Traduction par E. La Chesnais.
Société du Mercure de France (p. 158-170).
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LIVRE II


CHAPITRE V

DICK CHANGE DE PARTI


Dick éteignit sa lampe de peur qu’elle n’attirât l’attention, et prit le chemin qui montait le long du corridor. Dans la chambre brune, la corde avait été solidement attachée au bois d’un lit très ancien et très lourd. Elle n’avait pas été détachée, et Dick, prenant le rouleau de corde près de la fenêtre, commença à le faire descendre doucement et silencieusement dans l’obscurité de la nuit. Joanna était près de lui ; mais comme la corde s’allongeait et que Dick la faisait toujours aller, une terreur l’emporta sur sa résolution.

— Dick, dit-elle, est-ce donc si profond ? Je ne pourrai pas essayer. Je tomberais infailliblement, bon Dick.

C’était juste au moment délicat de l’opération. Dick tressaillit ; le reste du paquet de corde lui échappa, et le bout tomba en éclaboussant dans le fossé. Aussitôt, du créneau au dessus, une sentinelle cria :

— Qui va là ?

— Au diable ! cria Dick, nous voilà découverts ! Descendez… prenez la corde.

— Je ne le peux pas, fit-elle en reculant.

— Et si vous ne le pouvez pas, je ne peux pas davantage, dit Shelton. Comment puis-je nager dans le fossé sans vous ? Alors vous m’abandonnez ?

— Dick, balbutia-t-elle, je ne peux pas, je n’ai plus de force.

— Par la messe, alors nous sommes perdus ! cria-t-il en frappant du pied ; et alors, entendant des pas, il courut à la porte de la chambre et chercha à la fermer.

Avant qu’il pût pousser le verrou, des bras vigoureux la repoussèrent sur lui de l’autre côté. Il lutta un instant ; puis se sentant faiblir, il courut de nouveau vers la fenêtre. La jeune fille était contre le mur dans l’embrasure de la fenêtre ; elle était à moitié évanouie, et quand il essaya de la soulever dans ses bras son corps était inerte et sans résistance.

Au même instant, les hommes qui avaient forcé la porte se saisirent de lui. Il poignarda le premier d’un coup et les autres se reculèrent un peu en désordre ; il profita de cette chance, enjamba le rebord de la fenêtre, saisit la corde à deux mains et se laissa glisser.

La corde était à nœuds, ce qui la rendait plus facile à descendre ; mais la hâte de Dick était si furieuse, et si petite son expérience dans ce genre de gymnastique, qu’il resta suspendu en l’air, comme un criminel au gibet, tantôt il se cognait la tête, tantôt s’abîmait les mains contre le rugueux mur de pierre. L’air grondait dans ses oreilles ; il voyait les étoiles au-dessus de sa tête, et les étoiles reflétées au-dessous de lui, dans l’eau du fossé, tournoyant comme les feuilles mortes avant l’orage. Et alors il perdit prise et tomba la tête la première dans l’eau glacée.

Quand il revint à la surface, sa main rencontra la corde, qui, allégée de son poids, surnageait sans direction. Il y avait en l’air une lueur rouge, et, levant la tête, il vit à la clarté de plusieurs torches et d’un falot plein de charbons, brûlants, les créneaux garnis de têtes. Il vit les yeux des hommes regarder de ci et de là à sa recherche, mais il était trop loin en bas, la lumière ne l’atteignait pas et ils regardaient en vain.

Il s’aperçut alors que la corde était trop longue, et il se mit à se débattre du mieux qu’il pût vers l’autre côté du fossé, gardant toujours la tête hors de l’eau. Il parvint ainsi à faire plus de la moitié du chemin ; le bord était presque à portée de sa main, avant que la corde ne commençât à le tirer en arrière par son poids. Prenant son courage à deux mains, il l’abandonna et fit un saut vers les rameaux flottants d’un saule qui avait déjà, ce même soir, aidé le messager de Sir Daniel à atterrir.

Il retomba, remonta, enfonça de nouveau, et alors sa main attrapa une branche ; rapide comme la pensée, il se tira dans l’épaisseur de l’arbre et s’y cramponna, dégouttant et essoufflé, et encore à demi incertain de son évasion.

Mais tout cela ne s’était pas fait sans éclabousser énormément, ce qui avait indiqué sa position aux hommes sur les créneaux. Flèches et traits tombèrent donc autour de lui dans l’obscurité, serrés comme des grêlons ; et soudain une torche fut jetée, embrasa l’air dans son rapide passage, resta un moment sur le bord extrême du fossé où elle brûla fortement, éclairant les alentours comme un feu de joie, puis, chance heureuse pour Dick, glissa, plongea dans le fossé et s’éteignit immédiatement.

Elle avait rempli son but. Les tireurs avaient eu le temps de voir le saule et Dick enfoncé parmi ses rameaux ; et quoique le jeune homme eût immédiatement sauté plus haut sur la berge et cherché son salut dans la course, il ne fut pas encore assez agile pour éviter un coup. Une flèche le frappa à l’épaule, une autre lui égratigna la tête.

La douleur causée par ses blessures lui donna des ailes, et il n’eut pas plus tôt atteint le terrain plat, qu’il prit ses jambes à son cou et courut droit devant lui dans l’obscurité, sans réfléchir à la direction de sa course.

Pendant quelques pas les projectiles le suivirent, mais cessèrent bientôt ; et lorsqu’enfin il fit halte et regarda derrière lui, il était déjà à une bonne distance de Moat-House, quoiqu’il pût encore voir les torches aller et venir le long des créneaux.

Il s’appuya contre un arbre, ruisselant d’eau et de sang, meurtri, blessé, seul. Malgré tout, il avait sauvé sa vie pour cette fois ; et, quoique Joanna fût restée au pouvoir de Sir Daniel, il ne se reprochait pas un accident qu’il avait été hors de son pouvoir d’empêcher, et n’augurait aucune fatale conséquence pour la jeune fille. Sir Daniel était cruel, mais il n’était pas probable qu’il serait cruel envers une jeune dame en faveur de qui d’autres protecteurs avaient volonté et pouvoir de lui faire rendre des comptes. Il était plus probable qu’il se hâterait de la marier à quelqu’un de ses amis.

— Bien, pensa Dick, d’ici là je trouverai bien moyen de démasquer ce traître ; car je pense, par la messe, que je suis à présent dégagé de toute reconnaissance ou obligation ; et, quand la guerre est déclarée, la partie est égale.

En attendant, il était dans une triste position.

Il s’avança encore quelque temps dans la forêt ; mais avec la souffrance de ses blessures, l’obscurité de la nuit, et l’extrême désarroi et confusion de son esprit, il devint bientôt tout à fait incapable de se guider ou de continuer sa route à travers les broussailles touffues, et il fut obligé de s’asseoir et de s’accoter contre un arbre.

Quand il s’éveilla de quelque chose entre le sommeil et l’évanouissement, l’aube avait commencé à succéder à la nuit. Une petite brise fraîche s’agitait parmi les arbres, et comme il était assis et regardait fixement devant lui, seulement à moitié éveillé, il aperçut une chose sombre qui se balançait de côté et d’autre entre les arbres, à quelque cent mètres devant lui. La lueur progressive du jour et le retour de ses sens lui permirent enfin de reconnaître l’objet. C’était un homme pendu à une branche d’un grand chêne. Sa tête était tombée en avant sur sa poitrine ; mais, à chaque coup de vent un peu plus fort, son corps tournait sur lui-même, et ses jambes s’agitaient comme un jouet ridicule.

Dick se mit sur pieds, et, chancelant, s’appuyant aux troncs d’arbres, avança et s’approcha de cet objet hideux.

La branche était peut-être à vingt pieds au-dessus du sol, et le malheureux avait été tiré si haut par ses exécuteurs que ses bottes se balançaient bien au-dessus de la tête de Dick, et comme son capuchon avait été tiré sur sa figure il était impossible de le connaître.

Dick regarda autour de lui à droite, à gauche ; et enfin il vit que l’autre bout de la corde avait été solidement attaché au tronc d’un petit aubépin qui poussait tout couvert de fleurs sous la haute arcade du chêne. Avec sa dague, qui, seule, lui restait de toutes ses armes, le jeune Shelton coupa la corde et aussitôt, avec un bruit sourd, le corps tomba comme une masse sur le sol.

Dick leva le capuchon, c’était Throgmorton, le messager de Sir Daniel. Il n’avait pas été loin dans sa mission. Un papier qui avait apparemment échappé à la vue des hommes de la Flèche Noire sortait de la poitrine de son pourpoint, et Dick, le tirant, vit que c’était la lettre de Sir Daniel à Lord Wensleydale.

— Bon, pensa-t-il, si le monde change encore, j’aurai là de quoi déshonorer Sir Daniel et peut-être le conduire au billot.

Et il serra le papier sur sa poitrine, dit une prière pour le mort, et se remit en marche à travers le bois.

Sa fatigue et sa faiblesse augmentaient, ses oreilles bourdonnaient, ses pas trébuchaient, par moments toute pensée s’éteignait en lui, tant il était affaibli par la perte de son sang. Sans doute il dévia beaucoup de son vrai chemin, mais, enfin, il arriva sur la grande route non loin du hameau de Tunstall.

Une voix rude lui cria : Halte !

— Halte ? répéta Dick ; par la messe, je suis près de tomber.

Et l’acte suivit la parole ; il tomba tout de son long sur la route.

Deux hommes sortirent du fourré, portant tous deux le justaucorps vert de la forêt, et chacun un arc avec un carquois et une courte épée.

— Mais, Lawless, dit le plus jeune, c’est le jeune Shelton.

— Hé ! ceci sera agréable comme du pain pour Jean Répare-tout, répliqua l’autre. Quoique, ma foi, il a été à la guerre. Voici une déchirure sur son crâne qui a dû coûter quelques onces de sang.

— Et ici, ajouta Greensheve, il y a un trou dans son épaule qui doit l’avoir bien piqué. Qui a fait cela, croyez-vous ? Si c’est l’un de nous, il peut faire ses prières ; Ellis lui donnera une courte confession et une longue corde.

— Prenons le petit, dit Lawless. Mettez-le sur mon dos.

Et, quand Dick eut été hissé sur ses épaules, et qu’il eut mis les bras du jeune homme autour de son cou, et le tint solidement, l’ancien frère gris ajouta :

— Gardez le poste, frère Greensheve. J’irai tout seul avec lui.

Et Greensheve retourna à son embuscade sur le côté du chemin, et Lawless descendit péniblement la colline ; il sifflait en marchant avec Dick toujours évanoui, confortablement installé sur ses épaules.

Le soleil se leva comme il sortait de la lisière du bois et voyait le hameau de Tunstall, aux maisons éparpillées sur la colline opposée. Tout semblait tranquille, mais un fort poste d’une dizaine d’archers était tout près du pont de chaque côté de la route, et, aussitôt qu’ils aperçurent Lawless avec son fardeau, ils commencèrent à s’agiter et à bander leurs arcs comme de vigilantes sentinelles.

— Qui va là ? cria celui qui commandait.

— Will Lawless, par la croix… vous me connaissez aussi bien que votre propre main, répliqua l’outlaw avec mépris.

— Donnez le mot d’ordre, Lawless, répliqua l’autre.

— À présent, que le ciel t’éclaire, grand idiot, répliqua Lawless. Ne te l’ai-je pas dit moi-même ? Mais vous avez cette folie de jouer aux soldats. Quand je suis dans la forêt, donnez-moi des manières de forêt, et mon mot pour aujourd’hui, c’est : au diable cette contrefaçon soldatesque !

— Lawless, vous donnez un mauvais exemple, donnez-nous le mot d’ordre, mauvais plaisant, dit le commandant du poste.

— Et si je l’avais oublié ? demanda Lawless.

— Si vous l’aviez oublié… comme je sais que vous ne l’avez pas fait… par la messe ! je ficherais une flèche dans votre gros corps, répliqua le premier.

— Oui-dà, si vous êtes un si mauvais plaisant, dit Lawless, vous aurez votre mot, Duckworth, et Shelton est le mot, et pour l’expliquer, voici Shelton sur mes épaules et c’est à Duckworth que je le porte.

— Passez, Lawless, dit la sentinelle.

— Et où est Jean ? demanda le frère gris.

— Il tient sa cour, par la messe ! et perçoit des rentes comme s’il était né pour cela ! cria un autre de la compagnie.

C’était vrai. Quand Lawless arriva à la petite auberge du village, il trouva Ellis Duckworth entouré des tenanciers de Sir Daniel, qui, par le droit de sa bonne compagnie d’archers, tranquillement percevait les revenus, et donnait, en retour, des reçus par écrit. Aux figures des fermiers, il était évident que cette manière de faire ne leur allait guère ; car ils arguaient avec raison qu’ils auraient simplement à les payer deux fois.

Aussitôt qu’il sut ce qui amenait Lawless, Ellis renvoya le reste des tenanciers, et, avec toutes sortes de marques d’intérêt et d’anxiété, il conduisit Dick dans une chambre intérieure de l’auberge. Là, les blessures au jeune homme furent examinées ; avec des remèdes simples il reprit conscience.

— Cher enfant, dit Ellis en lui prenant la main, vous êtes entre les mains d’un ami qui aimait votre père et vous aime en souvenir de lui. Reposez-vous un peu tranquillement, car vous êtes assez malade. Ensuite vous me raconterez votre histoire, et à nous deux nous trouverons un remède pour tout.

Un peu plus tard dans la journée, après que Dick se fut réveillé d’un sommeil confortable, il se trouva très faible, mais l’esprit plus net et le corps plus à l’aise ; Ellis revint près de lui, et s’assit auprès du lit, lui demanda, au nom de son père, de lui dire les circonstances de sa fuite de Moat-House. Il y avait quelque chose dans la carrure puissante de Duckworth, dans l’honnêteté de sa figure brune, dans la clarté pénétrante de ses yeux, qui engagea Dick à lui obéir, et, du commencement à la fin il lui raconta l’histoire de ses deux jours d’aventures.

— Bien, dit Ellis, quand il eut fini, voyez ce que les saints miséricordieux ont fait pour vous, Dick Shelton, non seulement en sauvant votre corps de si nombreux et mortels dangers, mais aussi en vous amenant vers moi qui n’ai pas de désir plus cher que d’aider le fils de votre père. Soyez seulement loyal envers moi… et je vois que vous êtes loyal… et à nous deux nous amènerons ce déloyal traître à sa mort.

— Ferez-vous l’assaut de la maison ? demanda Dick.

— Je serais fou d’y penser, répliqua Ellis. Il est trop puissant ; ses hommes se réunissent autour de lui ; ceux qui m’ont échappé la nuit dernière, et, par la messe ! arrivèrent si à propos pour vous… ceux-là l’ont sauvé. Non, Dick, au contraire, toi, moi et mes braves archers, il faut disparaître de la forêt bien vite et laisser libre Sir Daniel.

— J’ai de mauvais pressentiments pour Jack, dit le jeune homme.

— Pour Jack ? répéta Duckworth. Ah ! oui, pour la jeune fille ! Non, Dick, je vous promets, s’il est question de mariage, nous agirons tout de suite ; jusque-là ou jusqu’à ce que le moment soit venu, nous allons tous disparaître comme des ombres au matin ; Sir Daniel regardera à l’est et à l’ouest et ne verra aucun ennemi ; il pensera, par la messe ! qu’il a rêvé un instant et vient de se réveiller dans son lit. Mais nos quatre yeux le suivront de près, et nos quatre mains,… l’armée des saints nous vienne en aide ! abattront ce traître !

Deux jours plus tard, la garnison de Sir Daniel s’était tellement accrue qu’il aventura une sortie et, à la tête d’une quarantaine de cavaliers, il poussa sans opposition jusqu’au hameau de Tunstall. Pas une flèche ne vola, pas un homme ne bougea dans le fourré ; le pont était ouvert à tout venant ; et, lorsque Sir Daniel le traversa, il vit les villageois à leurs portes, qui regardaient timidement.

Bientôt l’un d’eux, prenant courage, s’avança et, saluant très bas, présenta une lettre au chevalier.

Sa figure s’assombrit en la lisant. Elle était ainsi conçue :


Au très déloyal et cruel gentilhomme,
Sir Daniel Brackley, chevalier, ces présentes :

« Je trouve que vous avez été déloyal et mauvais depuis le commencement. Vous avez sur les mains le sang de mon père ; c’est bien, il ne se lavera pas. Quelque jour vous périrez par moi, ce que je vous fais savoir ; et je vous fais savoir, de plus, que, si vous cherchez à marier à quelque autre que moi la gentille dame Joanna Sedley, que je me suis moi-même, par un serment solennel, engagé à épouser, le coup sera très prompt. Le premier pas dans cette voie sera ton premier pas vers la tombe. »

Rich. Shelton.