La Flagellation en Russie - Mémoires d’une danseuse russe/01

Librairie des Bibliophiles parisiens (p. v-x).

En guise de Préface


Lettre d’un Correspondant inconnu

Le 14 Janvier 1903.
Monsieur,

J’ai acheté, et lu avec beaucoup de plaisir et d’intérêt, la série des publications que vous avez éditées sur la flagellation, le masochisme, la gynécocratie et autres perversions du sens génésique. C’est ce qui m’engage à vous signaler ce que je crois être une lacune dans la série de ces ouvrages. Je veux dire que les auteurs que vous publiez n’insistent pas suffisamment, à mon avis, sur un cas d’aberration assez répandu et qui est particulièrement caractéristique chez Sacher-Masoch, à côté du masochisme proprement dit, et que j’ai découvert également chez un autre écrivain, Mme Augusta Coupey, auteur de quelques romans assez peu lus de nos jours (Dentu, éditeur).

Il s’agit de la cruauté féminine exercée, non pas sur des compagnes de la même classe sociale, comme dans les Mémoires de Marguerite Anson, ou dans la Gynécocratie, ou encore dans le Magnétisme du fouet, mais sur des créatures d’ordre inférieur, domestiques femelles, serves ou esclaves, appartenant à une maîtresse impérieuse, exigeante et cruelle par boutades et par désœuvrement.

Dans « Rassasiés et affamés », roman qui parut naguère dans le « Matin », Sacher-Masoch énumère quelques scènes de ce genre. Son héroïne, la belle princesse Lazarine soufflette sa camériste pour des peccadilles, la frappe à coups de pied au visage à plusieurs reprises lorsqu’elle se fait chausser, etc.

Dans un roman de l’écrivain que je citais tout à l’heure, Mme Aug. Coupey nous montre certaine comtesse tirant les nattes de sa coiffeuse lorsque celle-ci, chargée de lui passer un peigne dans les cheveux pendant ses migraines, s’arrête un instant, accablée de fatigue ; ou bien, dans « Le Serf de la Princesse Latone », elle nous fait connaître un raffinement de sybaritisme féminin bien spécial. Une grande dame, craignant avec raison les piqûres des moustiques, fait attacher de jeunes serves, à demi enduites de miel, à des fenêtres de son appartement afin que ce détestable insecte, trouvant table mise, épargne les nobles hôtes du château. Il est, bien entendu, défendu aux patientes de remuer, sous peine des verges.

On trouverait des exemples analogues dans « Chtchédrine » (Poché-Khonié d’autrefois), (chez Savine) ; dans un auteur déjà vieux, De Passenans, qui, lors d’un voyage en Russie, a pris plaisir à récolter des anecdotes de ce genre et à noter ce qu’il voyait sur ce sujet, et dans nombre d’autres auteurs qui paraissent s’être complus dans le récit de faits analogues à ceux que j’ai cités touchant les abus de pouvoir de certaines grandes dames, sur leur domesticité du sexe faible. Il y aurait, dans tout cela, matière à un récit circonstancié, si un écrivain le présentait sous la forme littéraire qui a été donnée, avec beaucoup de bonheur, aux travaux que vous avez déjà publiés.

J’ai, pour ma part, connu il y a une douzaine d’années, une vieille dame qui avait passé en Russie une partie de sa jeunesse de 1840 à 1847, en qualité d’institutrice dans la famille du Maréchal de la Noblesse du gouvernement de Pensa (le colonel Comte Kareline, autant que je me le rappelle). Bien souvent j’ai fait appel à ses souvenirs sur les menus faits de la vie quotidienne à laquelle elle avait été mêlée et sur les abus que faisaient de leur pouvoir presque sans bornes, à cette époque, les dames russes possédant des femmes et des filles esclaves à leur discrétion. Il est difficile à un voyageur, même ayant séjourné longuement dans le pays, de saisir ces détails sur le vif, mais il en est autrement pour une personne cohabitant avec une famille noble, assistant à la toilette, au lever, au coucher de la maîtresse de la maison et de ses enfants.

À ma demande, cette brave dame avait rassemblé bon nombre de notes où se trouvaient résumées les habitudes de la vie de tous les jours de cette châtelaine ; elle y marquait sa dureté envers ses domestiques, considérés comme un vil troupeau. La cruauté dont cette dame faisait preuve était, d’ailleurs, paraît-il, une habitude de la maison, car sa jeune fille, âgée de 13 ans à peine, agissait de même avec les caméristes qui lui étaient attachées.

Je me promets de vous adresser une copie abrégée de ces notes que j’ai conservées depuis plusieurs années et qui n’auraient jamais vu le jour si vos récentes éditions ne m’avaient fait songer à vous les soumettre. Si les auteurs que vous éditez trouvaient bon de s’en servir dans l’un des ouvrages en préparation, je crois que toute une catégorie de lecteurs pourrait y trouver un certain intérêt. — C’est aussi chez la femme, une aberration cérébrale, avec des attaches sexuelles, que le sentiment qui lui fait rechercher, le plus souvent avec volupté, le spectacle de la douleur qu’elle peut infliger à des êtres de son sexe, sans défense et hors d’état de sortir de leur misérable situation[1].

L’auteur du dernier ouvrage sur la Gynécocratie a cité de nombreux extraits textuels des Mémoires de Masson, datant du commencement du xixe siècle ; il eût pu développer les anecdotes relatives aux cruautés qu’il rapportait et rendre plus attachants les documents, déjà bien connus, qu’il publiait.

En résumé, je crois qu’il y aurait place, dans votre si curieuse collection, pour un livre, illustré ou non, sur le sujet dont je viens de parler un peu longuement. Il est hors de doute qu’il trouverait d’aussi nombreux acheteurs que ses devanciers.

Un de vos fidèles acheteurs depuis
l’apparition de la « Flagellation
à travers le Monde ».


  1. Cf. Semenski, Herzen dans « La Cloche », Elisabeth Bathory et de nombreux exemples dans les états à esclaves de l’Amérique latine.