Traduction par E. La Chesnais.
Société du Mercure de France (p. 316-325).


CHAPITRE II

LA BATAILLE DE SHOREBY


La distance à traverser ne dépassait pas un quart de mille. Mais ils n’avaient pas plutôt débouché de la forêt, qu’ils aperçurent des gens qui s’enfuirent en criant dans les prairies couvertes de neige, de chaque côté. Presque en même temps une grande rumeur se leva, s’étendit et grandit de plus en plus dans la ville ; et ils n’étaient pas à mi-chemin de la maison la plus proche, que les cloches commencèrent à sonner.

Le jeune duc grinça des dents, en entendant déjà ces signes d’alarme, et craignit de trouver ses ennemis préparés, et, s’il ne réussissait pas à prendre pied dans la ville, il savait que sa petite armée serait bientôt dispersée et exterminée dans la plaine.

Dans la ville, cependant, ceux de Lancastre étaient loin de se trouver en si bonne posture. C’était comme Dick l’avait dit. La garde de nuit avait déjà ôté les harnais ; les autres étaient encore à flâner,… débraillés, sans brassières, nullement prêts à la bataille… dans leurs quartiers ; et dans tout Shoreby il n’y avait pas peut-être cinquante hommes complètement armés et cinquante chevaux prêts à être montés.

Le son des cloches, les appels effrayants des hommes qui couraient çà et là dans les rues, criant et frappant aux portes, firent sortir en un temps étonnamment court au moins une quarantaine de ces cinquante. Ils furent vite en selle, et, l’alarme se propageant en désordre de tous côtés, ils se mirent à galoper dans différentes directions.

Aussi, quand Richard de Gloucester atteignit la première maison de Shoreby, il ne rencontra à l’entrée de la rue qu’une poignée de lances, que son attaque balaya comme la tempête chasse la barque.

Au bout d’une centaine de pas dans la ville, Dick Shelton toucha le bras du duc ; celui-ci en réponse, réunit les rênes, porta la trompette perçante à sa bouche, et en tira une note caverneuse, puis tourna vers sa droite. Comme un seul homme, sa troupe entière tourna après lui, et toujours au galop, balaya l’étroite rue latérale. Les vingt derniers cavaliers seulement tirèrent les rênes et firent face à l’entrée ; les piétons qu’ils portaient en croupe sautèrent à terre au même instant et se mirent les uns à brandir leurs arcs, les autres à prendre possession des maisons de chaque côté.

Surpris par ce changement subit de direction, et intimidés par le front solide de l’arrière-garde, les quelques Lancastriens, après s’être rapidement consultés, se retournèrent et s’éloignèrent pour aller chercher du renfort en ville.

Le quartier de la ville dont Richard de Gloucester, sur l’avis de Dick, s’était emparé, consistait en cinq petites rues composées de maisons pauvres et mal habitées, occupant une légère éminence et ouvertes par derrière.

Chacune des cinq rues étant protégée par une bonne garde, la réserve devait ainsi occuper le centre, à l’abri des traits, mais prête à porter secours où il faudrait.

La pauvreté du voisinage était telle qu’aucun des seigneurs Lancastriens n’y avait été logé et fort peu de leur suite ; et les habitants, d’un commun accord, abandonnèrent leurs maisons et s’enfuirent en braillant par les rues ou par-dessus les murs de jardin.

Au centre, où les cinq voies aboutissaient, une espèce de mauvaise taverne déployait son enseigne : « Aux échiquiers » ; ce fut là que le duc de Gloucester établit pour la journée son quartier général.

Il assigna à Dick la garde d’une des cinq rues.

— Allez, dit-il, gagner vos éperons ; gagnez de la gloire à mon service ; un Richard pour un autre. Je vous le dis, si je monte, vous monterez par la même échelle. Allez, dit-il en lui serrant la main.

Mais aussitôt que Dick fut parti, il se tourna vers un petit archer mal vêtu à ses côtés.

— Allez, Dutton, et vivement, ajouta-t-il. Suivez ce jeune homme. S’il est fidèle, vous répondez de sa sécurité, tête pour tête. Malheur à vous si vous revenez sans lui ! Mais s’il est déloyal… ou si un seul instant, vous doutez de lui… frappez-le par derrière.

Cependant Dick se hâtait d’armer son poste. La rue qu’il avait à garder était très étroite et bordée de maisons en saillie, qui surplombaient la chaussée ; mais tout étroite et sombre qu’elle fût, comme elle donnait sur la place du marché de la ville, l’issue de la bataille se déciderait probablement à cet endroit.

La place du marché était pleine de gens de la ville qui fuyaient en désordre ; mais il n’y avait pas encore trace d’ennemis prêts à attaquer, et Dick jugea qu’il avait du temps devant lui pour préparer sa défense.

Les deux maisons à l’entrée étaient désertes, les habitants dans leur fuite avaient laissé les portes ouvertes ; il fit prendre et entasser les meubles pour en faire une barrière à l’entrée de la ruelle. Une centaine d’hommes étaient sous ses ordres, il en plaça la plus grande partie dans les maisons où ils seraient à l’abri, et pourraient lancer leurs flèches par les fenêtres. Avec le reste, sous sa direction immédiate, il doubla la barricade.

Pendant ce temps, le plus grand tapage et la plus grande confusion n’avaient cessé de régner dans toute la ville ; les cloches sonnant à toute volée, le son des trompettes, les mouvements rapides des corps de cavaliers, les cris de commandement, les hurlements des femmes, tout cela faisait un bruit assourdissant. Maintenant, et peu à peu, le tumulte commença à s’apaiser ; et bientôt après des files d’hommes d’armes et des corps d’archers commencèrent à s’assembler et à se former en ligne de bataille sur la place du marché.

Une grande partie de ce corps était en rouge foncé et bleu, et, dans le chevalier à cheval qui commandait cette troupe, Dick reconnut Sir Daniel Brackley.

Il y eut alors une longue pause, qui fut suivie d’une sonnerie presque simultanée, par quatre trompettes dans quatre quartiers différents de la ville. Une cinquième répondit de la place du marché, et aussitôt les files commencèrent à se mouvoir et une grêle de flèches résonna autour de la barricade et sur les murs des deux maisons.

L’attaque avait commencé à un même signal, sur les cinq issues du quartier. Gloucester était assiégé de tous les côtés ; et Dick jugea que, pour maintenir sa position, il ne pouvait compter absolument que sur les cent hommes sous ses ordres.

Sept volées de flèches se suivirent, et, au plus fort des décharges, Dick fut touché au bras par derrière et vit un page qui lui tendait une jaque de cuir renforcée de brillantes plaques d’acier.

— C’est de la part de Lord Gloucester, dit le page, il a remarqué, Sir Richard, que vous n’étiez pas protégé.

Dick, la joie au cœur de s’entendre appeler ainsi, se mit sur pieds pour endosser, avec l’aide du page, la cotte protectrice. À ce moment, deux flèches résonnèrent sans dommage sur les plaques, et une troisième renversa le page à ses pieds, mortellement blessé.

Pendant ce temps, le corps tout entier des ennemis s’était progressivement avancé à travers la place, et était maintenant si près que Dick donna l’ordre de répondre à leurs coups. Aussitôt, derrière la barricade et des fenêtres des maisons, une pluie de flèches vola en sens contraire, portant la mort. Mais ceux de Lancastre, comme s’ils avaient simplement attendu ce signal, répondirent par des cris, et coururent à la barricade, les cavaliers restant en arrière, visières baissées.

Il y eut alors une lutte obstinée et meurtrière, corps à corps. Les assaillants, tenant d’une main leurs épées, de l’autre s’efforçaient d’arracher les matériaux de la barricade. De l’autre côté, les rôles étaient renversés et les défenseurs s’exposaient comme des fous pour protéger leur rempart. Ainsi pendant quelques minutes la lutte fit rage presque en silence, amis et ennemis tombant l’un sur l’autre. Mais détruire est toujours plus facile ; et lorsqu’une seule note de trompette rappela la troupe d’attaque de cette terrible mission, une grande partie de la barricade avait été enlevée pièce à pièce, et l’œuvre entière s’était abaissée à la moitié de sa hauteur et était menacée d’une chute complète.

Et alors les piétons reculèrent sur la place en courant de chaque côté. Les cavaliers qui s’étaient tenus sur deux rangs, tournèrent tout à coup, mettant leur flanc en front ; et, rapide comme une vipère qui s’élance, la longue colonne vêtue d’acier s’élança sur la barricade ruinée.

Des deux premiers cavaliers l’un tomba, homme et bête, et fut piétiné par ses compagnons. Le second sauta droit au sommet du rempart, transperçant de sa lance un archer. Presque en même temps, il fut arraché de sa selle et son cheval tué.

Puis tout le poids et la violence de la charge déborda sur les défenseurs et les dispersa. Les hommes d’armes passant par-dessus leurs camarades tombés et portés en avant par la furie de leur attaque, se précipitèrent à travers la ligne brisée de Dick et se répandirent à grand bruit dans la ruelle au delà, comme une rivière déborde par une digue brisée.

Pourtant le combat n’était pas fini. Dans l’étroite ouverture de la ruelle, Dick et un petit nombre de survivants jouaient de la hache comme des bûcherons ; et déjà dans la largeur du passage s’était formé un second rempart, plus haut et plus effectif, d’hommes tombés et de chevaux aux entrailles pendantes qui se débattaient dans leur agonie.

Déconcerté par ce nouvel obstacle, le reste de la cavalerie recula ; et comme, à la vue de ce mouvement, la volée de flèches redoubla aux fenêtres des maisons, leur retraite, un moment, dégénéra presque en fuite.

Presque en même temps, ceux qui avaient traversé la barricade, et chargé plus loin dans la rue, rencontrant devant la porte des Échiquiers le formidable bossu, et toute la réserve d’York, revinrent en arrière, dispersés, au comble de l’effroi.

Dick et ses compagnons firent face, de nouveaux hommes sortirent des maisons ; une cruelle pluie de flèches accueillit les fuyards en pleine figure, tandis que Gloucester était déjà sur leurs talons ; au bout d’une minute et demie, il n’y avait pas un homme de Lancastre vivant dans la rue.

Alors et seulement alors, Dick leva son épée fumante et ordonna des acclamations.

Cependant Gloucester descendit de cheval et s’avança pour inspecter le poste. Son visage était pâle comme un linge, mais ses yeux brillaient comme quelque gemme étrange, et sa voix lorsqu’il parla était rauque et saccadée par l’exaltation de la bataille et du succès. Il examina le rempart, dont amis ou ennemis ne pouvaient s’approcher sans précaution, tant les chevaux s’agitaient dans les affres de la mort, et à la vue de ce grand carnage, la moitié de sa figure sourit.

— Achevez ces chevaux, dit-il, votre supériorité en est diminuée. Richard Shelton, ajouta-t-il, je suis content de vous. À genoux.

Les gens de Lancastre avaient déjà rassemblé leurs archers, et les traits tombaient dur à l’entrée de la rue ; mais le duc sans y faire la moindre attention, tira tranquillement son épée, et sur place arma Dick chevalier.

— Et, maintenant, Sir Richard, continua-t-il, si vous voyez Lord Risingham, envoyez-moi un express immédiatement. Quand vous n’auriez plus qu’un homme, faites-le-moi savoir de suite. J’aimerais mieux perdre cette position que de manquer mon coup avec lui. Car, veillez-y, vous tous, ajouta-t-il en élevant la voix, si le comte Risingham tombe sous une autre main que la mienne, je considérerai cette victoire comme une défaite.

— Seigneur duc, dit quelqu’un de sa suite, votre grâce n’est-elle pas fatiguée d’exposer sa précieuse vie sans nécessité ? Pourquoi vous attarder ici ?

— Catesby, répliqua le duc, c’est ici qu’est la bataille, non ailleurs. Le reste n’est que feintes. C’est ici qu’il faut vaincre. Et quant à être exposé… si vous étiez un vilain bossu et si les enfants vous montraient au doigt dans la rue, vous feriez meilleur marché de votre corps, et payeriez bien de la vie une heure de gloire. Pourtant, si vous voulez, montons à cheval et visitons les autres postes. Sir Richard que voici, mon homonyme, saura bien tenir encore cette entrée, où il marche dans le sang chaud jusqu’aux chevilles. Nous pouvons compter sur lui. Mais attention, Sir Richard, vous n’avez pas encore fini. Le pis est encore de veiller. Ne vous endormez pas.

Il vint droit au jeune Shelton, en le fixant, et prenant sa main dans les deux siennes, il la serra si fort que le sang aurait presque jailli. Dick pâlit sous ses yeux. La folle excitation, le courage et la cruauté qu’il y lisait le remplissaient d’effroi pour l’avenir. Il fallait, certes, au jeune duc une belle vaillance pour se mettre ainsi au premier rang dans la bataille ; mais après, dans les jours de paix et dans le cercle de ses amis éprouvés il était à craindre qu’il continuât à porter la mort.