avec la comtesse. Je lui donnai les clefs et bientôt furent étalés proprement, sur le lit et les meubles, les effets et le linge qu’elles renfermaient. Ourita ne paraissait pas comprendre le français ; cela me contraria, mais je m’aperçus bientôt que je m’étais abusée sur son ignorance.

Je la regardais machinalement faire ce rangement qu’elle exécuta fort soigneusement ; je ne fus pas peu surprise lorsque tout fut fini de la voir s’agenouiller devant moi et me délacer mes bottines, puis prendre mes pantoufles de feutre et me les passer vivement aux pieds ; elle me déshabilla ensuite avec dextérité, me revêtit d’un peignoir de laine grise, puis m’invita de la main à passer dans la pièce voisine qui était un petit cabinet de toilette.

Là, Ourita me retira mon peignoir, et tous mes dessous, mes bas et mes pantoufles et, me poussant gentiment dans une partie du cabinet creusée en forme de vaste cuvette, me donna une douche d’eau parfumée dont la tiédeur me procura une sensation délicieuse ; puis après m’avoir essuyée des pieds à la tête, elle s’absenta un instant et revint avec le linge destiné à me vêtir. Elle me passa d’abord aux jambes des bas blancs de coton fin et me chaussa de souliers découverts en cuir noir, à talon ; ensuite vinrent les dessous simples, mais convenables, qu’une jeune personne bien élevée doit porter, jusqu’au jupon blanc, empesé, bordé de broderies à jour, inclusivement.

Puis s’essayant enfin à articuler quelques paroles, ma femme de chambre finit par me dire : « Vous n’avez pas vos peignes, mademoiselle ? » Je fus étonnée de l’entendre parler de cette sorte, et lui répondis : « Vous comprenez donc le français ?

— Pas beaucoup, mademoiselle.

Et après un silence :

— Il faut dire tu, mademoiselle, car madame serait fâchée.

Je compris qu’on tutoyait les domestiques et j’ajoutai :

— Bon, ma petite Ourita. Tu trouveras mes peignes dans un coffret sur la cheminée.

Lorsqu’elle les eut en main, elle se mit en devoir de me peigner. Assise confortablement et reposée, je me laissais faire, m’imaginant que j’étais moi-même une grande dame ; j’oubliais presque le rôle subalterne que je devais occuper dans cette maison, lorsqu’Ourita me fit sortir de ma rêverie en me tirant un peu les cheveux ; je poussai un léger cri et je n’aurais pas attaché d’importance à cette bagatelle, si je n’avais éprouvé la surprise de voir ma coiffeuse se jeter à mes genoux en s’écriant, les mains jointes :

— Pour la première fois, mademoiselle, ne me fouettez pas, je vous en supplie !

— Vous fouetter pour un si léger accident, lui dis-je, vous n’y pensez pas ; d’ailleurs, je n’ai jamais fouetté personne et je ne pense pas que vous soyez fouettée ?

— Oh ! si mademoiselle, répartit vivement Ourita ; madame m’aurait fouettée si cela était arrivé avec elle ; je l’ai coiffée souvent autrefois, et presque à chaque fois j’étais battue, car elle a les cheveux très longs et c’est difficile de ne pas les tirer un peu, même en faisant bien attention.

Je restai stupéfaite en entendant ces paroles, en vérité ; je pensai alors que Rosine ne m’avait pas trompée sur le compte des nobles dames de Pensa ; aussi, résolus-je de m’acquérir les bonnes grâces de ma servante afin de me faire renseigner par elle sur ce que je désirais savoir relativement aux châtiments infligés aux domestiques du château. Je la fis se relever en l’assurant qu’elle n’aurait jamais un soufflet de ma main. Dans sa joie, elle me promit de faire tout ce que je voudrais ; je profitai largement de sa bonne volonté dans la suite.

J’avais à peine fini de m’habiller lorsqu’on sonna pour le dîner. La table était préparée dans une vaste salle à manger ornée d’un lustre et de glaces de Venise. Des tableaux de maîtres pendaient aux murs et un mobilier luxueux témoignait de la richesse des maîtres du château. Le comte, la comtesse et mademoiselle Hélène se trouvaient déjà réunis lorsque j’arrivai. La comtesse me présenta à ma jeune élève qui s’inclina légèrement en me disant dans un Français un peu incorrect qu’elle serait heureuse de se perfectionner dans la connaissance de la langue et de la littérature de mon pays. Cette jeune fille à qui l’on donnait déjà le titre de comtesse tout en l’appelant mademoiselle (ce qui me parut assez singulier), entrait dans sa treizième année, mais elle paraissait bien avoir quinze ans. Son visage régulier était très hautain ; ses lèvres minces, le pli de sa bouche, ses yeux bleus, d’un vif, mais dur éclat, donnaient à sa physionomie une apparence de sévérité qui déroutait chez une enfant d’un âge aussi tendre. Elle portait ce soir-là, une robe de velours léger bleu de ciel, ornée de dentelles claires, une ceinture tissée en fils d’or et d’argent entourait sa taille flexible, la jupe, assez écourtée, laissait entrevoir des jambes qu’on devinait d’un galbe irréprochable, emprisonnées de bas de soie gris-perle très clair et agrémentés d’une baguette brodée d’argent ; ses pieds étaient chaussés de mules de velours bleu du ton de la robe, portant à l’échancrure une rosette de soie bleue, plus pâle. Elle était parée de nombreux bijoux : des saphirs aux oreilles, un collier de deux rangs de perles, deux bracelets d’or mat aux poignets et plusieurs bagues à chaque main. L’ensemble de cette jeune personne en imposait ; je ne pus m’empêcher de l’admirer et d’être émue par la beauté qui se dégageait d’elle.

Madame sonna. Une jeune serve en jupe courte, tête nue, bras nus, les cheveux nattés tombant dans le dos, en bas de coton blanc et en souliers de cuir noir, vint se ranger debout derrière sa jeune maîtresse. Dès le début du repas, je vis que celle-ci était extraordinairement gâtée. Les parents la couvaient des yeux, riaient de ses moindres saillies en lui laissant mener la conversation sur le ton qui lui plaisait. La fille qui la servait prévenait ses désirs, lui versait à boire, enlevait prestement les assiettes vides, prenait les plats des mains de la cuisinière et les lui passait d’abord, épiant sur le visage de sa maîtresse ses moindres volontés avant qu’elles n’aient le temps de se manifester. « Voilà une servante bien stylée », pensai-je. Je ne fus pas longtemps à me rendre compte de l’intérêt qu’avait cette servante si bien dressée à ne pas fauter. En prenant la salière, elle eut la maladresse de renverser quelques grains de sel sur la nappe. Cette faute impardonnable ne passa pas inaperçue. D’un mouvement félin, la douce Hélène se retourna vers son esclave ; « les mains au dos » commanda-t-elle ; et aussitôt une paire de vigoureux soufflets empourpra le visage de sa victime, qui, malgré la douleur, conserva son immobilité. Au moment de prendre le café, cette petite scène se renouvela avec cette variante que la natte du souffre-douleur fut tirée violemment à plusieurs reprises. Je savais maintenant à quoi m’en tenir sur le caractère de mon élève et je connaissais sa dureté. Mais mon admiration pour sa beauté n’en fut pas diminuée, au contraire. Je me promis d’observer et de noter précieusement tout ce qu’il me serait donné de remarquer dans le château à ce point de vue, tant à l’égard de Mademoiselle Hélène, que de Madame la comtesse sa mère.

Le dîner se termina sans incident. Après la desserte, je pus exposer au comte et à mes nouvelles maîtresses le plan d’études, que j’avais préparé depuis mon départ de Paris ; on me laissa parler ; ma timidité commençait à disparaître peu à peu, l’assurance m’était revenue et je crus lire dans les yeux de mes auditeurs une favorable impression. En effet, ils daignèrent tous trois me donner leur approbation ; il fut décidé que la première leçon commencerait dès le surlendemain. Nous passâmes ensuite au salon où Madame voulut bien se mettre au piano et nous faire entendre quelques valses allemandes récemment introduites en Russie. Elle jouait très suffisamment et je m’empressai de lui faire ma cour en ne lui ménageant pas les éloges ; elle daigna sourire et me remercier. Dix heures vinrent, je vis que c’était le moment de me retirer. Avant de me rendre dans ma chambre, je saluai respectueusement en portant à mes lèvres la main des deux dames qui voulurent bien me souhaiter une bonne nuit.

« Rappelez-vous, me dit Mademoiselle, qu’Ourita est absolument sous vos ordres ; surtout ne me la gâtez pas, ne craignez pas de la corriger sévèrement ; je sais que les Françaises sont trop indulgentes. » Je protestai de mon mieux, en pensant à part moi : « L’indulgence n’est pas le défaut de cette noble enfant ; elle me l’a bien montré tout à l’heure. »

Arrivée at home, comme parlent les Anglais, je trouvai Ourita qui m’attendait. Elle me demanda si je désirais me coucher tout de suite, et, sur ma réponse affirmative, se mit en devoir de me dévêtir. Très adroite, elle eut tôt fait de me passer ma toilette de nuit. J’allais me mettre au lit, lorsque je remarquai pour la première fois combien il était élevé au-dessus du sol de la chambre. Je cherchais des yeux un petit banc ou un coussin pour y grimper lorsque Ourita, qui avait saisi mon léger embarras, sourit et s’accroupit tout auprès en me tendant son dos.

— Que fais-tu donc ? m’écriai-je.

— Oh ! Mademoiselle, vous ne pourriez atteindre votre lit sans mon aide.

— Comment peux-tu croire que je vais me servir de toi comme de marche-pied ? répliquai-je.

— Mais, mademoiselle, les caméristes le font tous les jours pour mes maîtresses ; vous verrez que c’est très commode.

J’étais stupéfaite et, de nouveau, la pensée que j’en verrais de drôles dans ce château passa dans mon esprit.

« Puisque c’est la coutume, me dis-je, après tout, n’hésitons pas, » et le plus légèrement possible je posai mon pied sur le dos d’Ourita, et, d’un bond, je fus au lit.

— Je n’ai seulement pas senti Mademoiselle, me dit-elle en se relevant ; Madame, quand je la servais l’an dernier, était bien plus lourde et chaque fois j’étais toute meurtrie après l’avoir mise au lit.

— Est-ce donc l’habitude, lui demandai-je, de se servir des femmes de chambre en guise de coussin ?

— Des femmes de chambre, non, Mademoiselle, mais Mademoiselle la Comtesse a auprès d’elle une petite serve qui remplit souvent cette fonction quand Mademoiselle lit ou joue du piano ; Mademoiselle trouve que rien ne vaut le corps souple et tiède d’une fille potelée pour reposer ses pieds ; mais il ne faut pas qu’elle bouge, par exemple, car Mademoiselle a bientôt fait de lui envoyer des coups de pieds sur les reins et dans les jambes.

— Voilà du nouveau pour moi, fis-je au comble de la surprise ; je n’aurais pas supposé qu’on pût faire servir une femme à pareil usage.

— Mais si, Mademoiselle, me dit gravement ma chambrière, nous trouvons cela très simple, car les serves sont bien faites pour se soumettre aux caprices de leurs maîtresses ; la petite Macha, qui sert Mademoiselle, comme je viens de vous le dire, sait très bien qu’elle n’a pas le droit de se plaindre, et elle ne se plaint pas du tout, quoiqu’elle ait parfois beaucoup de mal ; elle pleure un peu : voilà tout.

J’eus bientôt l’occasion de vérifier de mes yeux la véracité du récit de ma femme de chambre, et je ne puis résister au désir de noter tout de suite, ici même, avant de continuer la narration de mes débuts au château, ce dont je fus témoin quelques jours plus tard.

Je me trouvais avec mon élève lorsqu’elle fut appelée par une servante pour se rendre dans sa chambre afin de se mettre au piano, comme elle avait coutume de le faire chaque jour. Elle me demanda de l’accompagner.

À peine fut-elle entrée qu’une fillette d’une quinzaine d’années, à figure douce et résignée, debout près d’une fenêtre, accourut se mettre à plat-ventre devant le tabouret, où sa maîtresse venait de s’asseoir. Celle-ci, d’un geste tout naturel, posa sur le dos de sa serve ses petits pieds chaussés ce jour-là de souliers découverts en velours grenat, à fins et hauts talons, laissant voir ces jolies jambes dont les bas de soie crème faisaient ressortir toute la finesse.

Paresseusement, elle ouvrit une partition qu’elle commença à déchiffrer. Placée de côté, à quelque distance, j’observais la contenance de la petite esclave. Par instants, quand le poids des talons se faisait sentir trop douloureusement, elle essayait par un lent et presque imperceptible mouvement de donner à son corps une position meilleure ; mais presque toujours sa maîtresse s’en apercevait aussitôt ; d’un coup de pied vivement appliqué, elle lui meurtrissait le dos, le bas des reins ou les jambes. Macha reprenait alors son immobilité, la tête posée sur ses bras croisés.

Ces châtiments se répétèrent une demi-douzaine de fois pendant la durée de l’exercice ; Mademoiselle les accompagnait de sèches réprimandes : « Veux-tu te tenir immobile ! » « Tu seras punie tout à l’heure ! » etc.

Après avoir quitté son piano (la musique, chez elle, ne paraissait pas adoucir le caractère), elle dit à sa victime :

— Relève-toi ; je t’ai promis de te punir et tu sais, par expérience, que je tiens mes promesses ; tu vas aller à l’office pour y recevoir vingt coups de martinet.

La pauvrette sortit en sanglotant ; elle fut de retour quelques minutes après, ses yeux remplis de larmes.

Mademoiselle parut fort satisfaite de voir sa figure déconfite ; puis elle me dit :

— Nous allons faire un tour dans les serres avant de goûter ; je désire voir les envois de Cactées que le célèbre Cels a faits à mon père le mois dernier et qui sont arrivés hier. Elle avait déjà passé la porte, lorsque se ravisant tout à coup :

— Mais, je n’ai pas puni assez sévèrement cette petite imbécile qui m’a mise si fort en colère tout à l’heure.

Se tournant vers Macha qui s’était avancée :

— Pour t’apprendre à demeurer immobile quand je te l’ordonne, tu vas rester à genoux au pied de mon lit jusqu’à mon retour :

Elle réfléchit un instant.

— Non, pas au pied du lit, le tapis est trop doux pour tes genoux. Entre dans le cabinet de toilette.

La fille obéit. Cette pièce très luxueusement agencée, était entièrement dallée de marbre de couleur ; par suite, la position devait être beaucoup plus pénible pour Macha.

— Relève ta jupe avant de t’agenouiller, commanda Mademoiselle.

(Encore un raffinement bien féminin, pensai-je).

La serve, en relevant sa courte jupe, laissa voir ses genoux ; à cet endroit les bas blancs maculés et froissés évoquaient la pensée de scènes précédentes semblables à celle-ci. Elle s’agenouilla dans un angle de la salle. Mais sa maîtresse aussitôt s’écria :

— Non, non, pas dans un coin ; je ne veux pas que tu t’appuies au mur, viens ici, au milieu.

Sans se relever, Macha, toujours agenouillée, se plaça à l’endroit désigné.

S’adressant à moi, Hélène dit :

— Attachez-lui donc les mains au dos avec le cordon de sa natte ; je tiens à ce qu’elle ne remue pas les bras.

Je le fis aussitôt. Je crus que c’était fini. Eh bien non ! ce n’était pas encore assez pour contenter la cruauté de l’inhumaine.

— Avez-vous assez de ruban pour lui lier les pieds ? ajouta-t-elle.

Sur ma réponse affirmative, elle me fit attacher solidement les deux jambes de la malheureuse et prise d’un soudain éclat de rire de gaîté, elle se mit à rire en disant :

— Maintenant, je suis sûre que tu te tiendras bien sage.

La pauvre esclave, accoutumée sans doute à ce supplice, leva ses yeux humides vers sa maîtresse, et ne répondit rien.

Nous sortîmes. En descendant l’escalier conduisant au parc, Mademoiselle me dit simplement et d’une façon toute naturelle : « Vous voyez, ma chère, comment j’agis avec mes femmes ; il n’y a que ce moyen pour se faire obéir. D’ailleurs, elles y sont habituées et au bout de quelque temps, elles deviennent d’une souplesse parfaite. Celle-ci n’est pas encore dressée, mais celle que j’avais l’an dernier était arrivée à m’obéir sur un simple geste, sur un regard, même ; je ne lui parlais presque jamais. Aussi, la châtié-je rarement ; quelques soufflets chaque jour suffisaient pour les fautes légères et il se passait quelquefois une semaine sans qu’elle eût besoin d’être fouettée ou mise en pénitence. Macha est loin d’être aussi disciplinée et je suis obligée de la punir plusieurs fois par jour, mais je ne désespère pas de l’amener à la perfection de sa devancière.

Je ne répondais que vaguement, malgré mon désir d’être polie, car cette scène m’avait fort peinée. Mais j’en vis bien d’autres de ce genre, et malgré moi, je l’avoue, je m’y habituai peu à peu au point de n’en être plus affectée… et oserais-je l’écrire, d’y prendre même un certain plaisir, tant il est vrai qu’il y a dans la douleur physique de ses semblables un sujet de jouissance malsaine.

Je dois ajouter que nous restâmes deux bonnes heures dans les serres ; après quoi mademoiselle, rentrant dans son appartement, daigna me faire délier la malheureuse Macha. Ses genoux, comme ankylosés, refusaient de quitter le sol, aussi sa maîtresse impatientée lui administra une paire de retentissants soufflets en lui criant :

— Tu ne veux donc jamais obéir ! Va-t-en à la cuisine, tu reviendras quand je te sonnerai.

La serve disparut enfin et je me mis en devoir de donner à mon élève sa leçon quotidienne dont l’heure était arrivée.

Je reviens maintenant à ma première journée et j’en termine l’histoire :

Après une après-midi bien remplie comme celle que je venais de passer, je ne tardai pas à m’assoupir, mais je pensai tout à coup à mon aimable Ourita, et à demi éveillée, je lui dis de se retirer.

— Oh non ! mademoiselle, fit-elle, je couche dans votre chambre.

— Mais tu n’as pas de lit !

Elle rit et me dit : « Nous n’avons pas de lit ! je couche par terre, au pied du vôtre. »

— Pour cela, non, dis-je vivement, tu ne peux pas coucher par terre toute habillée, tu tomberais malade !

Elle rit de plus belle en répliquant : « On ne tombe pas malade pour cela ; c’est l’habitude de toutes les chambrières ; ne vous inquiétez pas de moi, mademoiselle. »

Et elle s’étendit sur une natte à mes pieds.

J’étais encore une fois ahurie ; ces mœurs si différentes des nôtres, ce mépris des domestiques qui semblaient le trouver naturel me choquaient infiniment. Je n’osais protester, n’étant moi-même qu’une domestique d’une espèce plus relevée sans doute, mais tout de même aux ordres des habitantes du château. Cependant je pensais que j’aurais du mal à m’accoutumer à de telles « habitudes », comme disait Ourita.

Je ne fis pas de plus longues réflexions, car le sommeil vint rapidement effacer ces impressions si variées et si peu en rapport avec ce que je connaissais jusqu’à ce jour des relations de maîtresses à servantes.

Je ne continuerai pas à décrire au jour le jour tout ce que je vis sur ce sujet ; ajouté à ce que me racontait Ourita, cela me constitua un ensemble documentaire très remarquable. Je me contenterai de donner une idée de l’organisation de la domesticité du château ; on pourra conclure du particulier au général et se rendre compte du sort des femmes et des filles esclaves (le nom était aboli, mais, en fait, l’état d’esclavage existait dans toute son acception) à la merci de maîtresses disposant d’un pouvoir absolu et sans contrôle. Il y avait bien quelques rares exceptions et certaines dames nobles n’étaient pas inhumaines ; mais ces cas étaient si rares qu’il est inutile d’en parler.

Je parlerai d’abord de la toilette de madame la comtesse et ce que je vais en dire peut s’appliquer de tout point à celle de mademoiselle Hélène, sauf quelques détails provenant de la différence d’âge.

La mère de mademoiselle qui, ainsi que je l’ai dit, allait au-devant de ses moindres désirs, voulait qu’elle fût habillée aussi luxueusement qu’elle-même. Par suite, cette jeune personne possédait une garde-robe aussi abondamment fournie que celle dont je vais essayer de donner un aperçu. Les femmes chargées du soin des nombreux vêtements et objets de toilette de madame étaient de même les gardiennes de ceux de mademoiselle. En somme, ce que je dirai de l’une s’appliquera presque exactement à l’autre.

Ma maîtresse avait un luxe de toilette inouï. Belle comme elle l’était, elle aimait à être toujours admirablement parée. Ses toilettes d’intérieur aussi bien que celles de cérémonie étaient impeccables. C’est de Paris que venaient les mannequins de grandeur naturelle dont elle se servait pour se faire habiller. Le choix des étoffes était l’objet des plus grands soins. Rien n’était trop beau pour son goût. Une maîtresse couturière détachée à prix d’or d’une grande maison de Pétersbourg avait sous ses ordres une quinzaine de serves choisies parmi les plus habiles. Une femme de chambre ayant servi longtemps chez Mademoiselle la comtesse de Pahlen, devenue Madame la princesse Woronzoff, servait de mannequin vivant pour l’essayage lorsque les costumes étaient terminés. Madame adorait le velours, les peluches, les fourrures ; même en été elle avait des peignoirs, des robes de chambre et des vêtements de ville en velours léger de couleurs claires. À l’époque où j’écris (novembre) ces étoffes étaient remplacées par d’autres plus épaisses ou de couleurs plus foncées.

Cette année, ma maîtresse n’a pas moins de douze peignoirs d’hiver en velours bleu foncé, ou loutre, ou grenat ou encore vert bronzé ; six sorties de bal en peluche et douze costumes de ville en velours et en satin de couleur sombre. Elle a fait faire six grands manteaux de peluche de six couleurs différentes, doublés d’hermine et de zibeline. Voilà quels sont ses costumes pour cet hiver.

Une fille de chambre a spécialement l’emploi de gardienne de ces vêtements qui sont remisés dans une chambre spéciale du palais qui fait partie, d’ailleurs, de toute une aile réservée à la toilette de Madame.

En effet, la lingerie a également une fille pour sa garde et son entretien. Tout y est par douzaines. Les chemises d’abord, une grosse pour la nuit et autant de jour, avec les plus agréables variations de dentelles et de rubans qui se puissent voir. Six douzaines de chaque sorte sont en soie crême écrue et les six autres en fil d’écosse d’une finesse exquise. Il y en a là pour une année entière environ. C’est dire quelle consommation Madame en fait ! Les pantalons sont tout aussi nombreux et assortis. Madame a soixante-douze corsets différents presque tous en velours de couleur, très peu en satin.

Elle s’est fait faire pour la saison d’hiver dans ses ateliers de couture vingt-quatre grands jupons brodés et autant de jupons de dessous, tous avec de riches dentelles exécutées en Belgique sur des modèles qu’elle a fournis. Ces quarante-huit jupons sont tous en velours léger, de couleurs tendres et ornés pour la plupart de broderies variées exécutées par des serves du château, très habiles dans ce travail.

Je ne laisserai pas de côté la bonneterie, plus raffinée encore que la lingerie. Madame a plus de trente maillots de soie servant aux fêtes et bals masqués très fréquents pendant la saison d’hiver. Alors, les déguisements que portent les dames nobles nécessitent l’emploi du maillot. J’ai vu Madame habillée (ou plutôt déshabillée) en Vénus, en Junon, en Cléopâtre, en page de la cour d’Allemagne, en dame romaine du temps d’Auguste ; tous ces travestissements ne vont pas sans ce vêtement qui permet décemment de se montrer peu vêtue. Ces maillots sont de couleurs claires : rose pâle, bleu céleste, violet lilas ou gris perle. Avec les maillots sont rangés les bas de soie ; il y en a pour le moment vingt-huit douzaines ; j’en ai fait le compte avec la fille de la lingerie, la semaine dernière. Chaque douzaine est d’une couleur différente, depuis le blanc pur et éclatant jusqu’aux teintes foncées, il y en a même une douzaine en soie noire, mais Madame les porte rarement. Ces bas sont ornés de baguettes, de fleurettes, de liserés brodés à l’ouverture, toujours en soie ; ces ornements sont ajoutés aux bas par les brodeuses du château. Les gants de soie sont aussi sous la garde de la fille qui s’occupe de la bonneterie, il y en a six grands tiroirs pleins, presque tous en blanc ; il n’est pas rare que Madame en change quatre ou cinq fois par jour : de même elle a coutume de mettre trois paires de bas chaque jour, une à son lever, une pour sortir en ville et la troisième si elle va en soirée.

Il y a aussi une gardienne de la chaussure ; là encore, la variété et la quantité ne font pas défaut. Pour commencer, je dirai que Madame a un assortiment de mules comprenant au moins soixante paires, en velours presque toutes, quelques-unes en satin et en cuir de notre pays ; toutes sont ornées ou de fourrures ou de perles ou de fils d’or et d’argent.

Les bottines sont au nombre de soixante-douze paires, en velours pour la moitié, en chevreau pour le restant. Madame aime les bottines à haute tige et à fins boutons, aussi la plupart ont-elles jusqu’à vingt-quatre boutons. Cela ne fait pas l’affaire des femmes de chambre de Madame qui ne peuvent arriver à la chausser sans que souvent un bouton se détache, ou si cet incident est évité, sans qu’elles ne mettent trop longtemps au gré de Madame qui s’impatiente, gronde et distribue force soufflets à la servante chargée de cet office, et même, au lieu de soufflets, j’ai vu souvent Madame frapper de son pied chaussé la figure de sa camériste avec tant de violence que la fille était renversée sur le dos et que son visage portait la cicatrice du coup de pied qu’elle avait reçu.

Je reviens à mon sujet ; Madame a encore, j’oubliais de le dire, trois douzaines de bottines lacées, en cuir de Russie et en chevreau, mais elle les met moins souvent que les autres à cause du temps trop long que met sa domestique à la chausser.

Elle possède, dans la série des chaussures que je décris, cent vingt paires de souliers à talons, découverts, tant pour la promenade que pour le bal ; comme toujours ceux en velours forment la majorité ; mais il y en a aussi en satin et en drap fin, agrémentés de barrettes, de nœuds de satin, de boucles d’or et d’argent ; deux douzaines réservées aux cérémonies, sont ornées de pierres précieuses d’un merveilleux éclat.

En passant des pieds à la tête, je dois faire connaître que Madame a trente-deux chapeaux de sortie, très variés, avec des fleurs, plumes, oiseaux, tout ce qu’il y a de plus luxueux ; quarante-huit bonnets du matin en dentelles et autant de résilles pour la nuit, qu’on lui met en la coiffant au moment de se coucher. Comme elle a de longs et très abondants cheveux, il lui faut au moins cinq peignes pour cette coiffure de la nuit et c’est un travail délicat pour la coiffeuse que de réussir chaque soir cet édifice compliqué ; d’autant plus que Madame ne peut souffrir qu’on lui tire tant soit peu les cheveux ; une serve spéciale a cette fonction, que j’appellerai douloureuse (pour elle bien entendu), car il ne se passe pas de soir qu’elle ne soit souffletée et même fouettée des blanches mains de notre maîtresse, pour n’avoir pas accompli sa tâche avec toute la légèreté désirable.

Parlerai-je des bijoux, pendants d’oreilles, bracelets, chaînes de cou, broches, épingles de chapeaux, bagues, diadèmes, etc., que madame possède en nombre considérable ; je ne puis les détailler, leur quantité même fait que je ne me souviendrais pas de toutes ces magnifiques choses qu’une serve spéciale a sous sa garde. Celle-là, par exemple, est bien surveillée : elle ne sort jamais de la chambre aux bijoux, elle y mange, y couche et y reste confinée toute l’année ; c’est un moyen bien simple qu’a trouvé madame pour que sa servante n’égare rien, ni ne sorte rien de ces précieuses parures ; cette fille a une alcôve attenante à la pièce très vaste où sont rangés les joyaux de Madame ; lorsque la camériste vient prendre ce que sa maîtresse lui a désigné, elle ferme à clef à double tour la gardienne qui, de cette façon, ne sort jamais. Une fille de cuisine lui apporte la nourriture, une autre son linge et, avec la camériste, c’est tout le monde qu’elle voit, sauf Madame, bien entendu, lorsqu’elle désire passer en revue ses richesses ou les montrer à ses amies ; voilà trois ans qu’Annanievna (c’est le nom de la serve) est ainsi renfermée.

J’oubliais de signaler un détail intéressant sur cette chambre, c’est que les fenêtres se trouvent placées à quatre mètres du plancher et que le jour vient du plafond qui est vitré de façon à ce que la gardienne ne puisse en aucune façon communiquer avec qui que ce soit. Cette pièce est divisée en deux par une cloison munie d’une porte ; elle a douze mètres de long sur sept de large, il y a donc de la place pour se promener et respirer à l’aise.

Annanievna n’a que vingt-quatre ans, elle était très fraîche lors de son entrée dans ces fonctions, mais le manque de soleil l’a fait pâlir, et son teint est devenu de cire. Elle n’est pas malade, malgré cela, mais son existence est tellement triste que certainement elle ne vivra pas longtemps ainsi recluse. Celle qui l’a précédée et qui servait du temps de la mère de Madame a duré sept ans, puis est morte d’anémie à trente-et-un ans.

Les différentes serves gardiennes des objets de Madame sont par son ordre, très sommairement vêtues, car elles restent presque toujours renfermées dans les pièces dont elles ont la garde et quoique sortant quelquefois (sauf Annanievna) elles demeurent souvent plusieurs semaines sans quitter leur poste. Elles ont toutes le même costume : une robe courte d’indienne de couleur sombre, un corsage de même étoffe ; un tablier blanc et un fichu tombant sur leurs épaules. Leur linge est rudimentaire, car elles ne portent qu’un jupon de dessous plus court que la robe en calicot blanc et une chemise de coton à carreaux blancs et bleus. Je n’étonnerai pas ceux qui liront mes mémoires et qui sont habitués au service domestique des maisons russes en ajoutant que toutes ces filles sont pieds nus, le port des chaussures et des bas, dans la domesticité, étant réservé aux premières caméristes seulement.

Ce détail de peu d’importance pour les serves des appartements ou pour celles dont je viens de parler, est, au contraire, le sujet de beaucoup de peines pour les filles que leur service appelle au dehors. Ainsi, les filles de cuisine, celles qui ont le soin de la cave, du chauffage, souffrent beaucoup de ce manque de chaussures. J’ai vu dans l’office, des servantes revenant de faire des commissions pour la maîtresse cuisinière laisser sur le carreau des traces sanglantes provenant de crevasses ou d’engelures qui s’étaient ouvertes par le froid ou plutôt par le contraste d’une température chaude d’où elles sortaient, avec celle du dehors. Bien souvent, en hiver, elles sortent dans la neige, restent un quart d’heure, une demi-heure, au dehors et rentrent dans un milieu chauffé à 25° Réaumur. Dans ces conditions, leurs pieds sont boursouflés et deviennent informes et leur douleur est si vive qu’elles en pleurent à chaudes larmes. Mais Madame a toujours été inflexible sur le sujet et elle entend établir la démarcation la plus tranchée entre ses serves inférieures et celles qui ont l’honneur de l’approcher.

Je dirai maintenant un mot des filles de peine chargées du gros ouvrage : lavage et nettoyage des parquets, des perrons, de la cour, nettoyage des écuries. Ce sont de ces filles qui sarclent les jardins du château, qui enlèvent les herbes des allées du parc ; en un mot, elles sont propres à faire tout travail non spécial. Leur rôle se trouve au bas de l’échelle domestique ; aussi sont-elles traitées comme des bêtes de somme et n’inspirent-elles pas plus de pitié qu’un animal domestique. Madame ne les connaît même pas et ne s’occupe d’elles que pour ordonner les punitions qu’on leur inflige sur le rapport de la sous-intendante chargée du service de ces filles.

On les fait lever à cinq heures du matin, été comme hiver, et coucher à onze heures ; ce sont bien les plus malheureuses des domestiques du château, car elles sont constamment soumises à des châtiments corporels de toute espèce et cela pour des bagatelles qu’on excuse chez les filles placées dans une situation moins inférieure ; comme les animaux dont elles sont les égales, on n’éprouve aucune pitié pour leurs souffrances et grâce au Kantschouk on obtient d’elles le maximum de travail. Par la pluie, en automne, j’ai vu quatre de ces filles scier du bois toute une journée dans l’arrière-cour, trempées jusqu’aux os par les froides rafales d’un vent d’est apportant des paquets de neige fondante, mais personne n’aurait songé à les faire entrer sous un hangar couvert. Leur tâche terminée, elles se rendaient, soit à l’écurie tirer du fumier, soit à la cave rincer des bouteilles, sans se reposer, menacées par le fouet de la sous-intendante qui, de temps à autre, venait sur le perron surveiller leur travail.

Quand vient l’hiver, tout le travail se fait dans l’intérieur ; les communs renferment de vastes salles où les serves cousent, fabriquent des paillons, s’occupent à des ouvrages de toutes sortes. Leur journée est toujours de dix-huit heures et c’est bien fatigant de rester dix-huit heures à faire la même chose ; aussi les sept mois d’hiver sont-ils plus durs à passer pour cette catégorie de servantes, que les mois d’été.

Madame a recueilli dans toutes sortes de livres qu’elle possède la liste des punitions qu’elle a vu infliger aux domestiques dans tous les pays du monde et comme elle a la puissance absolue sur son personnel, elle s’est amusée à appliquer dans son domaine, sur les serves qu’elle possède, les châtiments décrits dans ses livres. Elle le fait selon le degré de la faute commise, mais elle a tout passé en revue et a voulu faire les expériences après avoir lu les descriptions.

J’ai assisté à tous ces faits et vu combien la cruauté peut se développer chez une dame désœuvrée n’ayant que peu de distractions et possédant corps et âme plusieurs douzaines d’esclaves sans aucune espèce de défense.

Je vais énumérer tous les cas que j’ai vus dans maintes et maintes circonstances :

D’abord les soufflets. C’est un châtiment très ordinaire, il est réservé pour ainsi dire à celles qui approchent la personne de Madame, les femmes de chambre, les coiffeuses, les baigneuses sont souffletées à propos de tout et à propos de rien. Il est très commun de voir la marque des cinq jolis doigts de Madame sur la figure d’une camériste qui sort de la chambre à coucher de sa maîtresse, les yeux pleins de larmes et la figure rouge comme une pomme d’api. Lorsque Madame soufflète une de ces filles d’un revers de main la douleur peut être plus sensible, tous ses doigts chargés de bagues entrent dans la chair de la joue et peuvent même la meurtrir suffisamment pour faire couler le sang.

Quelquefois, Madame égratigne ses femmes de ses ongles roses, elle leur gifle la figure et de longues traces se voient longtemps après sur plus d’un visage.

Les serves qui l’approchent portent leurs cheveux nattés dans le dos ; c’est un plaisir pour ma maîtresse que de tirer très fort les longues nattes de ses servantes, lorsqu’elle se fait coiffer et qu’elle ne veut pas se retourner pour gifler sa coiffeuse, elle tient d’une main la natte de celle-ci et la tire violemment à chaque manquement de la servante.

Il lui plaît aussi de pincer les bras nus de ses femmes ; c’est même un agrément fort vif, qu’elle se procure maintes fois chaque jour ; la fille qui en est victime est sûre d’avoir un noir à chaque fois, car ce sont de bons pinçons tortillés que Madame inflige et cette punition, cette distraction plutôt est plus cruelle que le soufflet.

Si Madame, prête à sortir, se fait placer sur la tête sa coiffure et qu’elle soit énervée ou de mauvaise humeur, elle s’en prend à la domestique qui l’habille ; alors, si elle a en main une épingle de toilette ou une de ces longues aiguilles d’or qui retiennent ses cheveux, elle se fait une joie cruelle de l’enfoncer dans les bras ou les épaules de celle qui l’a impatientée. J’ai vu la coiffeuse Akoulina montrer ses bras où plus de vingt piqûres étaient inscrites depuis moins de huit jours.

Une serve est spécialement chargée de la chausser.

Les bras de ma maîtresse ne s’abaissent point à châtier cette espèce, mais ce sont les jambes qu’elle charge de ce soin. La pauvre belle reçoit chaque jour bon nombre de coups de pieds, nus, chaussés de bas seulement ou vêtus de mules ou de fines bottines. C’est dans ce dernier cas que la douleur est plus vive. J’ai vu Madame meurtrir le dos de cette esclave en la piétinant, un jour de colère, avec les mignons talons de ses pantoufles de velours. Qu’était-il donc arrivé à la malheureuse ? Peu de chose, mon Dieu ! Elle avait pris un pied pour l’autre et chaussé le pied droit de la pantoufle gauche. Ce crime lui a valu d’être meurtrie pendant plus de quinze jours. Au lever, si les mains de cette chambrière ne sont pas à une température assez douce, si le bas qu’elle passe aux fines jambes de sa maîtresse n’entre pas tout d’un coup, si les jarretières ne sont pas ajustées et attachées de la bonne façon dès la première fois, les petits pieds de la belle dame frappent le visage de la serve agenouillée devant elle, jusqu’à ce que l’accès de colère soit passé.

Les serves de catégorie inférieure subissent des punitions différentes, mais Madame ne se commet pas à les infliger elle-même. Elle les fait donner par l’intendante et ses deux demoiselles Anna et Irina qui prennent un grand plaisir à varier les châtiments et qui s’y entendent fort bien. La cruauté féminine, chez ces deux demoiselles, existait sans doute en naissant, car elles sont tout à fait entrées dans leur rôle de punisseuses et Madame, qui aime à assister pour se distraire, aux châtiments qu’elle fait infliger chaque jour, ne pouvait pas mieux choisir.

C’est le fouet pour les filles de cette classe qui est le plus usité. Il se donne au moyen d’un martinet à six ou huit lanières de cuir effilées et longues de cinquante centimètres. Cinquante coups sont le maximum qu’on donne rarement, car Madame, aimant ce spectacle, préfère recommencer plus souvent…

J’ai été témoin de ce que je viens de noter. Pendant mes huit années de séjour à Pensa, ces scènes se répétaient quotidiennement. J’aurais pu rendre encore plus vivants ces documents en les encadrant dans le récit des circonstances où se produisaient les faits observés, mais j’ai craint de tomber dans des redites et des répétitions.

Bien d’autres abus me furent révélés en détail ; je ne puis me rappeler tout. Qu’il me suffise de dire que les esclaves se trouvaient dans une situation telle que les abus étaient la règle générale de la part de leurs possesseurs. Tant qu’une violence brutale ne mettait pas leur vie en danger, ces êtres humains pouvaient être torturés de toute façon sans qu’aucune crainte arrêtât leurs bourreaux.

J’ai voulu surtout mettre en lumière les caprices de la cruauté féminine s’exerçant sur des individus du même sexe, sans défense aucune et plus malléables que ceux du sexe masculin. Il est bon de remarquer que je vis rarement des dames nobles prendre plaisir à faire souffrir un domestique mâle ; elles pouvaient avoir à le faire châtier, mais c’étaient alors des mains étrangères qu’elles chargeaient de ce soin, et elles se souciaient peu, d’habitude, d’assister au châtiment. Leurs serves, au contraire, étaient leurs victimes de tous les moments ; le plaisir de la vue des souffrances infligées de leur propre main semblait limité aux esclaves de leur sexe.

Un proverbe russe dit qu’une fille (serve) ne vaut pas un navet étuvé et qu’on peut en avoir une paire pour un copeck. Ce mépris de la femme entrait bien pour quelque chose dans la dureté dont on usait à leur égard. Ces « filles » ne comptaient pas plus qu’une chienne aux yeux de leurs maîtresses et tout était permis vis-à-vis d’elles.

Après l’émancipation, en 1861, les mœurs changèrent quelque peu, mais aujourd’hui encore (1885) les femmes de chambre sont souffletées, égratignées, pincées pour des fautes légères ; leurs plaintes sont vaines et sans écho et l’on m’a assuré que de très grandes dames abusent aussi impunément de leur pouvoir sur leurs domestiques femmes, qu’au bon temps où je me trouvais à Pensa.

C’est là-dessus que je clorai ces notes. Si j’ai rassemblé mes souvenirs sur le papier, c’est dans le but de me rappeler de temps en temps les détails singuliers de ma vie de château en Russie et aussi pour pouvoir, lorsque je parle à mes amies de Paris de ces mœurs si surprenantes, m’appuyer sur quelques faits précis que ma mémoire aurait pu ne pas retenir.

Dois-je dire que bien des dames françaises m’ont avoué qu’il leur aurait été doux d’être à la place de mes châtelaines ? Malheureusement, les caméristes françaises ne sont pas filles à se laisser traiter ainsi et l’esclavage n’a aucune chance d’être jamais introduit dans nos lois. Je leur conseillais en riant de se faire naturaliser turques ou persanes ; là, encore, les mouvements de mauvaise humeur des maîtresses peuvent se traduire par des coups pour les servantes ; mais ces beaux jours sont bien définitivement passés pour notre Europe occidentale.