Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Bibliothèque indépendante d'édition (p. 13-16).


III

LE MOUVEMENT RÉVOLUTIONNAIRE EN RUSSIE


La victoire japonaise a montré aux peuples chrétiens la fausseté de la voie qu’ils suivent. Aux Russes, cette guerre, avec ses souffrances horribles, insensées, le travail et les vies sacrifiés, a montré, outre la contradiction commune à tous les peuples chrétiens, entre l’état gouvernemental chrétien et celui de la violence, l’horrible danger qu’ils courent constamment en obéissant à leurs gouvernements.

Sans aucun besoin, pour les buts personnels, inavouables, de dirigeants cupides, le gouvernement russe a jeté son peuple dans une guerre insensée qui, en tout cas, ne pouvait avoir que des résultats nuisibles pour ce dernier. Quelque cent mille vies ont été perdues, perdus les produits du travail du peuple, et la gloire de la Russie, pour ceux qui en étaient fiers, est également perdue. Et le pire est que les coupables de tous ces crimes, non seulement ne sentent pas leurs fautes, mais reprochent aux autres tout ce qui est arrivé. S’ils conservent la même situation, demain, ils pourront jeter le peuple russe dans des calamités encore pires.

Toute révolution commence au moment où la société a dépassé la conception du monde sur laquelle étaient basées les formes existantes de la vie sociale, quand la contradiction entre la vie telle qu’elle est et la vie telle qu’elle doit et peut être, devient si claire pour la majorité des hommes qu’ils sentent l’impossibilité de continuer à vivre dans les conditions anciennes.

Quant aux moyens employés par la révolution, ils dépendent du but qu’elle se propose.

En 1793, la conscience de la contradiction entre l’idée de l’égalité des hommes et le pouvoir despotique des rois, du clergé, des nobles, des fonctionnaires, existait non seulement parmi les peuples opprimés, mais aussi parmi les meilleurs hommes des classes privilégiées. Cela dans tout le monde chrétien. Mais nulle part autant qu’en France, les classes n’étaient si sensibles à cette inégalité et nulle part la conscience du peuple ne souffrait autant de l’esclavage. C’est pourquoi la révolution de 1793 commença précisément en France. Le moyen le plus immédiat de réaliser l’égalité se présenta naturellement sous la forme de s’emparer, par force, de ce que possédaient les dominants. C’est pourquoi les hommes de cette révolution poursuivirent leur but par la violence.

En 1905, la conscience de la contradiction entre la vie libre, légitime, possible, et la vie d’esclavage sous des pouvoirs qui, par violence, privent arbitrairement les hommes des produits de leurs travaux pour des armements sans fin, sous des pouvoirs qui peuvent à tout moment obliger les peuples à s’entre-tuer follement et cruellement, la conscience de cette contradiction inspire non seulement les peuples violentés mais aussi les classes dominantes. Et nulle part cette contradiction ne se sent aussi vivement que dans le peuple russe.

Cette contradiction est sentie avec une acuité particulière par le peuple russe, à cause de la guerre inepte et honteuse dans laquelle il fut entraîné par le gouvernement, à cause de la vie agricole maintenue encore parmi le peuple russe et, surtout à cause de la conscience chrétienne, particulièrement vive, de ce peuple.

C’est pourquoi je pense que la révolution de 1905, dont le but est l’affranchissement des hommes, doit commencer et, précisément maintenant, commence en Russie. Et le moyen d’atteindre le but que se propose cette révolution, évidemment doit être autre que cette violence avec laquelle, jusqu’ici, les hommes ont tâché d’obtenir l’égalité.

Les hommes de la grande Révolution, qui désiraient cette égalité, pouvaient penser que l’égalité s’obtiendrait par la violence, bien qu’il paraisse évident que l’égalité ne peut s’acquérir ainsi, puisque la violence est en soi la manifestation la plus nette de l’inégalité. Mais la liberté, but essentiel de la révolution d’aujourd’hui, ne saurait en aucun cas, être obtenue par la Violence.

Et maintenant les hommes qui font la révolution en Russie pensent qu’en répétant tout ce qui s’est passé dans les révolutions européennes, avec les processions et les obsèques solennelles, la destruction des prisons, les discours pompeux (Allez dire à votre maître…), l’Assemblée constituante, etc., qu’après avoir renversé le gouvernement existant et établi une nouvelle monarchie constitutionnelle ou une république socialiste, ils atteindront le but que poursuit la révolution.

Mais l’histoire ne se répète pas.

La révolution violente a vécu. Tout ce qu’elle pouvait donner aux hommes elle l’a déjà donné, et, en même temps, elle a montré ce qu’elle ne peut pas atteindre.

La révolution qui commence en Russie, chez un peuple tout à fait particulier en sa physionomie, et non en 1793 mais en 1905, ne peut nullement avoir le même but et se réaliser par les mêmes moyens que les révolutions qui ont eu lieu soixante, quatre-vingts, cent ans auparavant, parmi les Germains et les Romains, d’un caractère moral tout autre.

Le peuple russe agriculteur compte cent millions d’âmes. C’est en lui que consiste tout le peuple. Il a besoin non de doumas, non de libertés quelconques, dont la nomenclature montre en toute évidence l’absence de la simple vérité, non du remplacement d’un pouvoir violent par un autre, mais de la liberté absolue, de l’affranchissement complet de tout pouvoir imposé.

L’objet de cette révolution qui enflamme tout le monde n’est pas l’établissement d’impôts sur le revenu et autres, la séparation des Églises et de l’État, l’accaparement par l’État des institutions sociales, l’organisation des élections, la participation, soi-disant du peuple au pouvoir, l’institution de la république la plus démocratique, même socialiste, avec le suffrage universel, mais la vraie liberté.

Et la liberté réelle, non imaginaire, ne s’obtient pas par les barricades, les meurtres, par n’importe quelle institution nouvelle introduite violemment, elle ne s’obtient que par le refus d’obéissance à n’importe quel pouvoir humain.