Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Bibliothèque indépendante d'édition (p. 17-20).


IV

LA CAUSE PRINCIPALE DE LA RÉVOLUTION FUTURE


La cause fondamentale de la révolution future, comme celle de toutes les révolutions passées et présentes, est d’ordre religieux.

Sous le mot religion on comprend ordinairement ou certaines définitions mystiques du monde invisible, ou certains rites — le culte — qui soutiennent, consolent et encouragent les hommes dans leur vie, ou des explications sur l’origine du monde, ou des règles morales de vie sanctionnées par l’ordre divin.

Mais la vraie religion, c’est, avant tout, la révélation de cette loi supérieure, commune à tous les hommes, qui leur donne dans le moment présent le plus grand bien. Antérieurement à la doctrine chrétienne, parmi les divers peuples était exprimée et proclamée la loi religieuse supérieure, commune à toute l’humanité. Elle consistait en ceci : que les hommes, pour leur propre bien, devaient vivre non chacun pour soi, mais chacun pour le bien de tous, pour l’aide réciproque (Bouddha, Isaïe, Confucius, Lao-Tsé, les stoïciens). La loi était proclamée, et ceux qui la connaissaient ne pouvaient nier sa vérité et ses bienfaits.

Mais la vie basée non sur l’aide réciproque mais sur la violence a pénétré si profondément dans toutes les institutions et les mœurs que, tout en reconnaissant les bienfaits de la loi de l’aide réciproque, les hommes continuaient à vivre selon les lois de la violence qu’ils justifiaient par la nécessité, les menaces et vengeance. Il leur semblait que, sans elles, la vie sociale serait impossible. Les uns prirent sur eux le devoir d’établir le bon ordre et, pour corriger les hommes, d’appliquer les lois, c’est-à-dire la violence, de donner des ordres ; et les autres obéirent. Mais ceux qui ordonnent, fatalement furent dépravés par le pouvoir dont ils jouissaient. Étant eux-mêmes, dépravés, au lieu d’améliorer les autres, ils leur transmettaient leurs vices. Et ceux qui obéissaient furent débauchés par leur participation aux violences du pouvoir, par leur imitation des potentats et par leur servilité.

Il y a dix-neuf cents ans, parut le christianisme. Avec une force nouvelle, il confirma la loi de l’aide réciproque et, en outre, démontra les causes qui font que cette loi n’est point réalisée.

La doctrine chrétienne a montré avec une clarté extraordinaire que cette cause réside en la représentation fausse sur la légitimité et la nécessité de la violence ainsi que de la vengeance. Et, de divers côtés, en expliquant l’illégitimité, la malfaisance de la vengeance, elle a montré que le mal principal des hommes provient des violences que, sous prétexte de vengeance, ils exercent les uns envers les autres.

La doctrine chrétienne a montré non seulement l’injustice, mais la malfaisance de la vengeance, elle a montré que le seul moyen de s’affranchir de la violence est de s’y soumettre sans lutte : « Vous avez entendu qu’il a été dit œil pour œil, dent pour dent. Mais moi je vous dis de ne pas résister à celui qui vous fait du mal, mais si quelqu’un te frappe à la joue droite, présente-lui aussi l’autre ; si quelqu’un veut plaider contre toi et te prendre ta robe, laisse-lui encore l’habit, et si quelqu’un te veut contraindre d’aller une lieue avec lui, vas-en deux. Donne à celui qui te demande et ne te détourne pas de celui qui veut emprunter de toi. » Cette doctrine a montré que, si l’homme qui commet la violence est le juge des circonstances dans lesquelles cette violence est admise, alors il ne sera pas de limite aux violences et, par conséquent, pour que la violence n’existe pas, il faut que personne, sous aucun prétexte, ne l’emploie surtout sous le prétexte le plus allégué : la vengeance.

Cette doctrine a confirmé cette vérité si simple et compréhensible en soi, qu’on ne peut détruire le mal par le mal et que le seul moyen de diminuer le mal de la violence, c’est l’abstention de toute violence. Cette doctrine a été clairement exprimée et établie. Mais la conception fausse de la légitimité de la vengeance, comme condition nécessaire de la vie des hommes, est si ancrée et il y a tant de gens qui ne connaissent pas la doctrine chrétienne ou ne la connaissent que sous son aspect déformé que les hommes qui ont accepté la loi du Christ continuent à vivre selon la loi de la violence. Les dirigeants des peuples chrétiens pensaient qu’on pouvait accepter la doctrine de l’aide réciproque sans la doctrine de la non-résistance qui est la clef de voûte de toute la doctrine de la vie sociale. Accepter la loi de l’aide réciproque sans adopter celle de la non-résistance c’est la même chose que construire la voûte et ne la point fortifier au point d’intersection.

Les chrétiens qui s’imaginent pouvoir arranger leur vie mieux que la vie païenne, sans accepter le commandement de la non-résistance, continuent de faire non seulement ce que font les peuples non-chrétiens, mais bien pire, et s’éloignent de plus en plus de la vie chrétienne.

L’essence du christianisme, grâce à son acceptation incomplète, a été étouffée de plus en plus, et les peuples chrétiens ont été amenés à la situation où ils se trouvent maintenant, c’est-à-dire, qu’ils sont transformés en armées ennemies qui consacrent toutes leurs forces à s’armer les unes contre les autres, et sont prêtes, à tout moment, à s’entre-déchirer. Et ils sont arrivés à tel point que non seulement ils se sont armés les uns contre les autres, mais qu’ils ont armé et arment contre eux les peuples non-chrétiens qui les haïssent et se soulèvent contre eux. Et principalement, ils sont arrivés jusqu’à la négation complète, dans la vie, non seulement du christianisme, mais de n’importe quelle loi supérieure.

La déformation de la loi supérieure de l’aide réciproque et du commandement de la non-résistance donné par le christianisme pour rendre possible la réalisation de la première, voilà la cause principale, religieuse de la révolution future.