La Fille du Ciel : drame chinois
Calmann-Lévy (p. 55-109).


ACTE DEUXIÈME

Décor tout en blancheurs de marbre, au clair de lune. Au milieu de la scène, très on recul et surélevé par des terrasses de marbre blanc, le pavillon de l’Impératrice : toits courbes, ornés de monstres et de clochettes. On monte à ces terrasses par un « sentier impérial » qui occupe le centre du décor et qui se compose d’un plan incliné en marbre blanc sur lequel un immense dragon est sculpté en bas-relief. On y monte aussi par deux escaliers de marbre blanc, symétriques de chaque côté du sentier impérial : ces escaliers sont bordés de bêtes en bronze et en jade, et de grands brûle-parfums sur des socles de marbre blanc. Kiosques latéraux et symétriques de chaque côté de la scène ; toits courbes, comme celui du pavillon, ornés de clochettes et de monstres.

Au lever du rideau, la scène est vide ; la brise fait tinter les clochettes, suspendues aux angles des toits.


Scène PREMIÈRE

L’IMPÉRATRICE et Quatre Suivantes.

L’impératrice sort du pavillon et s’avance lentement au bord de la terrasse, les yeux levés à la lune. Quatre suivantes sortent après elle, mais restent en arrière.

L’IMPÉRATRICE, arrêtée en haut du sentier impérial.

Ô nuit enchantée ! Pure lumière ! Frais silence !… Étoiles diamantines, enveloppez-moi de vos scintillements, et toi, lune pâle, prends-moi dans tes rayons bleus ; calmez mon âme, éteignez ma fièvre !… (Elle commence de descendre par le sentier impérial, deux des suivantes descendent aussi, l’une par l’escalier de gauche, l’autre par l’escalier de droite, réglant leur marche sur l’Impératrice, qui reste isolée au milieu.) Le rêve, l’étrange rêve qui me chasse de ma couche j’en subis encore l’épouvante… (Baissant la voix.) l’épouvante et le charme. (À ses suivantes.) Qu’on éveille en hâte l’astrologue, qu’il découvre le sens d’un tel songe, et l’explique sans rien feindre. Écoutez bien mes paroles ; j’allais être la proie d’un serpent aux écailles brillantes ; déjà il m’enlaçait, m’étouffait lentement de ses anneaux froids. Et, fascinée par ses yeux fixes, je n’avais pas la force de lutter ; engourdie, inerte, je m’abandonnais, sans redouter de mourir ; à la terreur et à la souffrance, une langueur presque délicieuse était mêlée… Un effort suprême de volonté cependant me dégagea de l’étreinte, et, rejetée soudain hors du rêve, hors du sommeil, je me pris à regretter ces anneaux mortels qui m’enserraient… Quel peut être ce présage ? (Aux femmes.) Rapportez ce que j’ai dit à l’astrologue : qu’il interroge l’inconnu, et, sans tarder, qu’il me donne sa réponse, ici même. Allez ! (Deux des suivantes sortent à ce commandement. L’Impératrice continue de lentement descendre. Elle est seule au milieu du sentier impérial, qui est très large et dont la blancheur est comme semée de petites paillettes brillantes.) Comme la rosée brille sur le sentier de marbre ! Il me semble fouler un tapis d’étoiles. Mais mon passage éteint leur lumière, et mon vêtement qui traîne change les gouttelettes étincelantes en un peu d’eau quelconque, dont le bas de ma robe est trempé. ({Elle descend encore.) Pourquoi est-elle toujours devant mes yeux, l’image de cet homme que j’ai vu ce matin pour la première fois ?… Pourquoi, de cette journée, où de si lourds devoirs sont échus à ma faiblesse, n’ai-je retenu qu’un regard ardent et profond, plongeant dans le mien avec une audace souveraine ? Comment n’étais-je pas offensée par ce regard-là, pas plus que par les rayons du bienfaisant soleil, lorsqu’ils violent ma demeure ?… Il me trouvait belle, et son admiration fut, pour moi, une parure plus précieuse que le phénix impérial de ma coiffure. Ah ! j’ai bien compris, quand il s’est enfin prosterné, quel sentiment le jetait à mes pieds… Et mon fils, qui échangeait avec lui des signes d’intelligence ! D’où le connaît-il donc ? Et pourquoi n’ai-je même pas osé le lui demander, comme si, de moi à mon enfant, parler de cet homme était déjà criminel ?… Puissances bienfaisantes de la nuit, Esprits des ancêtres déifiés qui m’entourez dans l’air, Mânes augustes à qui j’ai rendu hommage au fond de vos temples d’or, descendez sur moi, assemblez-vous autour de votre fille indigne et défaillante !… Cet homme, cet étranger sur ma route, en un tel jour !… Ô divinités dont je suis descendue, écartez de mon âme jusqu’à son souvenir. Dans un serment solennel, j’ai dépouillé ma personnalité terrestre. Rien de moi n’est plus à moi. Fille du Ciel, impératrice et régente, j’appartiens toute à ma mission surhumaine… Faites que je triomphe des faiblesses qui étaient le charme de la vie. Faites que je ne sache plus qu’il y a des fleurs, des perles et des parfums ; accordez-moi d’oublier à jamais que l’amour est l’unique royaume de la femme, et la beauté sa vraie puissance. Que ma poitrine désormais ne soit que la prison de marbre de mon cœur glacé ; s’il se révolte et veut battre encore, que ma volonté lui devienne un geôlier inflexible !… Aidez-moi, descendez, purs Esprits de l’air ! Faites-moi rigide comme les déesses de jade, qui tiennent les paupières baissées pour ne rien voir des choses de ce monde !…

Les deux suivantes reviennent par le jardin au bas du sentier impérial, et se prosternent.

PREMIÈRE SUIVANTE

L’astrologue est prêt à répondre à Votre Majesté.

L’IMPÉRATRICE

Qu’il vienne. (Les suivantes se relèvent et s’éloignent.) Ce serpent qui m’enlaçait. Ah ! ce ne peut pas être lui !… Son regard dominateur, rivé au mien, restait noble et clair, pourquoi me serait-il apparu sous cette forme hostile et affreuse ? Non, dans une âme qui a ces yeux-là, aucune trahison ne saurait germer… Ce ne peut pas être lui… Et cependant… je m’enivrais de cette étreinte glacée : alors, quel autre au monde ?…


Scène II

Les Mêmes, L’ASTROLOGUE.

Il a cent ans. Il a une barbe blanche, raide et ébouriffée. Il est aveugle et conduit par un jeune garçon. Il veut se prosterner, mais l’Impératrice l’arrête.

L’IMPÉRATRICE

Reste debout, vénérable vieillard ; ton âge et tes yeux éteints te dispensent des formules.

L’ASTROLOGUE

Mes yeux éteints voient dans l’invisible ; mon esprit, qui médite depuis tant de jours obscurs, est clairvoyant et prophétique.

L’IMPÉRATRICE

Comment explique-t-il le mystère de ce rêve qui m’obsède ?

L’ASTROLOGUE

Sous l’apparence d’un serpent, le Dragon lui-même est venu vers le Phénix pour l’enlever et lui livrer des trésors ; mais le Phénix n’a pas compris, il a battu des ailes et s’est échappé. Qu’il s’abrite à présent de l’orage terrible que, sans le vouloir, le Dragon traîne à sa suite.

L’IMPÉRATRICE

Ces paroles sont plus impénétrables encore que le songe.

L’ASTROLOGUE

C’est cela que les chiffres ont répondu.

L’IMPÉRATRICE

Ne peux-tu éclairer ces ténèbres ?

L’ASTROLOGUE

Le voile qui couvre l’avenir ne saurait être arraché ! En soulever un coin, tout au plus, nous est permis.

L’IMPÉRATRICE

Mais par là, du moins, devrait-on entrevoir quelque lueur.

L’ASTROLOGUE

Que l’on s’abrite de l’orage terrible ; que le précieux flambeau, qui éclairera l’avenir, soit mis hors des atteintes du vent. Tel est l’arrêt. Rien de plus.

L’IMPÉRATRICE

C’est bien. Je méditerai ces énigmes. Va en paix, noble vieillard.

L’ATROLOGUE

Que le ciel propice verse tous ses bienfaits sur la dynastie lumineuse.

Il se retire. Le jour commence à paraître. Les plates-bandes de fleurs qui sont au premier plan, près de la rampe, déjà s’éclairent : ce sont des fleurs jaune impérial.

L’IMPÉRATRICE, aux suivantes.

Par grâce, une fois dans ma vie, qu’on me laisse seule ; aucun soin ne m’est nécessaire. Allez !

Les servantes remontent et rentrent dans le pavillon.

Scène III

L’IMPÉRATRICE, seule.
L’IMPÉRATRICE, au bas du sentier impérial, appuyée aux balustres de marbre.
L’« orage » a dit le vieillard… L’orage, il

viendra du Nord comme toujours… Nuées noires à l’horizon, les armées qui s’avancent contre mon simulacre d’empire ; nuées noires, les armées de l’Empereur tartare… Mais ce « flambeau qui éclairera l’avenir », quel est-il ?… Ah !… Mon fils sans doute !… Oui, c’est cela : mon fils !… L’« abriter », a-t-il dit, le cacher, l’éloigner, peut-être, de ce palais menacé de toutes parts ; me séparer de lui, dans le danger suprême : c’est cela qu’on me demande encore… Toujours l’angoisse, toujours le sacrifice… Et c’est à moi de guider tout un peuple, quand la force me manque pour me guider moi-même… Oh ! celles qui peuvent s’appuyer sur un bras robuste ! Oh ! celles qui ont pour les aider les conseils d’un esprit viril et clairvoyant ! Oh ! les épouses qui trouvent dans le cœur de l’époux un refuge à leur faiblesse !… Mais je suis l’Impératrice, moi, et l’Impératrice veuve, seule et trop haute, n’ayant même plus d’égal à qui confier mes anxiétés et mes défaillances… (Elle s’avance au milieu des fleurs du parterre.) Eh bien ! entendez la confession qui m’étouffe, ô vous fleurs du matin, humides de rosée fraîche !… Esprits légers qui planez sur les parterres à l’aube du printemps, écoutez-moi, puisqu’il faut que je parle et que quelqu’un m’entende : cet homme, vous savez, celui d’hier, dont le regard tyrannique et caressant ne ressemble à aucun autre, il a troublé la triste souveraine, et voici qu’à l’heure du grand péril, elle ne s’appartient plus… Il n’est qu’un de ses sujets, et elle aimerait lui obéir…


Scène IV

Les Mêmes, La Grande Maîtresse des cérémonies, Deux Suivantes.
LA GRANDE MAÎTRESSE, se prosternant.

Je dois avertir Votre Majesté que l’heure matinale, fixée pour les audiences de congé, est proche.

L’IMPÉRATRICE

C’est bien. Je rentre.

LA GRANDE MAÎTRESSE

Tout est prêt pour la toilette de l’Impératrice. Quels sont les ordres ?

L’IMPÉRATRICE

Je recevrai ici et en simplifiant, le plus possible, le fastidieux cérémonial.

LA GRANDE MAÎTRESSE, toujours prosternée.

Les devoirs de ma charge m’obligent à faire observer à Votre Majesté que ceci est contraire aux rites : les audiences doivent avoir lieu dans la salle du trône, et s’accomplir d’après toutes les règles de l’étiquette séculaire.

L’IMPÉRATRICE

Nous sommes au-dessus des rites et des règles : j’ai dit ma volonté.

LA GRANDE MAÎTRESSE

Les ordres de Votre Majesté vont être transmis aux officiers du palais, qui aviseront les princes et les grands.

L’IMPÉRATRICE

C’est bien.

La grande maîtresse se relève et sort.

Scène V

L’IMPÉRATRICE.

Sortie du parterre, elle s’arrête avant de monter par le sentier de marbre, et se retourne vers les fleurs.

Gardez-le-moi, ô fleurs du matin, ce secret que je vous ai confié. Maintenant il s’est échappé de mon âme !… Pour qu’il n’y rentre jamais, enfermez-le, ô fleurs, dans vos calices. (Elle monte de quelques pas.) Et vous. Ombres ancestrales, que j’implore une dernière fois, secourez votre fille impuissante à triompher de soi-même. Rendez invulnérable mon cœur, puisque vous m’avez appelée à la mission souveraine ; donnez-moi la force de repousser tout ce qui n’est pas ma noble tâche. Oh ! faites que je ne songe plus qu’à « la coupe trop pleine qu’il faut porter sans qu’elle déborde ! »

Elle continue de remonter.

Scène VI

PORTE-FLÈCHE, Des Serviteurs.

Ils entrent précipitamment par le parterre qui est au pied des escaliers. Porte-Flèche, levant la tête, reconnaît l’Impératrice qui s’éloigne par le sentier impérial ; il fait un signe d’alarme à ceux qui le suivaient, et tous se jettent terrifiés la face contre terre. Dès qu’Elle a disparu, Porte-Flèche fait signe aux serviteurs de se relever.

PORTE-FLÈCHE, aux serviteurs.

Mettez le trône ici, et placez ce siège tout auprès, pour le cas où l’Impératrice accorderait à quelque privilégié la faveur de s’asseoir. (À d’autres.) Disposez les parfums dans les cassolettes et que les filles d’honneur n’aient plus qu’à les allumer.

Entrent les gardes. Il les place au pied des escaliers.

Scène VII

Les Mêmes, PRINCE-FIDÈLE, ministre et général en chef, PRINCE-AILÉ, général et grand secrétaire, LE PEUPLIER, ministre, LUMIÈRE-VOILÉE, conseiller, Chambellans, Conseillers, Mandarins, etc. Ils entrent successivement, puis L’EMPEREUR TARTARE et PUITS-DES-BOIS.
LE PEUPLIER, à Prince-Fidèle.

Si Votre Excellence voulait dire un mot pour moi à l’Impératrice, mes désirs seraient comblés et j’obtiendrais le globule rouge, que j’ai gagné par mes services.

PRINCE-FIDÈLE

Je connais vos mérites et je sais ce que vous valez. Mais, croyez-moi, la vraie grandeur est au-dessus des grandeurs. Nous vouons notre vie à une noble cause, pour la joie de la voir triompher, et non dans l’espoir d’un salaire. Si nous mourons à la tâche, notre nom brillera d’un éclat plus durable, je vous l’assure, que celui d’un rubis au sommet de votre chapeau… Cependant, soyez tranquille, je m’emploierai à vous le faire obtenir, puisque vous l’ambitionnez.

LE PEUPLIER

Je vous en serai reconnaissant jusqu’à mon dernier jour.

Il salue et s’éloigne.
PRINCE-AILÉ

Puis-je m’enquérir de votre santé si précieuse ?

PRINCE-FIDÈLE, saluant.

Que vous êtes bon de vous inquiéter d’une si négligeable chose ! Ma santé est bonne, merci. J’ose espérer que la vôtre, d’un prix infiniment supérieur, se maintient excellente, pour notre joie à tous.

PRINCE-AILÉ, resaluant.

Vous me voyez confus d’une sollicitude que je mérite si peu. Merci, je suis bien. J’atteins sans trop de peine le chiffre, encore bien misérable, il est vrai, qui marque le nombre de mes années.

PRINCE-FIDÈLE

Avez-vous pu voir ce serviteur de nos ennemis, qui est le vice-roi de Nang-King ?…

PRINCE-AÎLÉ

Je l’ai vu et je lui ai dicté le rapport qu’il convenait d’envoyer à Pékin, mais j’ai dû payer chèrement sa discrétion.

PRINCE-FIDÈLE

Si nous gagnons par là quelques jours de répit, il ne faut pas regretter l’appât jeté dans la gueule du Tigre : les trésors des Ming, heureusement, sont loin d’être épuisés et les souterrains, inconnus des Tartares, en recèlent encore, plus qu’il n’en faut pour soutenir la guerre.

Ils s’éloignent en causant.
LUMIÈRE-VOILÉE, causant avec un conseiller.

C’est la manière d’obtenir des calebasses d’un rouge magnifique : on greffe le jeune plant avec des crêtes de coq…

UN CONSEILLER

Des crêtes de coq !… Se peut-il ?

LUMIÈRE-VOILÉE

On les enfouit à côté des racines et il faut faire passer les tiges à travers la chair…

UN SECRÉTAIRE

Je connais aussi un procédé pour obtenir des courges d’un bleu céleste.

LE CONSEILLER, à Lumière-Voilée.

D’où tenez-vous la recette ?

LUMIÈRE-VOILÉE

Je l’ai lue dans le Tou-Tien-Chan, un ouvrage en vingt volumes qui contient vraiment les plus curieux secrets de l’horticulture.

Ils passent.
UN OFFICIER

Que notre Impératrice est bonne de nous donner audience en plein air, au milieu des fleurs !…

UN GROS MANDARIN

Et de nous dispenser des prosternements ; à mon âge, avec ma corpulence, cet exercice est très pénible, et l’on est, vous ne l’ignorez pas, si facilement ridicule !…

PRINCE-AILÉ, à Prince-Fidèle, en regardant de loin l’Empereur Tartare et Puits-des-Bois.

J’ai rencontré une fois le gouverneur du Sud, mais je dois le confondre avec un autre, car je me souviens d’un personnage tout différent de celui-ci. Cependant, si j’avais déjà vu ces yeux-là, il me semble qu’ils seraient restés dans ma mémoire.

PRINCE-FIDÈLE

En effet, il a une expression de visage et une dignité peu ordinaires.

L’EMPEREUR, à Puits-des-Bois.

Pourquoi sembles-tu si inquiet ?

PUITS-DES-BOIS, bas.

Pourquoi ?… Je suis certain d’avoir reconnu, ici, dans le palais, deux officiers de Pékin, déguisés, comme nous le sommes nous-mêmes.

L’EMPEREUR

Vraiment ?… Sans doute des espions lancés à ma poursuite.

PUITS-DES-BOIS

Je ne le crois pas… Plutôt les chefs d’un complot, dirigé contre Nang-King peut-être pour surprendre la ville… Il faut la quitter au plus vite. Tout est prêt, les chevaux sellés, le navire sous vapeur… Vous vouliez vous rendre compte par vos propres yeux ; vous avez réussi, maintenant partons.

L’EMPEREUR

Partir avant d’avoir revu une dernière fois l’Impératrice ! Oh ! non, rien ne pourrait me faire renoncer à cette faveur, qui est devenue, pour moi, la chose la plus enviable qui soit au monde.

PUITS-DES-BOIS

À chaque minute, ici, nous jouons notre tête… Au moins, dès que vous aurez votre congé, je vous en supplie, ne vous attardez pas un instant…

L’EMPEREUR

Je te le promets.

PUITS-DES-BOIS

Le Prince-Fidèle a tourné plusieurs fois ses regards vers nous, et vous ne pouvez vous dispenser de le saluer. Il est premier ministre et général en chef, le plus important personnage d’ici : un grand cœur et un beau caractère. Son grade le place au-dessus d’un Vice-Roi.

L’EMPEREUR

Que pourrai-je bien lui dire ?

PUITS-DES-BOIS

Quelques banalités courtoises.

L’EMPEREUR

Saurai-je ?… (Il s’approche de Prince-Fidèle et le salue.) Illustre Prince ! puissiez-vous vivre de longs jours heureux !… C’est une largesse du ciel que d’être admis à contempler votre noble face, et à croiser du regard le feu de vos yeux…

PRINCE-FIDÈLE, rendant le salut.

En vérité, je pourrais vous dire de même… Mais, je vous en prie, laissons les compliments. Êtes-vous satisfait de votre gouvernement du Sud.

L’EMPEREUR

Cette région est la plus fidèlement rebelle de tout l’empire et elle est si lointaine que les ordres de répression se perdent en route. Les habitants refusent de payer l’impôt aux Tartares et le versent spontanément dans nos caisses.

PRINCE-FIDÈLE

Vous n’omettez pas de n’en accepter que la moitié, et de le refuser complètement, dans les mauvaises années ?…

L’EMPEREUR

Je n’ai garde de négliger ce soin, qui porte à son comble notre popularité.

PRINCE-FIDÈLE

Peut-être aimeriez-vous à vous rapprocher du trône, à obtenir un grade supérieur, plus digne de vos mérites. Usez de mon crédit, pour appuyer votre demande…

L’EMPEREUR

Je suis l’esclave de Sa Majesté, prêt à la servir dans le poste où elle voudra bien m’employer, mais je ne demande rien, et la bonne opinion que Votre Excellence a de mes mérites est pour moi la plus belle récompense.

PRINCE-FIDÈLE

Je vous félicite d’être sans ambition et de ne pas fixer le prix de votre dévouement… Notre souveraine va paraître.

L’EMPEREUR, à Puits-des-Bois.

M’en suis-je bien tiré ?

PUITS-DES-BOIS

Avec des mots bien dangereux. Ah ! que je voudrais vous voir hors d’ici.

L’EMPEREUR

Que ne puis-je y rester toujours !… Elle vient !


Scène VIII

Les Mêmes, L’IMPÉRATRICE, maintenant en costume d’apparat.

Dès qu’Elle paraît en haut de la terrasse, les parfums fument dans les cassolettes. Les gardes déploient les bannières qu’ils tenaient à la main. Les chambellans et les grands écuyers font la haie sur les marches de l’escalier en ployant un genou. Devant Elle on porte le parasol jaune à trois volants, à manche courbé en cou de cygne ; derrière, deux suivantes tiennent les hauts écrans de plumes, emblèmes de la souveraineté.

TOUS LES ASSISTANTS, à voix basse et les yeux baissés.

Dix mille années ! dix mille années ! dix mille fois dix mille années !…

L’IMPÉRATRICE

Le bonheur avec vous, mes fidèles : puissiez-vous vivre de longs jours !…

Elle descend, Prince-Fidèle et Prince-Ailé la reçoivent au bas des marches.
PRINCE-AILÉ

Les fleurs pâlissent d’envie à l’approche de notre souveraine.

PRINCE-FIDÈLE

Sa présence double l’éclat du jour.

PUITS-DES-BOIS, bas à l’Empereur.

Il est vrai qu’elle est aussi belle que la pivoine rose.

L’EMPEREUR

Dis plutôt que la fleur est à peine jolie comme elle.

L’IMPÉRATRICE, s’arrêtant aux dernières marches, entre les deux princes agenouillés.

Il est des heures où la nature parait plus splendide, la lumière du ciel plus rayonnante, où toutes les choses de ce monde semblent transfigurées et nouvelles, et l’âme alors se dilate comme dans la joie d’exister… Oh ! mes fidèles, malgré nos lendemains chargés de menaces, l’heure présente est, pour votre souveraine, une de ces heures si rares… (Plus à part et plus bas.) En moi la vie tout à coup est comme doublée : les ivresses et les espoirs inconnus emplissent éperdument mon cœur.

L’EMPEREUR, à Puits-des-Bois.

Ce que j’éprouve moi-même, elle vient exactement de l’exprimer… Avant cette heure qui rayonne, ami, je ne savais pas ce que c’était que vivre…

L’IMPÉRATRICE s’avance avec lenteur, s’arrêtant pour dire quelques mots aux personnages inclinés sur sa route ; — à Lumière-Secrète.

Vous désiriez le gouvernement de la forteresse de Tang-Men. L’Empereur vous accorde ce titre, et les apanages qu’il comporte.

LUMIÈRE-SECRÈTE, s’agenouillant.

Je redoublerai de zèle pour être digne d’une telle grâce.

L’IMPÉRATRICE

Faites ainsi… (Elle passe. Le Grand Écuyer remet un rouleau de satin jaune à Lumière-Secrète qui le reçoit toujours à genoux. À un officier.) L’Empereur vous nomme au grade supérieur, que vous avez su mériter si bien.

L’OFFICIER

Ma vie appartient à Vos Majestés, mon seul désir est de pouvoir la sacrifier utilement.

L’IMPÉRATRICE

Conservez-la pour notre service. ({On donne à l’officier un rouleau jaune.) J’offre à chacun de vous un léger cadeau, comme gage de ma bienveillance et souvenir de mon avènement…

TOUS

Dix mille années ! Dix mille fois dix mille années !

Des pages distribuent les présents.
PRINCE-FIDÈLE, présentant Le Peuplier.

Votre serviteur dévoué ambitionne de voir le corail de sa coiffure se changer en rubis. J’ose appuyer sa requête auprès de Votre Majesté.

L’IMPÉRATRICE

Recommandé par vous, le mérite est certain. J’accorde le grade avec plaisir.

LE PEUPLIER

Mon cœur déborde de reconnaissance.

L’IMPÉRATRICE, à l’Empereur Tartare.

Et vous, Prince, ne désirez-vous rien ? Êtes-vous trop fier, pour désigner la faveur qui vous plairait ?

L’EMPEREUR

Oh ! j’en demande une au ciel, une seule ! C’est qu’il retarde la fuite du temps et prolonge cette heure enivrante.

L’IMPÉRATRICE, d’abord surprise et comme blessée, le regarde longuement. Mais son regard s’attendrit et s’achève dans un sourire.

Est-ce que cela dépend uniquement du ciel ?

Elle s’assied sur le trône.
UN HÉRAUT, criant.

L’Impératrice accorde le thé !

TOUS

Dix mille années i…

Des échansons sentent le thé, les fruits et les gâteaux. Chacun reçoit la tasse en ployant le genou.

L’IMPÉRATRICE, faisant signe à l’Empereur tartare de s’asseoir sur le tabouret, auprès du trône.

Venez là, Prince : il y a aussi un présent pour vous.

UN GRAND SECRÉTAIRE, bas à un conseiller.

D’un mot, elle l’a créé Prince, et maintenant, elle lui permet de s’asseoir !…

LE CONSEILLER

Il n’a pas l’air surpris d’un tel honneur.

LE GRAND SECRÉTAIRE

C’est le favori de demain… Il va falloir compter avec lui.

L’IMPÉRATRICE

Vous avez donné à mon fils un bijou merveilleusement ciselé : un dragon, emblème du pouvoir impérial. Il en est ravi, et veut que je vous offre, en son nom, l’emblème des impératrices : un Phénix, aux ailes de saphirs et de rubis.

Lotus-d’Or s’approche et présente l’écrin sur un plateau.
L’EMPEREUR

Je veux le recevoir à genoux, et jurer qu’il ne me quittera jamais.

Il ploie un genou
L’IMPÉRATRICE, à Lotus-d’Or.

Lotus-d’Or, as-tu fait mettre, comme je te l’avais recommandé, un anneau pour le suspendre.

LOTUS-D’OR

Oui, Majesté !

L’EMPEREUR

Jusqu’à ce jour je n’avais vu que des nids d’oiseaux vulgaires, et l’oiseau incomparable, le Phénix, je n’y croyais pas. C’est aujourd’hui seulement que son existence m’est révélée par le témoignage de mes yeux charmés.

Il suspend le bijou à sa ceinture.
L’IMPÉRATRICE

Hélas ! le Phénix et le Dragon portent aujourd’hui des chaînes et ne peuvent s’élever aussi haut qu’ils le voudraient dans les nuées, dans les airs…

L’EMPEREUR

Ah ! que je souhaiterais être l’Empereur tartare qui règne à Pékin !…

L’IMPÉRATRICE

Quelle sombre et étrange idée ! Vous souhaiteriez être mon plus mortel ennemi ? Pourquoi donc ?

L’EMPEREUR

Pour tenter de mettre la Chine entière à vos pieds, vous rendre votre bien, et devenir, après, votre sujet le plus fidèle.

L’IMPÉRATRICE, souriant.

Quel rêve !… Mais de cet Empereur-là, je ne pourrais rien accepter… que la mort. Ne désirez pas être un autre que vous-même, car nul, jamais, ne m’a inspiré une aussi subite et profonde sympathie. Ne quittez pas encore le palais… Attendez mes ordres : puisque vous n’avez pas d’ambition, je veux en avoir à votre place, et vous garder, peut-être, plus près de moi… Au revoir.

L’EMPEREUR se lève et s’incline.

De près ou de loin, ma pensée demeure prosternée aux pieds de Votre Majesté. (Il s’éloigne, bas à Puits-des-Bois.) Ami, sous mon déguisement, je triomphe ! Pour la première fois, depuis trois cents ans, une Chinoise donne son amour à un Tartare !

PUITS-DES-BOIS

Oui, emportez-la, cette glorieuse joie ; mais, de grâce, partons vite !…

On offre le thé à l’Empereur ; peu à peu il se dérobe, entraîné par son ministre.
LE CONSEILLER, au secrétaire.

Il ne s’agenouille même pas pour recevoir le thé impérial.

LE SECRÉTAIRE

Il comprend qu’il peut déjà tout se permettre.

L’IMPÉRATRICE, à part, rêveuse.

Je ne suis plus maîtresse de ma volonté… Les mots s’envolaient de mes lèvres, comme des oiseaux captifs qui retrouvent le ciel… Je me suis trahie… avec bonheur !…

Une rumeur, des cris, tous les assistants effrayés. Des officiers du palais entrent précipitamment. La main sur la garde de leur sabre, Prince-Fidèle et Prince-Ailé s’approchent, comme pour la défendre, de l’Impératrice qui s’est levée du trône.


Scène IX

Les Mêmes, moins L’EMPEREUR et PUITS-DES-BOIS, Des Officiers du Palais, PORTE-FLÈCHE.
L’IMPÉRATRICE

Qu’y a-t-il ?

UN OFFICIER

Un complot !

UN AUTRE

Il est déjoué !

PORTE-FLÈCHE, s’agenouillant.

Notre jeune Empereur est sauf !

L’IMPÉRATRICE, avec un cri.

Mon fils !… C’était contre mon fils !… Où est-il, mon fils ?…


Scène X

Les Mêmes, L’ENFANT, avec ses femmes et ses gardes.
L’ENFANT, court vers sa mère et ploie le genou.

Me voici, mère !…

L’IMPÉRATRICE

Ah !… toi !… (Elle le relève et l’entoure d’un de ses bras.) Maintenant j’ai la force d’entendre… Parlez !

PORTE-FLÈCHE

Divine souveraine, deux espions tartares se sont introduits dans le palais avec le monstrueux dessein d’enlever notre jeune empereur. Comme des tigres aux aguets, ils s’étaient cachés dans les buissons. Ils en sont sortis, à r improviste, et ont osé porter la main sur la personne sacrée de votre fils.

L’ENFANT

Mère ! ils m’ont jeté un voile sur la tête, en me serrant la gorge…

L’IMPÉRATRICE

Oh !…

L’ENFANT

Je ne pouvais pas crier, mais je me suis bien débattu. Oh ! c’est que je suis fort, moi !…

PORTE-FLÈCHE

Nous faisions bonne garde. Les femmes, avec des cris d’horreur, ont appelé au secours ; nous sommes accourus et nous avons saisi les criminels.

L’IMPÉRATRICE

Ah ! vous les tenez !… Qu’on me les amène !

Porte-Flèche se relève et s’éloigne, l’Impératrice se rassied.
PRINCE-AILÉ

Leur procès ne sera pas long.

PRINCE-FIDÈLE

Le ciel veillait sur son jeune fils, et l’a sauvé.

TOUS

Dix mille années, dix mille fois dix mille années.


Scène XI

Les Mêmes, Deux Espions, les mains attachées, chacun tenu par deux gardes. On les précipite à genoux devant le trône.
PRINCE-AILÉ

Qui êtes-vous ?

PREMIER ESPION

Les serviteurs fidèles de la dynastie des Tsin.

PRINCE-AILÉ

D’où venez-vous ?

DEUXIÈME ESPION

De l’unique capitale du grand et pur Empire.

PRINCE-AILÉ

Votre crime est flagrant, et n’a pas besoin de preuves, qu’avez-vous à dire ?

PREMIER ESPION

Rien.

DEUXIÈME ESPION

Eh bien, oui ! Nous voulions enlever l’enfant pour avoir un otage et vous tenir mieux à notre merci. Nous ne dirons rien de plus. Bouche close.

PRINCE-AILÉ

Nommez vos complices.

DEUXIÈME ESPION

Nous ne parlerons pas.

PRINCE-AILÉ

Oh ! oh ! oh ! on en a fait parler d’autres. (À l’Impératrice.) La torture, tout de suite, n’est-ce pas ?

L’IMPÉRATRICE

La torture, non. La mort. Qu’ils meurent à l’instant.

PRINCE-FIDÈLE, à l’Impératrice.

J’ose faire observer à Votre Majesté qu’il vaudrait mieux, peut-être, garder ces hommes dans un cachot. Nous ne savons pas qui ils sont, ni de quelle importance aux yeux de l’ennemi. Quels secrets, sans doute, on pourrait tirer de ces deux têtes !…

L’IMPÉRATRICE

Quoi ! après ce qu’ils ont fait, vous voulez qu’ils voient encore la lumière du jour ?… Songez qu’ils ont porté la main sur l’être sacré en qui vit tout votre espoir ; qu’ils ont meurtri ce cou frêle comme la tige d’une fleur. L’enlever comme otage, disent-ils ! Est-ce que je sais, moi, s’ils n’allaient pas plutôt tuer mon enfant !

TOUS

Oh ! oh ! à mort ! à mort !…

L’IMPÉRATRICE

Oui ! à mort ! Et qu’ils soient jetés aux bêtes mangeuses de cadavres ; pour sépulture, le ventre des corbeaux et des chiens ! Faites !

Prince-Fidèle fait un signe, on relève les condamnés.
PREMIER ESPION

Nous avions joué notre vie, nous avons perdu, nous acceptons la mort.

DEUXIÈME ESPION

Nous serons promptement vengés par l’armée formidable qui marche contre vous et sera demain sous vos murs.

TOUS

À mort ! à mort !

On entraîne les condamnés.

Scène XII

Les Mêmes, moins Les Espions, PORTE-FLÈCHE et Les Gardes.
L’IMPÉRATRICE, à l’enfant.

Ô mon bien-aimé ! Ô vous, qui portez le doux nom de Fils du Printemps, j’ai donc failli vous perdre ?…

L’ENFANT

Dis ; on va faire mourir ces hommes ?

L’IMPÉRATRICE

C’est la moindre punition qu’ait mérité leur crime.

L’ENFANT

Non, c’est trop, puisqu’ils ne m’ont pas tué.

L’IMPÉRATRICE

Mais ils voulaient votre mort : la peine est trop douce. Et voyez, je leur ai pourtant épargné la torture… Maintenant, je n’oserai plus m’éloigner de vous ; non, même pour une minute, ô mon diamant sans prix, vous ne serez plus jamais hors de ma vue.

PRINCE-FIDÈLE

Ô ma souveraine ! Qu’il me coûte d’être contraint de déchirer votre cœur en vous indiquant ce que nous croyons être votre cruel devoir, nous dont Votre Majesté daigne écouter les conseils. Depuis bien des jours, nous avions résolu de parler, et nous reculions devant cette pénible tâche. Mais aujourd’hui, l’heure est trop grave…

L’IMPÉRATRICE

Oh ! qu’allez-vous dire ?

Elle descend du trône.
PRINCE-FIDÈLE

Hélas ! mes paroles vont être comme la bise de neige qui en automne fait tomber les fleurs.

L’IMPÉRATRICE

J’ai déjà froid jusqu’à l’âme.

PRINCE-FIDÈLE

Il faut pour un temps, vous séparer de votre fils !

L’IMPÉRATRICE, baissant la tête.

J’avais compris !

PRINCE-FIDÈLE

L’Espoir de tous, la Victoire future, notre jeune Empereur !… Il doit être à l’abri des hasards de la guerre, en sûreté, loin d’ici dans quelque province inaccessible.

L’IMPÉRATRICE

« Que le précieux flambeau qui éclairera l’avenir soit mis hors des atteintes du vent, » ainsi l’astrologue a parlé. Oui, l’aveugle a vu dans l’invisible. Voici que l’énigme de ses paroles est expliquée !…

PRINCE-FIDÈLE

Il faut obéir à l’oracle : le malheur, lorsqu’il est prévu, peut être évité encore. Prince-Ailé, et vous Lumière-Voilée, sages conseillers, votre avis est-il pareil au mien ?

PRINCE-AILÉ

Il est pareil de tous points.

PRINCE-FIDÈLE

Et vous tous, nobles chefs, savants lettrés, dignitaires, votre pensée est-elle aussi qu’il faut éloigner le jeune Empereur ? (Tous inclinent la tête en silence.) Et non pas demain, non pas ce soir, hélas ! car chaque minute aggrave le péril !… Dés maintenant, si Votre Majesté consent au sacrifice.

L’IMPÉRATRICE

Oh ! vous me prenez dans un cercle de fer, que vous resserrez, que vous resserrez trop vite… Mais où donc sont-elles, les armées du Tartare ?… Pas sous nos murs encore, nous ne sommes pas investis ! Les routes sont ouvertes… Elle serre son fils contre elle-même.) Laissez-le moi encore un jour. Au moins, donnez-moi le temps de trouver de la force, pour accepter le désespoir… Je suis l’Impératrice, oui ; mais je suis aussi une mère !… À une mère, on n’enlève pas son enfant comme on arrache une fleur de sa tige… Attendez !…

PRINCE-FIDÈLE

Attendre, ô ma souveraine ! Mais votre chagrin ne serait-il pas infiniment plus affreux si un malheur arrivait par la faute d’une tendre faiblesse ? Songez au désordre d’un siège, à l’horreur et aux risques des combats ! Remercions le ciel d’avoir le temps encore d’y dérober notre jeune maître. Dès que le danger sera conjuré, il vous reviendra.

L’IMPÉRATRICE

Ah ! non, ne parlez pas de retour, pour leurrer ma détresse, comme on fait aux enfants !… Laissons l’avenir, qui est nébuleux et noir… Mais la sagesse a parlé, et ma révolte est passée, j’aurai la force de me soumettre. (À l’enfant, qu’elle tient toujours serré contre elle-même.) Mon fils ! il faut, pour quelque temps, vous éloigner de moi… Ah ! les larmes noient mes yeux à cette idée. Mais si je pense à vous garder en ce palais au milieu de si terribles dangers, l’angoisse broie mon cœur dans ses serres… Mon bien-aimé, il faut partir…

L’ENFANT, l’entourant de ses bras.

Quoi ! À cause des Tartares, partir ? Mais je n’ai pas peur, moi !… Est-ce que vous le croyez, que j’ai peur ?… Vous restez bien, vous, ma mère, et, où vous restez, je resterai aussi… À cause des Tartares, quitter ma mère ? Je ne veux pas ! Vous m’entendez tous : non, je ne veux pas !

L’IMPÉRATRICE

Mon fils !… Votre courage sera plus grand encore de me dire adieu. Et il faut vous montrer digne, déjà, de votre mission haute et surhumaine. Songez que vous n’êtes pas un enfant ordinaire. Sous votre chair de fleur, dans le délicat réseau de vos veines, une sève divine est enfermée ; la dynastie de la Lumière aboutit à vous seul. Ô mon bien-aimé 1 Vous êtes le Fils du Ciel.

L’enfant, très pensif, baisse la tête.
PRINCE-FIDÈLE

Levez le front, ne le courbez pas devant l’éblouissement du nom lumineux de vos ancêtres. Déjà il vous faut maîtriser vos sentiments. Votre cœur, vous le devez à ce peuple innombrable, qui est vaincu, et opprimé, qui attend de vous sa délivrance ; à lui seul appartiennent vos pensées, vos actions, votre vie même.

L’ENFANT, triste et grave.

Je partirai… Je ne pleurerai pas…

L’IMPÉRATRICE

À qui le confierons-nous, notre bien suprême ? car vous y avez pensé déjà, je devine que vos plans sont faits.

PRINCE-FIDÈLE

Notre jeune Empereur a montré, sans le connaître, de la sympathie au vice-roi du Sud, qui est justement le mieux situé pour lui offrir un inviolable asile. Mon avis est qu’il lui soit confié.

L’IMPÉRATRICE, à l’enfant.

Cela vous plairait ?…

L’ENFANT

Oui.

L’IMPÉRATRICE

C’était aussi ma pensée. Ce vice-roi est certainement encore au palais, attendant mes ordres. (À Porte-Flèche.) Faites-le appeler.

Porte-Flèche sort.
PRINCE-FIDÈLE, aux femmes.

Préparez tout pour un départ immédiat. Vous ne quitterez pas votre maître.

L’IMPÉRATRICE, à l’enfant.

Je les envie. Je voudrais être, aujourd’hui, seulement votre servante.

PRINCE-FIDÈLE, aux gardes

Une escorte de cinq cents hommes, choisis et bien armés. (Les gardes sortent. À Prince-Ailé.) Prince, vous accompagnerez l’Empereur, et dès qu’il sera en sûreté, vous reviendrez prendre votre place dans nos rangs.

PRINCE-AILÉ

Je m’efforcerai d’être digne de votre confiance ; mes préparatifs seront brefs.

Il sort.
PRINCE-FIDÈLE, aux assistants.

À vos postes, maintenant, nobles défenseurs des Fils du Ciel. Nous sommes toujours prêts à la guerre, je le sais, mais fortifions-nous encore. Et élevons nos courages, préparons aussi nos âmes… Que des émissaires soient détachés à l’instant même pour déterminer exactement la position et l’importance de l’armée qui marche sur nous. (L’Impératrice fait un geste.) Vous avez votre congé.

Les assistants sortent successivement, après une génuflexion.
L’IMPÉRATRICE, à l’enfant.

Je vous contemple, pour graver dans ma mémoire vos traits adorés ; j’en emplis mes yeux, comme si je n’en connaissais pas intimement la moindre inflexion, la moindre ligne ; mais ils vont m’échapper… Je voudrais les sculpter dans le marbre, et le souvenir est inconsistant comme l’eau…


Scène XIII

Les Mêmes, PRINCE-AILÉ, revient précipitamment.
PRINCE-AILÉ, à Prince-Fidèle.

Un courrier vient d’arriver, qui apporte une singulière nouvelle.

L’IMPÉRATRICE

Qu’y a-t-il encore ?

PRINCE-AILÉ

Le vice-roi du Sud envoie dire à Votre Majesté que, s’il n’a pu arriver au palais pour la cérémonie à laquelle il était convié, c’est qu’il a été fait prisonnier au moment où il allait entrer à Nang-King.

L’IMPÉRATRICE

Mais le vice-roi était ici.

PRINCE-AILÉ

Ce n’était pas le véritable.

L’IMPÉRATRICE

Ce n’était pas le véritable !

PRINCE-AILÉ

On l’a gardé sur un navire, mais sans lui faire aucun mal, et même en l’entourant d’égards… Comment il s’est échappé, sa lettre le raconte…

PRINCE-FIDÈLE

En l’entourant d’égards ? Que veut dire encore cela ? Les espions des Tsin sont moins généreux !…


PRINCE-AILÉ

Le vice-roi expédie ce courrier en toute hâte ; il attend des ordres pour venir se prosterner au pied du trône et demander son pardon.

L’IMPÉRATRICE

Alors, cet homme, qui était ici ?… Oh ! de quelle trame effrayante sommes-nous donc enveloppés ?… Et j’allais moi-même livrer mon fils à cet inconnu !… Je lui avais donné l’ordre de rester encore : courez ! peut-être n’est-il pas parti.

PORTE-FLÈCHE, revenant.

Le pavillon est vide : ce rouleau de soie, à l’adresse de Votre Majesté, était placé de façon à attirer les regards.

L’IMPÉRATRICE, vivement.

Donnez !… (Porte-Flèche remet le rouleau à Prince-Fidèle, qui le donne à l’Impératrice. À part.) Dans mon rêve… ce serpent venu pour m’enlacer… Alors, c’était lui ! (Elle s’écarte un peu pour lire.) Des vers !… Dans mon trouble, j’aurai peine à les lire. Et puis le sens en paraît si mystérieux !… (Aux officiers les plus proches.) Vingt cavaliers, lancés au galop, dans toutes les directions, à sa poursuite… Et qu’on fouille aussi la ville dans nos alentours. Cent mille taëls à qui me ramène cet homme. Allez ! (Deux officiers s’inclinent et sortent en courant. À Prince-Fidèle, en lui tendant le rouleau de soie.) Lisez, vous, Prince-Fidèle.

PRINCE-FIDÈLE, lisant :

Masque inconnu de tous, guettant votre passage.
Vous m’avez regardé sans voir mon vrai visage
Vous m’avez écouté sans entendre mon cœur ;
Mais vienne le triomphe, alors jetant le voile.
Je vous protégerai comme une sûre étoile,
Quand tout s’inclinera sous le Dragon vainqueur.

Le traître est un fin lettré, mais il ne se démasque pas.

PRINCE-AILÉ, à l’enfant.

Votre Majesté ne va plus garder, pendu à son cou, comme une relique, ce présent qu’il tient d’un imposteur.

L’ENFANT, vivement.

Si ! je le garderai. J’ai pensé à mon père mort, en voyant cet homme, et, quand il m’a dit qu’il voudrait m’avoir pour fils, il retenait des larmes.


L’IMPÉRATRICE

L’instinct des enfants ne les trompe pas… Moi, non plus, je ne peux croire que cet inconnu nous voulait du mal… Attendons encore, pour le haïr…

Elle tend la main et reprend le poème, qu’elle place sur sa poitrine, dans l’entre-croisement de sa robe.


Scène XIV

Les Mêmes, Les Femmes, PORTE-FLÈCHE.
PREMIÈRE FEMME

Nos préparatifs sont terminés.

PORTE-FLÈCHE

L’escorte est prête.


L’IMPÉRATRICE, attirant son fils.

Oui ! Mais à qui maintenant confiez-vous votre Empereur ? Prenons le temps de penser, au moins !… Ou alors, pour qu’il y ait une telle urgence, c’est que vous m’avez trompée, nous sommes investis ?… Où est-elle, l’armée tartare ? Je ne suis pas une idole enfermée dans un tabernacle : qu’on me dise la vérité !… Où est-elle ?

PRINCE-FIDÈLE

Tout près, et formidable !… Les émissaires nous fixeront mieux ce soir… Pour ne pas assombrir le front de Votre Majesté, pendant les journées radieuses de l’investiture, nous avions dissimulé, c’est vrai. Pardonnez-nous.

L’IMPÉRATRICE

C’est bien… Et maintenant, mon fils, à qui ?…

PRINCE-FIDÈLE

Au vice-roi du Sud, toujours, au véritable, nous le confierons ; son dévouement de dix années est à l’épreuve de tout. Donc, il s’agit de marcher à sa rencontre, et que, sans perdre une heure, il rebrousse chemin vers le Yun-Nam avec son précieux dépôt. Pour cela, partir à l’instant même, afin que la jonction des deux escortes ait lieu avant la tombée de la nuit. (À Prince-Ailé.) Prince, jusqu’à nouvel avis, restez auprès de l’Empereur. Établissez une communication constante avec la frontière, et, à la première alerte, emmenez l’enfant hors de l’Empire.

L’IMPÉRATRICE

Et que, chaque jour, un courrier m’apporte des nouvelles… aussi longtemps du moins que les routes seront libres autour de nos murs et nos portes ouvertes.

PRINCE-AILÉ

Je veillerai à tout, ne me fiant qu’à moi-même.

PRINCE-FIDÈLE

Et nous savons tout le prix de votre vigilance…

Un des officiers, qui était parti tout à l’heure sur un signe de l’Impératrice, arrive en hâte.

L’OFFICIER

Les cavaliers sont rentrés… On les a vus, les deux fuyards, l’homme et son complice ; ils avaient des chevaux qui dévoraient l’espace… Un de ces navires rapides, comme en ont les barbares d’Occident, attendait au bord du fleuve ; il les emporte à cette heure, avec la vitesse de la foudre. Toute poursuite serait vaine.

L’IMPÉRATRICE

Je m’y attendais… Lui, se laisser reprendre comme un fuyard vulgaire !… Non ! Je savais qu’il emporterait avec lui le mystère qu’il lui a plu de garder.

PRINCE-FIDÈLE, à l’Impératrice.

Majesté, l’heure est venue, l’heure presse…

L’IMPÉRATRICE

Oui, je suis prête… Rien qu’un instant, une suprême minute encore. (Elle conduit le petit Empereur jusqu’au trône, où elle le fait asseoir.) Laissez-moi rendre au Fils du Ciel l’hommage qui lui est dû. (Elle s’agenouille.) Que votre vie soit heureuse et longue ! Votre règne paisible et prospère. (Elle s’incline trois fois.) Que votre dynastie dure éternellement.

Les hommes et les femmes se sont prosternés.
L’ENFANT, qui retient ses larmes.

J’ai promis de ne pas pleurer.

L’IMPÉRATRICE

Puissent le triomphe et la gloire vous ramener ici bientôt.

Elle se relève. L’enfant descend du trône, s’approche de l’Impératrice et s’agenouille à son tour.

L’ENFANT

Dis, mère, ce n’est pas pour longtemps que je m’en vais ?…

L’IMPÉRATRICE, se penchant vers son fils pour l’embrasser désespérément.

Non, mon bien-aimé, non… Pour peu de jours, s’il plaît à nos Dieux que j’implore !… Aie du courage, chère petite fleur !… (Aux femmes.) Allez, maintenant.

Les femmes entraînent le petit Empereur, Il sort, les regards toujours fixés sur sa mère.


Scène XV

L’IMPÉRATRICE, PRINCE-FIDÈLE, Quelques Filles d’honneur.

L’Impératrice le regarde s’éloigner, puis monte les marches de la terrasse pour le voir encore et, quand il a disparu, jette un grand cri, en se tordant les bras.

PRINCE-FIDÈLE

Bonne souveraine, prenez courage.

L’IMPÉRATRICE

Ah ! non, laissez, je suis à bout de force !… J’ai bien fait ma souveraine, n’est-ce pas, tant qu’il était là, mon enfant ?… À présent qu’il est parti, laissez-moi être une femme, laissez-moi être sa mère !… Je ne le reverrai jamais, lui, que vous venez de m’enlever, jamais, entendez-vous !… Je le sens, je le sais !… Puisque nous sommes au-dessus des hommes, que le Ciel pour nous soit juste et nous donne une force surhumaine !… Pourquoi avons-nous un cœur comme les autres et des sanglots qui le brisent ?… Ah ! celles qui mendient, en haillons, dans les rues, sont moins misérables !… Il ne leur vient pas un bel espion charmeur, pour faire chanceler leur âme, et puis s’enfuir… et, après, on ne leur arrache pas leur enfant !… Votre Impératrice, tenez, elle voudrait être la mendiante, qui a faim, qui a froid, mais qui serre son petit sur sa poitrine…, oui, la mendiante, je vous dis, qui tend la main aux passants, assise sur les marches d’un temple !…

Elle se jette en sanglotant sur les marches de la terrasse. — Rideau.